« Vous voulez gagner en compétitivité et préserver vos marges. Courez vite à la prison, de nombreux atouts vous attendent ! ». « Problèmes de planning pendant les mois chargés ? Pas de panique ! La prison vous accueille toute l’année ». Le ministère de la Justice ne lésine pas sur la manière de rendre attractives ses prisons et la main d’œuvre très bon marché qui y est incarcérée. Parmi ces atouts, des « charges patronales allégées (- 50%) » ou « une disponibilité totale », vantent encore les brochures du ministère.
Brochure de l’administration pénitentiaire sur les avantages du travail en prison pour les entreprises (voir aussi en fin d’article) :
Les prix sont effectivement très « compétitifs ». Sur une fiche de paie d’un prisonnier rendue public par l’Observatoire international des prisons (OIP) le 1er mai dernier, il est fait état d’une rémunération nette de 1,38 euros de l’heure pour 204 heures travaillées. Difficile de faire mieux en Europe. Dans ces conditions, le travail en prison sert-il vraiment les objectifs de réinsertion que ses promoteurs affichent ? Ou permet-il à des employeurs de recourir à une véritable « zone de non droit » sociale ? Le 15 septembre prochain, la législation en vigueur sera questionnée par le Conseil constitutionnel.
Travailler en prison n’est plus obligatoire depuis 1987. Quinze ans plus tôt déjà, une réforme avait supprimé toute référence au travail comme partie intégrante de la peine. La page des bagnes se tournait définitivement. Il s’agissait alors, du moins en théorie, de passer d’une logique punitive à une logique de réinsertion. Mais cette abolition répondait dans les faits à un changement de fond dans la nature du marché du travail. En 1987, le travail pénitentiaire, resté sur la logique des grosses industries de main d’œuvre, fait face à une baisse de l’offre, tournée désormais pour les tâches simples vers l’automatisation ou la délocalisation. La tendance s’est bien sûr largement confirmée depuis. En l’absence d’application du code de travail dans l’univers carcéral, le coût de la main d’œuvre en prison reste bien moins élevé qu’à l’extérieur. Mais seul un quart des prisonniers, soit moins de 20 000 personnes, ont une activité professionnelle. Depuis longtemps, la demande a largement dépassé l’offre.
Quand travailler est un privilège
Le code de procédure pénal l’énonce clairement : « Les personnes détenues, quelle que soit leur catégorie pénale, peuvent demander qu’il leur soit proposé un travail ». En principe, car dans le détail, de nombreuses restrictions apparaissent, dont certaines de simple bon sens : comme à l’extérieur, les mineurs de moins de 16 ans ne sont pas autorisés à travailler et ceux de plus de 16 ans ne le peuvent qu’à « titre exceptionnel » et à condition que ces activités « ne se substituent pas [à celles] d’enseignement et de formation ». Les détenus placés au quartier disciplinaire ou à l’isolement n’ont en pratique aucun accès au travail. Pour les premiers, l’interdiction de travailler fait partie intégrante de la sanction. Pour les seconds, la possibilité d’exercer une activité se heurte à l’interdiction de côtoyer d’autres prisonniers. Certains établissements offrent cependant des possibilités de travail aménagées pour les personnes isolées : tâches à effectuer en cellule ou nettoyage au sein du quartier d’isolement.
Depuis 2009, une « obligation d’activité » a été introduite pour les condamnés. Selon le texte de la loi pénitentiaire du sénateur Jean-René Lecerf (UMP), cette activité peut consister en un « travail », une « formation professionnelle » ou un « enseignement ». Ce peut être encore la participation à des « activités éducatives, culturelles, socioculturelles, sportives et physiques » ou à un « programme de prévention de la récidive ». L’idée était surtout que « l’administration pénitentiaire propose un ensemble d’activités au premier rang desquelles un emploi et /ou une formation professionnelle ». Dans la pratique, l’offre de formation et d’emploi est demeurée stable. Et ce désir de trouver une activité aux détenus ne s’est pas traduit par un effort qualitatif global. La réalité du travail en milieu carcéral a, dans l’écrasante majorité des cas, bien peu à faire avec une logique de réinsertion.
Quand la prison devient un sous-traitant
Les tâches proposées au sein des établissements pénitentiaires se divisent en trois catégories. La première est celle du « service général ». Le détenu est alors amené à prendre part à la vie de l’établissement, par des travaux d’entretien (nettoyage) et de fonctionnement courant (distribution des repas, plonge). Les détenus occupant ces postes sont appelés des « auxiliaires d’étage ». Certaines fonctions leur restent inaccessibles, comme la « comptabilité générale », le « greffe judiciaire » et les « services de santé ». Selon les établissements, certains travaux à plus haut degré de technicité sont proposés à quelques personnes : cuisine, maintenance, organisation d’activités socioculturelles et sportives, bibliothèque, coiffure... Pour ces tâches plus gratifiantes, les détenus ne se voient pourtant que rarement proposer une formation initiale et doivent donc apprendre « sur le tas ». Dans ces cas-là aussi, le lien entre les tâches exercées en prison et une possible insertion professionnelle à la sortie n’a donc rien d’une évidence.
Dans les plus vieilles prisons de France, qui ne disposent pas d’ateliers, le régime du service général est parfois le seul proposé aux prisonniers. Il en existe deux autres, celui du Service de l’emploi pénitentiaire, où le travail est effectué en ateliers sous le contrôle directe de l’administration, et celui de la concession, où l’administration conclut avec une entreprise un contrat qui fixe l’effectif employé – sans possibilité de sélection des travailleurs par l’entreprise – ainsi que le montant des rémunérations.
L’établissement pénitentiaire se change alors en sous-traitant d’une entreprise privée, qui n’a, en principe, aucun lien juridique direct avec les détenus. Elle peut néanmoins pourvoir à l’encadrement technique du travail, mais celui-ci est parfois assuré par les employés pénitentiaires eux-mêmes, changés en « contremaîtres ». Les travaux réalisés dans ce cadre ne demandent généralement aucune qualification – emballage, mise sous pli, conditionnement, manutention. Le secteur tertiaire commence aussi à se développer, notamment au travers de centres d’appels téléphoniques – les numéros des correspondants, auxquels n’ont pas accès les détenus, étant enregistrés à l’avance par l’entreprise.
Centres d’appels et artisanat
Les tâches réalisées dans le cadre du Service de l’emploi pénitentiaire sont souvent plus qualifiantes. Elles ne sont proposées que dans 24 établissements sur les 191 que compte le territoire français, et ne disposent en tout que de 48 ateliers. Elles concernent pour l’essentiel les métiers de l’artisanat : confection, boiserie, métallerie, imprimerie. À la prison de Rennes, les femmes détenues sont chargées de la restauration des archives de l’Institut national de l’audiovisuel. Pour ce petit atelier, c’est le coût de la prestation, de 25% moins cher que celui des laboratoires professionnels, qui a permis initialement de remporter plusieurs marchés. En théorie enfin, les détenus sont autorisés à travailler pour leur compte. Ce type d’activités demeure cependant marginal et concerne surtout des travaux informatiques, avec les difficultés qu’on imagine pour l’entrée et la sortie des commandes.
Écarté du régime général, le travail en prison se prête à de nombreux abus. Pas de congés payés, de faibles cotisations retraite, pas de droits au chômage, pas d’assurance maladie. Il arrive que des détenus travaillent un mois entier « sans journée de repos ». Seules sont appliquées les dispositions du Code du travail relatives à l’hygiène et la sécurité, sur la base desquelles peuvent intervenir l’Inspection du travail, et de manière plus limitée, les fonctionnaires et agents de contrôle des caisses d’assurance retraite et de la santé au travail. « La logique, explique Marie Crétenot de l’OIP, serait l’application du droit du travail, quitte à l’aménager par la suite. Mais c’est le contraire qui est fait. »
Réinsertion ou exploitation ?
À défaut de contrat de travail, la loi pénitentiaire de 2009 a prévu que soit signé entre « le chef d’établissement et la personne détenue » un « acte d’engagement professionnel ». Ce document doit prévoir la « description du poste de travail, le régime de travail, les horaires de travail, les missions principales à réaliser et, le cas échéant, les risques particuliers liés au poste ». Il doit également stipuler les conditions de « rémunération ». En pratique, la rédaction en est souvent très vague, et la protection juridique des personnes détenues est presque inexistante.
Le bulletin de paie ci-dessus, révélé par l’OIP, montre que, pour 204 h travaillées (l’équivalent d’un peu plus d’un mois de travail avec une durée légale de 35h par semaine), un détenu a été payé 282,1 €. Un extrait du Rapport général du contrôleur d’activité de 2011 rapporte le témoignage d’un détenu ayant travaillé 6 jours pour une rémunération de 60 euros. Soit 1,25 € de l’heure ! On est donc en-dessous dans bien des cas du salaire minimum imposé par la loi pénitentiaire de 2009, censé osciller, suivant le régime, entre 20 et 45% du Smic. Sur ces revenus du reste, 10% sont prélevés pour les parties civiles, 10% pour le pécule de sortie. Le reste est en général entièrement absorbé dans l’achat de quelques magazines, d’un peu de nourriture en complément d’une cantine souvent très mauvaise ou de l’abonnement à la télévision ou au téléphone – qui revient cher, du fait du monopole d’un seul opérateur. La plupart des détenus venant de milieux très défavorisés, ils ne disposent souvent au mieux que de faibles soutiens extérieurs, d’où la nécessité pour beaucoup de travailler à n’importe quelles conditions.
Une vision dégradante du travail
À leur sortie de prison, les détenus se retrouvent avec un pécule dérisoire et une absence de formation. Beaucoup, dont les plus jeunes, n’ont pas ou presque d’expérience professionnelle antérieure à la détention. Placés dans l’impossibilité pratique de préparer leur réinsertion, la plupart sont contraints de vivre des minimas sociaux. Beaucoup développent ou renforcent pendant leur période d’incarcération une vision dégradante du travail, qui reste synonyme d’exploitation. « L’idée d’une insertion par l’activité économique se perd de plus en plus avec la crise », dénonce Marie Crétenot. La France n’est malheureusement pas un cas isolé. « Certains pays ont une offre plus intéressante quant à la la protection sociale, poursuit la représentante de l’OIP, c’est le cas de l’Espagne par exemple, d’autres sur la nature des travaux. Mais les deux ne sont jamais réunis. La législation italienne est globalement plus favorable, mais elle n’est pas respectée. »
À la centrale de Saint-Maur (Indre), où il intervient en tant que concessionnaire, le musicien Nicolas Frize mène depuis près de vingt-cinq ans une expérience alternative. « J’ai un protocole qui consiste à signer avec les détenus un document sans valeur juridique, mais qui est un support de loyauté entre nous, et a le mérite de leur faire connaître le droit du travail. » « Pour moi, précise-t-il, il n’y a pas de lien entre le travail et l’argent, ils sont payés parce qu’ils ont un contrat, et ils travaillent parce qu’ils ont une compétence ». Tous les détenus qui travaillent avec lui sont rémunérés au Smic. Un budget est prévu en cas d’arrêt maladie.
Quand le respect du droit du travail fait chuter la récidive
Dans ce contexte bien sûr, il y a des droits qu’on ne peut faire respecter. Il est impossible par exemple d’aligner les cotisations retraites sur le régime général, ou de cotiser pour la caisse d’assurances chômage. Ce respect des droits a des résultats : chez les détenus avec lesquels il collabore, le taux de récidive est pratiquement nul. « Le travail, j’y crois assez peu, ce en quoi je crois, c’est la culture, poursuit-il. Les détenus ont un rapport au monde un peu particulier qui s’exprime par des rapports de force. Ce qui m’intéresse, c’est de défaire cela. »
Pour lui, il s’agit d’effectuer un parcours où l’on passe d’une logique de destruction à une logique de construction. « Vous savez, fait-il remarquer, la récidive ce n’est pas tout. Il y a des détenus qui sortent en SDF. Après la prison, on peut être détruit sans détruire, ce n’est pas beaucoup mieux que la récidive. » Le paradoxe demeure. Les prisons ont beau être gérées par le Ministère de la justice, elles restent sur bien des points des lieux de non-droit.
Olivier Favier [1]
Photo : CC martin
Plus d’infos, de livres et de ressources :
– La page de l’OIP [Observatoire international des prisons] sur le travail, les accidents du travail et les maladies professionnelles.
– Le travail pénitentiaire en question, La Documentation française, Paris, 2006. Une référence, librement consultable en ligne (document PDF).
– Gonzague Rambaud, Le Travail en prison. Enquête sur le business carcéral, Autrement, Paris, 2010. Un travail de terrain encore très actuel.
– Raphaël Eckert, Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu, Le Travail en prison, Presses Universitaires de Strasbourg, 2015. Une approche universitaire intéressante notamment pour les aspects historiques et juridiques.
– Le Guide du prisonnier, Paris, La Découverte, 2012 (4e édition).
– Patrick Bellenchombre, Rémi Canino, Nicolas Frize, Dominique Lhuilier,Le travail incarcéré, Paris, Syllespses, 2009.
Documents et infographie publiés sur le compte twitter de l’Observatoire international des prisons @OIP_sectionfr le 1er mai 2015 avec ces commentaires :
En France, il y a le droit du #travail. Sauf en #prison. #1ermai
Premier degré, brochure de la DISP [Direction interrégionale des services pénitentiaires] de #Lyon : entreprises, bienvenue en #prison, laboratoire de la flexibilité au #travail.