On les annonçait exemplaires. Force est de constater qu’avant même l’heure du bilan, les « chantiers du siècle » du Grand Paris Express et des Jeux olympiques 2024 ne tiennent pas la promesse. Au fil des semaines, les affaires d’accidents du travail et de travail dissimulé s’accumulent. Dernière en date : la révélation par la CGT de l’emploi de douze travailleurs sans-papiers sur le chantier du village des athlètes, par un sous-traitant de l’entreprise de construction GCC.
Le 8 juin dernier, le parquet de Bobigny a ouvert une enquête pour « emploi d’étrangers sans titre », « recours au travail dissimulé » et, surtout, « exécution en bande organisée d’un travail dissimulé » à ce sujet. Les investigations ont été confiées à la brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP).
Racontée en détail par L’Équipe puis par L’Humanité, cette affaire est remontée au plus haut sommet de l’État assure auprès de basta! une source proche du dossier. Les douze ouvriers ont ensuite été régularisés immédiatement. Début mai, la CGT s’en félicitait dans un communiqué.
« Les victimes de ce système, ce sont les travailleurs »
« L’exposition médiatique et politique est importante sur les JO et elle a servi notre combat », affirme Hervé Ossant, secrétaire de l’unité régionale d’Île-de-France de la CGT, en charge pour la confédération du dossier JO 2024. Dans le même communiqué de mai, l’organisation syndicale expliquait avoir fait « une demande officielle au DRH de GCC » pour que ces travailleurs soient embauchés en CDI. « Aujourd’hui, on est à deux, voire un seul de ces travailleurs embauché, constate Hervé Ossant. Il va falloir que l’entreprise tienne sa parole. Car les victimes de ce système, ce sont bien les travailleurs. »
Après cette révélation qui a fait grand bruit, la maire de Paris Anne Hidalgo, ancienne inspectrice du travail, aurait adressé un courrier à ses anciens confrères pour les enjoindre à effectuer plus de contrôle. Pour surveiller ces chantiers hors normes, une unité spéciale au sein de l’inspection du travail a été créée, « l’unité régionale d’appui et de contrôle des grands chantiers », comme Basta! vous le racontait déjà en mars. Mais si elle permet à des inspecteurs de se concentrer sur ces chantiers, la tâche demeure immense. Ils ne sont que sept au sein de cette unité pour plusieurs dizaines de sites et des milliers d’ouvriers… « Ce message a piqué au vif les collègues », glisse un inspecteur du travail, « surtout les chefs, qui ont donc décidé de multiplier les contrôles. Et dans le BTP, sur les chantiers des JO comme sur les autres, quand on creuse, on trouve… »
Quatre enquêtes en cours pour travail illégal, emploi de sans-papiers...
À la suite d’un contrôle, le 9 juin dernier, la DRIETTS (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi, c’est-à-dire l’inspection du travail) a mis au jour « des faits présumés de travail illégal sur un chantier connexe du village des athlètes », écrit dans un communiqué de presse la Solideo, la société de livraison des ouvrages olympiques, l’établissement public chargé des aménagements nécessaires à l’organisation des JO. La Solideo « condamne fermement ces pratiques », explique avoir « résilié le contrat de l’entreprise incriminée, pour faute » et « décidé de porter plainte contre cette dernière auprès du procureur de la République ».
Selon nos informations, au moins trois autres enquêtes sont également en cours à la DRIETTS pour des fraudes diverses (travail illégal, minoration salariale et emploi de sans-papiers) sur les chantiers des JO. « Ces enquêtes concernent essentiellement des PME, pour une grosse dizaine de travailleurs, dont le mode d’emploi pose problème », indique une source proche du dossier. À ce stade des investigations, les montants des fraudes aux cotisations et aux impôts sont estimés à plusieurs centaines de milliers d’euros. « Aujourd’hui, on en est entre 500 000 et 750 000 euros de fraude estimée, dit cette même source. C’est de la magouille classique dans le monde du BTP. Mais ça reste de la fraude pure et dure. »
Pourtant, lors de la préparation de ces chantiers, la Solideo a bien tenté de mettre en place des « solutions innovantes » avec l’ambition d’organiser des « Jeux olympiques socialement responsables », explique Hervé Ossant. Lors de notre précédente enquête sur les accidents de travail sur ces chantiers et sur ceux du Grand Paris, c’est d’ailleurs la réponse que nous avait apportée l’entreprise Solideo : « Dès juillet 2018, le conseil d’administration de la Solideo a adopté une charte en faveur de l’emploi et du développement territorial, dont la mise en place de chantiers exemplaires constitue un axe majeur. Le sujet de la santé, de la sécurité et des conditions de travail de l’ensemble des collaborateurs et singulièrement des compagnons œuvrant sur les chantiers olympiques est ainsi au cœur de nos préoccupations. »
Des actions reconnues par les différents acteurs des travaux. « On a travaillé ensemble pour avoir une charte sociale de haut niveau. C’est une première, avec l’ambition de dire qu’il y a eu un avant et un après les JO 2024 », souligne Hervé Ossant, de la CGT. « Les procédures sur ces gros chantiers sont extrêmement pointues », poursuit Samir Bairi, de la CFDT. « La Solideo essaye vraiment d’être réglo », confie-t-on à l’inspection du travail.
« La réalité rattrape les chantiers des Jeux olympiques »
Mais alors, pourquoi les affaires de fraudes patronales commencent-elles à s’empiler ? Là encore, tout le monde semble du même avis. « Bienvenue dans le monde du BTP », répondent tous nos interlocuteurs. « Dans le bâtiment, ce type de fraudes, c’est une réalité globale », souligne Jean-Albert Guidou, qui a mené l’enquête pour la CGT sur le réseau de sous-traitance qui employait les douze travailleurs sans-papiers maliens sur les chantiers des JO. « Nous, à la CGT, on n’est vraiment pas surpris qu’il y ait ces situations inacceptables, quand on voit l’état du secteur. Il n’y a pas de raison qu’une bonne fée se soit posée sur les chantiers des JO. »
Surtout, depuis le début de l’année, comme l’explique la Solideo sur son site, les travaux « montent en puissance ». Un nombre accru de chantiers, un pic à 8000 ouvriers cet été, des délais qui approchent. Et donc, mathématiquement, un risque renforcé de situations illégales, de magouilles, et d’accidents du travail…
Sur de nombreux chantiers des JO, le gros œuvre arrive à son terme et laisse place au second œuvre. Ce détail explique en grande partie l’accumulation des enquêtes. « Quand on passe à cette étape d’un chantier, différents corps de métiers arrivent en même temps : des carreleurs, des plombiers, des électriciens… Tout cela est sous-traité à plusieurs étages par les grosses entreprises à des PME. Et là, le risque augmente », analyse un inspecteur du travail de la Seine-Saint-Denis, habitué du secteur du BTP. « Les grosses entreprises qui travaillent avec des sous-traitants, qui eux même sous-traitent, connaissent les marges que chacun se fait. Elles ne peuvent pas ignorer qu’en bout de chaîne, l’entreprise est étranglée et a donc recours à des stratégies illégales. Elles savent très bien les conséquences que cela a », poursuit un autre. « Les entreprises font appel à des sous-traitants, qui n’apportent pas des compétences techniques mais de la chair à chantier, abonde Jean-Albert Guidou, de la CGT. La réalité rattrape les JO ».
« Besoin d’une présence syndicale »
L’approche des dates butoirs - la plupart des ouvrages doivent être livrés fin 2023 – et le redoublement d’intensité des chantiers inquiètent le syndicaliste pour la suite. « Plus on se rapprochera de la fin des travaux plus on risque d’avoir de telles situations », dit-il. Dans son communiqué cité précédemment où elle annonce s’être séparée d’une entreprise présumée frauduleuse, la Solideo assure que « ces décisions risquent de fragiliser le calendrier mais elles apparaissent absolument indispensables pour démontrer notre fermeté face au travail illégal et plus largement notre engagement vis-à-vis de la qualité des conditions de travail pour tous sur les chantiers. Les valeurs défendues, les engagements pris et l’éthique doivent primer ». L’entreprise promet aussi que « tout sera mis en œuvre pour tenir les délais ».
Malgré tout, ce communiqué n’a pas pleinement rassuré les acteurs. « On est inquiets pour la suite, vraiment », souffle une source au cœur des chantiers. Car, comme le rappelle nombre d’entre eux, le travail illégal, l’emploi de travailleurs sans-papiers, de personnels mal formés ou non assurés sont autant d’infractions mais aussi des facteurs de risque d’accident du travail. Et si les chantiers des Jeux olympiques sont moins touchés par cette problématique que ceux du Grand Paris, ils restent potentiellement dangereux.
Tout le monde sur place a encore en tête l’accident du 24 janvier 2022, où, sur le chantier du futur village olympique à la frontière entre les communes de Saint-Denis et Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), un ouvrier de la construction fut écrasé par les roues arrières de son camion malaxeur. Amputé de la jambe droite et souffrant de multiples fractures, au corps et au visage, le travailleur de la société AFT Transports était, en mars dernier, toujours dans le coma.
Pour essayer de trouver des solutions, des visites des chantiers ont été organisées pour les syndicats. Une première depuis le début des travaux. « L’accident du travail en janvier et la présence des travailleurs sans-papiers ont été des éléments qui ont montré qu’il y avait besoin d’une présence syndicale », souligne Hervé Ossant. Des permanences mensuelles dans chacune des bases des chantiers ont d’ailleurs été négociées avec la Solideo, qui a mis à disposition des syndicats des locaux pérennes. « Il faut désormais que ça avance au niveau des entreprises, note Hervé Ossant. On n’attend que ça. »
Pierre Jequier-Zalc
Photo de Une : sur un chantier du Grand Paris, en mars 2022. ©Pierre Jequier-Zalc