« Vous êtes étudiant, mère au foyer, demandeur d’emploi, retraité ou travailleur à temps partiel et souhaitez compléter vos revenus en travaillant selon vos disponibilités ? » Sur le papier, cette offre d’emploi publiée par Adrexo en 2019 faisait rêver.
La grande entreprise de distribution d’imprimés publicitaires, devenue Milee en 2022, offrait à ses 7292 employé
es d’alors souplesse, adaptabilité et flexibilité. Elle visait, surtout, des candidat es en situation de précarité, à qui elle a permis de sortir la tête de l’eau quelques années avant de les fragiliser encore davantage.En redressement depuis le 30 mai, Milee est en liquidation judiciaire depuis le 9 septembre, laissant sur le carreau 10 000 salarié
es, dont un tiers de retraité es, un tiers de seniors qui cumulaient plusieurs emplois à temps partiel et environ un tiers de salarié es dont c’était le seul emploi. « Notamment beaucoup de femmes en situation monoparentale avec des enfants scolarisés à aller chercher à l’école », décrit Philippe Viroulet, délégué syndical central de la Confédération autonome du travail (Cat).L’entreprise employait « ceux dont plus personne ne veut »
L’histoire de Milee, « c’est la chronique d’une misère annoncée », résume Edwige Perret, qui y travaillait depuis 21 ans et le décès de son mari, qui l’avait laissée « pratiquement sans ressources avec un jeune de 11 ans à élever ». À respectivement 78 ans et 68 ans, elle et son actuel compagnon ont « tout perdu ».
Il travaillait également pour Adrexo depuis 2017, pour compléter sa petite retraite de militaire de 880 euros. Après avoir lui aussi perdu sa femme, il raconte avoir connu une période difficile avec des problèmes de surendettement. « À Nice, Adrexo m’a ouvert ses portes plus facilement que d’autres sociétés.
C’est ce qui m’a permis de nourrir mes enfants », témoigne-t-il. Quant à Edwige : « Étant handicapée, je me suis retrouvée mise à la retraite d’office à 60 ans, avec une retraite incomplète de seulement 600 euros, donc je me suis accrochée à ce travail pour joindre les deux bouts. »
Comme Annie Tremouilloux, 68 ans, Pierre Vallée, 64 ans, ou encore Robert, 83 ans, Edwige Perret et son compagnon se retrouvent sans rien ou presque depuis le 9 septembre dernier. Ils et elles sont à la retraite ou proches de l’être et avaient besoin de cet emploi pour boucler leurs fins de mois, parfois en complément d’une petite pension.
« La plus grosse masse salariale, c’est les 50-65 ans. Les précaires, les plus exploités, les personnes qui ne peuvent plus partir en pré-retraite à 55 ans. Celles et ceux dont plus aucun employeur ne veut », résume Sébastien Bernard, délégué syndicat central CGT et représentant au comité social et économique (CSE). Quasiment toutes et tous étaient à temps partiel (90 % contre 10 % de temps plein), pour un salaire mensuel net de 600 euros, rapporte Sébastien Bernard.
Selon Annie Jolivet, économiste au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), qui a beaucoup travaillé sur l’emploi des seniors, le modèle économique de Milee, basé sur l’exploitation de salarié
es déjà en situation de fragilité, a de quoi questionner.« Occuper ce type d’emploi n’est possible que si vous n’avez pas d’activité, car vous avez des problèmes de santé, que vous êtes trop âgé, ou que vous n’êtes pas disponible pour un autre emploi, comme les mères seules par exemple. Le fait que tous les gens soient payés au Smic et majoritairement à temps partiel est un bon indicateur de la précarité de ce travail », met-elle en avant.
« Si ça continue, on va se retrouver à la rue »
Un cocktail d’autant plus explosif pour « les retraités dans des situations d’extrême vulnérabilité économique » : « Le cas des retraités en cumul emploi-retraite est peut-être l’image la plus affolante. Ce sont des gens contraints de prendre un emploi mal payé, difficile, parce qu’ils n’arrivent pas à s’en sortir. Mais que deviennent-ils quand l’entreprise s’arrête ?
Rien n’est prévu pour eux, ils tombent dans la pauvreté », alerte l’économiste. Avant d’ajouter : « Le cumul emploi-retraite est une sorte de mirage. On a l’impression qu’on va pouvoir s’en sortir, mais c’est évidemment très dépendant des opportunités, et il faut savoir que quand on perd son emploi on n’est pas retraité-chômeur, on est juste retraité. C’est ce dernier statut qui prime et définit votre position économique et sociale, y compris au regard de France Travail. »
« Moi ce qui me semble le plus difficile, c’est d’une part les retraités, qui est une catégorie à qui l’emploi va le plus manquer, mais aussi les gens qui ne travaillaient que chez Milee. La vraie détresse qu’on voit en ce moment, c’est chez ces salariés-là », rapporte pour sa part Philippe Viroulet. Cela est d’autant plus vrai pour les nombreux couples dont les deux membres travaillaient pour l’entreprise.
C’est le cas de Pierre Vallée, par ailleurs délégué du Syndicat autonome de la solidarité et de la défense (SASD), créé en 2016. Il y a 11 ans, il a commencé à travailler pour Adrexo en tant que distributeur, comme sa compagne. « Je sortais d’un accident du travail, je ne voulais pas me retrouver au chômage », confie-t-il. Il poursuit : « On était tous les deux chez Milee à temps plein et on se retrouve dans la merde. Honnêtement, je suis dégoûté. Je ne sais même pas comment on va faire à la fin du mois. »
Comme beaucoup, Pierre Vallée et sa compagne attendent toujours le versement de leurs salaires de septembre. « On va être payés fin décembre, mi-janvier, au mieux. On fait comment pour Noël ? C’est une catastrophe ! » s’exclame-t-il, en pensant à leurs huit petits-enfants, pour qui « il va falloir trouver des solutions ». Annie Tremouilloux, qui habite à Vitrolles, à quelques kilomètres de Marseille, n’a plus de revenus depuis le mois d’août et ne trouve pas d’autre emploi.
« J’ai un crédit de presque 900 euros sur ma maison, qui est hypothéquée. Heureusement, mon mari travaille. Mais on a 1800 euros pour vivre. Une fois qu’on a tout payé, il ne nous reste pas grand-chose. Si ça continue, on va se retrouver à la rue », décrit-elle. À 68 ans, elle n’a plus droit au chômage, mais doit attendre pour toucher sa retraite : « Donc pendant 6 mois, je n’aurai rien pour vivre », s’alarme-t-elle.
Des salariés « bloqués à tous les niveaux »
Au-delà du non-versement de leurs salaires, de nombreux
ses employé es licencié es sont toujours dans l’attente de leur solde de tout compte et de l’attestation employeur, nécessaire à l’inscription à France Travail (ex-Pôle emploi). « Ils n’ont pas de salaire, pas de préavis, et pas d’attestation donc ils sont bloqués à tous les niveaux », dénonce Philippe Viroulet.Robert, qui travaillait pour Milee dans l’idée de compléter sa petite retraite de travailleur indépendant, a fini par être licencié pour inaptitude en juin, après deux cancers. « J’ai dû attendre le mois d’août pour avoir ma feuille de solde de tout compte, mais évidemment il n’y avait pas de virement avec, donc je suis encore en attente », se désole-t-il. Selon ses calculs, Milee lui devrait 21 ans de présence et des congés payés, pour un total de 11 000 euros net.
La liquidation judiciaire de Milee laisse ainsi derrière elle beaucoup d’employé
es âgé es aux parcours cabossés, aux corps fragilisés par le poids des prospectus et des colis, et dont l’entreprise n’a fait qu’accroître la vulnérabilité et l’endettement, en exigeant notamment l’utilisation d’un véhicule personnel pour la distribution.Mise à mal par les « tonnes de prospectus qu’on mettait dedans », la voiture d’Edwige Perret s’est retrouvée hors d’usage il y a moins d’un an. « J’ai donc racheté une voiture d’occasion, mais avec un crédit de 285 euros par mois que je n’ai même plus les moyens de payer », témoigne-t-elle. « Un cas banal chez Milee. Il y a eu beaucoup de personnes licenciées car elles ne pouvaient plus remplacer leur véhicule. »
70 millions d’euros pour les actionnaires
Alors que la catastrophe était annoncée depuis plusieurs années, les syndicats pointent le manque d’anticipation et la mauvaise gestion des dirigeants, Frédéric Pons, Éric Paumier et Guillaume Salabert. Réunis en 2017 sous le groupe Hopps, les hommes d’affaires n’ont cessé d’investir dans d’autres entreprises, régulièrement déficitaires, avant de les céder, comme Pataugas.
Les syndicats ne sont pas convaincus par les arguments avancés : la baisse du volume des publicités, la crise des Gilets jaunes, le Covid, l’Ukraine ne suffisent pas à expliquer ce fiasco.Surtout, ils s’interrogent : où sont passés les près de 600 millions d’euros perçus par Milee pour la vente du prestataire Colis privé à l’armateur CMA CGM en 2022 ? Comment les actionnaires ont-ils pu se verser 70 millions d’euros de dividendes en 2023 ?
« On a l’impression que tout ça était très organisé, et que les grands gagnants dans cette histoire sont finalement les actionnaires, qui sont arrivés en 2017 sans un sou et font aujourd’hui partie des plus grandes fortunes de France », commente Philippe Viroulet, à propos de dirigeants qui figuraient au 477e rang des fortunes françaises dans le dernier classement de Challenge en juillet 2024. « Milee a été la vache à lait de tout le monde », lâche Sébastien Bernard.
Cette liquidation judiciaire représenterait le plus gros plan de licenciement depuis 1980 selon les syndicalistes, qui avancent que celui-ci affecte bien plus de 10 000 salariés si l’on prend en compte les filiales du groupe Hopps. Outre les gestionnaires, tous mettent également en cause l’État. « En 2021, quand on a récupéré une partie du marché de la propagande électorale et qu’on nous est tombé dessus en disant que c’était un fiasco, l’État n’a jamais voulu payer son dû. Ça nous a plantés, donc il est aussi fautif », accuse Sébastien Bernard. Après l’échec de la distribution des plis électoraux cette année-là, le ministère de l’Intérieur avait résilié le contrat qui le liait à Adrexo.
Dans ce contexte, la ministre du Travail Astrid Panosyan-Bouvet a fini par faire plusieurs annonces le 24 octobre. Elle a notamment promis que tous les salaires dus seraient versés d’ici le 31 octobre, et les soldes de tout compte d’ici mi-novembre. Tandis qu’Annie Tremouilloux a bien reçu son dernier salaire entre-temps, Edwige comme Robert étaient toujours en attente de leur argent ce 4 novembre.
Rozenn Le Carboulec
Photo : © Eros Sana / lors de la mobilisation contre la loi travail