Histoire

Retour sur la lutte du Larzac, aïeule des « zones à défendre » et berceau de l’altermondialisme

Histoire

par CQFD

De 1970 à 1981, une centaine de paysans d’un plateau perdu de l’Aveyron s’opposent à l’extension d’un camp militaire. Dans Le Peuple du Larzac, l’historien Philippe Artières revient sur ce combat fondateur, emblématique et victorieux. Entretien.

Dix-huit ans après sa création, la revue CQFD, libre et indépendante, n’est pas peu fière de publier cet été son 200e numéro, et de poursuivre le chemin : parce qu’il y a toujours autant de choses qu’il faut dire, détruire, développer, découvrir, déconstruire, désacraliser, dézinguer, dégoupiller, diagnostiquer, désirer, divaguer, double-cliquer, discuter, déchif frer, désactiver, détricoter, déligoter, dénucléariser, défoncer... CQFD. Un grand salut aux centaines de plumes qui ont fait son histoire, et merci à basta! de nous ouvrir ses pages.

D’un côté il y a l’armée, qui veut agrandir son camp pour manœuvrer à sa guise. De l’autre, 103 paysans qui refusent de dégager le plancher. Entre les deux il y a le causse du Larzac, un plateau pelé du sud du Massif central où les ovins paissent depuis Mathusalem. Une zone à défendre.

Face au kaki, la lutte est longue, la lutte est dure ; elle est surtout créative et ingénieuse. Les paysans trouvent des combines pour racheter des terres à la barbe et au nez des militaires. Ils mettent les rieurs de leur côté en allant manifester avec leurs bêtes sous la tour Eiffel. Ils inventent. Ils accueillent de nouveaux paysans, qui occupent des fermes déjà rachetées par l’armée. Ils rameutent des dizaines de milliers de sympathisants des quatre coins de la France pour deux rassemblements restés dans les mémoires (étés 1973 et 1974). Ils ne sont d’ailleurs pas que des « ils » : il y a aussi des « elles ». Et à la fin, c’est tout ce beau monde qui gagne ensemble, dans la foulée d’une élection présidentielle. On est en 1981.

Dix-huit ans plus tard, un certain José Bové, installé sur le causse à l’époque de la lutte, démonte le McDo de Millau avec ses camarades de la Confédération paysanne. En 2003, un nouveau rassemblement massif, altermondialiste celui-là, est organisé sur le causse.

Et puis il y a les échos, les héritages. En 2018, le gouvernement annonce l’abandon du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, à 700 bornes de là : la zone à défendre, la Zad, dont tant de militants avaient rêvé de faire « un nouveau Larzac ». Les deux luttes, c’est certain, sont cousines. Et Notre-Dame-des-Landes n’est pas la seule que le Larzac aura inspirée.

Philippe Artières vient de publier Le Peuple du Larzac : une histoire de crânes, sorcières, croisés, paysans, prisonniers, soldats, ouvrières, militants, touristes et brebis... . Il y avait donc quelques questions à lui poser.

CQFD : Ce qui déclenche la lutte du Larzac, c’est l’annonce, en octobre 1970, de l’extension d’un camp militaire qui est là depuis 1898. Un lieu qui avait déjà une histoire assez particulière...

Philippe Artières [1] : À partir du 19e siècle, le Larzac connaît son moment disciplinaire. On y crée d’abord la colonie agricole pénitentiaire du Luc, une institution de redressement où sont enfermés des enfants. Puis, en 1898, un camp militaire est installé sur le causse. À l’époque, ce n’est encore qu’un camp provisoire où des réservistes montent l’été pour faire des manœuvres. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il est occupé par la Wehrmacht. À la Libération, il est transformé en camp de prisonniers pour des officiers allemands qu’on veut « dénazifier ». Il s’agit notamment d’examiner lesquels sont les plus idéologisés.

Le camp du Larzac a également joué un rôle pendant la guerre d’Algérie : le gouvernement français y a interné des « ennemis de l’intérieur », c’est-à-dire des Algériens de France métropolitaine soupçonnés d’appartenir au FLN. Entre 3000 et 5000 personnes étaient enfermées là en permanence. Le camp avait beau être isolé, difficile d’accès, une mobilisation s’est déclenchée : des militants anticoloniaux se sont rendus sur place, ont déployé des banderoles, ont dénoncé cette situation dans la presse. 

En 1970, il est décidé d’étendre la superficie du camp de 3500 à 17 000 hectares. Qu’est-ce que l’armée veut faire de tout cet espace ?

À l’époque, beaucoup de rumeurs circulent : comme le causse est un plateau avec des cavités qu’on appelle des avens, on se dit que c’est peut-être pour faire des rampes de missiles. Mais non, ce n’est pas ça. En réalité, les militaires veulent utiliser ces terres comme champ de manœuvres pour des armes stratégiques qui viennent en appui à la dissuasion nucléaire. Ils ont besoin de place. Depuis le début des années 1960, il arrive d’ailleurs que les manœuvres s’étendent hors des limites du camp. Les paysans du nord du plateau voient donc débouler des soldats armés, des chars ; ça leur rend la vie difficile. 

Le problème avec cette extension du camp, c’est effectivement qu’il y a des gens qui vivent et qui travaillent sur les terres convoitées par l’armée…

Le Larzac est présenté comme un désert, mais ça n’en est pas un. Depuis des siècles, on y cultive et on y élève des brebis qui produisent du lait, fournissant la matière première à deux industries : celle du roquefort et celle du gant [via la tannerie, ndlr]. Le Larzac n’est pas une terre à prendre, dont l’État pourrait disposer à sa guise. C’est une terre habitée par l’histoire et par des gens, des sujets politiques. Le ministre de la Défense Michel Debré peut bien afficher son mépris, non, ce ne sont pas des espèces de vieux paysans qui sentent la brebis, n’ont pas la télévision et vivent hors du monde. 

Le 28 mars 1972, 103 des 107 paysans concernés par l’extension du camp font le serment de ne pas céder leurs terres à l’armée. Qui étaient-ils ?

Il y a plusieurs populations différentes. D’une part, les locaux, ceux qui sont là depuis plusieurs générations, avec les parents, qui sont très cathos, bons paroissiens, et les plus jeunes, qui ont quand même été conscientisés à un certain nombre de choses par la JAC, la Jeunesse agricole catholique, qui représente grosso modo le courant catho de gauche, largement marqué par 1968. D’autre part, il y a les nouveaux arrivants des années 1960 : des gens qui, pour certains, sortent de l’école des bergers de Rambouillet, qui cherchent des terres et qui arrivent là juste avant le projet d’extension du camp, mais aussi des gens de retour des colonies françaises d’Afrique [dans la foulée des indépendances, ndlr].

D’autres paysans s’installeront là plus tard, par exemple José Bové qui n’arrive sur le plateau qu’au milieu des années 1970, alors que la lutte est déjà engagée. Lui, c’est un militant qui va devenir agriculteur.

La lutte va rapidement devenir très populaire. Est-ce qu’on peut dire que par son aspect antimilitariste, elle rencontre son époque ?

On est effectivement au moment de la guerre du Vietnam, un scandale mondial qui fait descendre la jeunesse dans la rue. De manière globale, la lutte du Larzac rejoint et se nourrit de bien d’autres luttes – des ouvriers de Lip viendront sur le Larzac, des militants sioux de Wounded Knee et des indépendantistes kanak aussi. 

En France, des gens très différents vont prendre fait et cause pour le Larzac : des syndicalistes ouvriers, des évêques, des membres de partis de gauche, mais aussi, plus étonnamment, le patronat local…

Il y a dans les parages un petit capitalisme qui depuis le 19e siècle gagne beaucoup d’argent : celui du roquefort. Dès le début, les patrons des caves d’affinage payent une publicité dans le journal Le Monde pour soutenir la lutte : « Aidez-nous à sauver le Sud-Aveyron ! » La chambre de commerce de Millau restera tout le temps du côté des paysans. En fait, une alliance stratégique s’établit entre ces derniers et l’industrie fromagère : même si la partie du causse concernée par l’extension du camp ne produit qu’une petite fraction du lait nécessaire à la fabrication du roquefort, le Larzac en garantit quelque part « l’authenticité », il en devient l’image commerciale.

Dans le cadre de la lutte, les paysans vont également jouer avec les images, les symboles. La brebis, par exemple, va devenir un emblème…

Le Larzac est le lieu où est retournée la figure du mouton. Le mouton qui en 1968 était l’incarnation de la normalité devient la brebis résistante. Et c’est la brebis qu’on va monter en camion jusqu’à Paris pour la faire manifester sous l’Arc de Triomphe, c’est la brebis qu’on va lâcher dans le tribunal le jour d’un procès d’opposants... 

Selon quels motifs y a-t-il eu des procès ?

Beaucoup de fils de paysans avaient combattu en Algérie. En protestation contre l’extension du camp, un certain nombre d’entre eux renvoient leur livret militaire. C’est quelque chose qu’on a largement oublié aujourd’hui, mais renvoyer ou déchirer son livret militaire, c’était interdit. Cela dit, les pouvoirs publics auraient pu décider de ne pas poursuivre, mais ils ont décidé de réprimer judiciairement ce geste. Des procès ont donc eu lieu.

Il y a aussi l’affaire des « 22 de Millau » : bien qu’ils résistent, les paysans du Larzac ont tout de même, au bout d’un certain temps, le sentiment de se faire avoir. Parce que malgré tout, peu à peu, l’armée grignote des terres. Et eux veulent savoir ce qu’il en est exactement. Donc en juin 1976, un groupe pénètre dans le camp et se rend dans le bureau où se trouvent les dossiers relatifs à l’acquisition des terres, qui sont consultés avant d’être déchirés. À la suite de cette action directe, les 22 personnes impliquées sont arrêtées. Certaines passeront plusieurs semaines en prison. 

En une décennie, le combat du Larzac expérimente une grande diversité de modes d’action : manifestations, grands rassemblements, happenings, désobéissance civile, montages fonciers, etc. Mais la lutte se conclut sur le plan électoral…

Oui, c’est en juin 1981, moins d’un mois après l’élection de François Mitterrand, que le gouvernement annonce l’abandon du projet. Si Giscard d’Estaing avait été réélu, ça n’aurait pas été la même histoire. D’ailleurs, quelques mois plus tôt, à la fin de l’année 1980, un accord prévoyant une extension limitée du camp était sur le point d’être signé avec les élus locaux : c’est le décès du ministre de la Défense Joël Le Theule, quatre jours avant cette signature, qui a retardé les choses et permis aux paysans de gagner encore un peu de temps. 

La deuxième victoire du Larzac, après la non-extension du camp, c’est la mise en place d’une structure foncière permettant une gestion collective des terres… Quel est son principe de fonctionnement ?

Les paysans avaient ralenti le processus, mais l’armée était quand même parvenue à racheter un certain nombre de terres. À l’abandon du projet, quelque 6 000 hectares sont récupérés par le ministère de l’Agriculture. Celui-ci les confie ensuite, via un bail emphytéotique [de longue durée, ndlr], à une structure collective : la Société civile des terres du Larzac, constituée par les paysans engagés dans la lutte. C’est elle qui décide, en assemblée générale, à qui sont attribuées les terres et les maisons. 

Depuis 2016, l’armée est revenue en force au camp du Larzac, où s’est installée la 13e demi-brigade de la Légion étrangère, auparavant basée aux Émirats arabes unis. C’est une défaite ?

En tout cas, c’est une menace, comme l’exploration pour le gaz de schiste l’a été il y a quelques années. Le contexte a bien changé puisqu’avec la fin de la conscription, le rapport à l’armée s’est éloigné, si bien que les questions d’antimilitarisme sont moins portées. Les jeunes gens ne sont plus concernés par l’armée et on regarde assez peu ce qu’elle fait, où elle est.

Le discours qu’on entend beaucoup maintenant, c’est qu’il y a 1500 militaires dans ce camp, dont certains sont venus avec leur famille, et que ça fait tourner les commerces, les restaurants… Ce qui est mis en avant, c’est que l’armée génère des emplois – et pour l’instant ça n’est pas mis en regard de ceux qui sont liés à l’agriculture et le roquefort. C’est le maître-mot aujourd’hui, « emploi ». Peu importe ce que vous faites du moment que vous en créez. Et c’est à cette logique que répond également le projet de « village des marques » le long de l’A75, qui est pour l’instant arrêté, mais qui pourrait reprendre. Un centre commercial pareil, c’est aux antipodes de la critique de la malbouffe, de la surconsommation, bref, de tous les éléments qui ont constitué le second souffle du Larzac, c’est-à-dire l’altermondialisme. 

Propos recueillis par Clair Rivière
Illustration de une : montage réalisé par Cécile Kieffer (CQFD)

Notes

[1Historien, Philippe Artières est directeur de recherche au CNRS au sein de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris) à l’EHESS. Le Peuple du Larzac est paru en 2021 aux éditions de La Découverte.