Travail

« Un système illégal » : face aux dérives de la sous-traitance, une alliance inédite entre livreurs et petits patrons

Travail

par Simon Mauvieux

Les conditions de travail des livreurs de colis révèlent le rapport de force déséquilibré entre les petites entreprises sous-traitantes et leurs donneurs d’ordres. Un mouvement naissant tente de rallier petits patrons et livreurs contre ce système.

Un ballet incessant de camionnettes signale le début d’une longue journée de travail pour des milliers de livreurs. Le soleil vient de se lever et les dépôts logistiques de la banlieue de Nantes s’activent. Au volant de leurs véhicules surchargés, des chauffeurs pressés ne s’attendent pas à trouver ce matin-là un militant aux grilles de leur entrepôt, des tracts plein les mains.

« On est là pour défendre les intérêts des livreurs et des sous-traitants », lance Hervé Street aux chauffeurs. « Si je suis en galère, je vous appelle », « Merci de faire ça pour nous », répondent certains. L’entente est bonne et le message passe. « On veut leur montrer qu’ils ne sont pas seuls. Ils prennent un tract, ils en parlent à leurs collègues, ça peut créer des choses et ça met la pression, mais ça prend du temps », fait remarquer le Marseillais de 48 ans.

Début 2023, Hervé Street, ancien livreur et dirigeant d’une petite entreprise de livraison, s’est lancé dans un tour de France des dépôts de colis pour aller à la rencontre des livreurs, des sous-traitants et des donneurs d’ordre. Il est accompagné de Nagib, 23 ans, ancien livreur de la société Fast Despatch Logistics, un sous-traitant d’Amazon placé en liquidation judiciaire fin 2022. Nagib a été licencié en même temps que plusieurs centaines de livreurs partout en France.

1,7 milliard de colis livrés

Leur but : alerter sur les conditions de travail dans ce secteur et mobiliser à la fois livreurs et petits patrons face aux dérives des géants du commerce en ligne et du transport que sont Amazon, FedEx, UPS, Chronopost... Ces dernières années, la multiplication des mouvements de contestation et des licenciements, ou encore les faillites d’entreprises de livraison de colis, ont mis en lumière un système intenable qui pousse les sous-traitants à la fraude ou à la faillite et fait prendre toujours plus de risques aux livreurs.

Les petites entreprises de livraisons constituent le dernier maillon d’une chaîne logistique massive, qui a permis à 1,7 milliard de colis d’arriver à bon port en 2021. Selon les estimations de l’économiste Pétronille Rème-Harnay, 70 000 personnes travaillent comme livreurs sous-traitants en France. Ces dernières années, les délais de livraison n’ont cessé de raccourcir pour atteindre un à deux jours.

Alexandre Dol
Alexandre Dol, ancien responsable de la gestion des sous-traitants dans une entreprise de logistique, se bat aujourd’hui pour changer le système.
©Simon Mauvieux

La majorité des sites de vente en ligne proposent la livraison gratuite. « Mais elle ne l’est pas pour tout le monde, précise Alexandre Dol, ancien responsable chez TNT-FedEx, licencié par l’entreprise. C’est la part que va économiser le vendeur sur le sous-traitant. » L’homme dénonce désormais un système passé « de l’immoral à l’illégal ».

« Tout le monde le sait »

Ce système, Hervé Street en a fait les frais. En 2004, ce livreur a racheté une petite entreprise de livraison dans l’espoir de se faire une place dans un secteur en profonde transformation et promis à un bel avenir. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu.

« Dès 2012, on a senti que ça devenait compliqué. On voyait des plans d’économie chez les donneurs d’ordre. On sentait que ça allait se répercuter sur nous », se rappelle-t-il. En 2016, son entreprise qui employait six salariés va tout droit vers la faillite. TNT, son principal donneur d’ordre, alors en phase de fusion avec Fedex, lui impose des baisses de coûts. « Ils me payaient 1800 euros pour faire des tournées qui me coûtaient 4100 euros, explique-t-il. Je ne me payais plus, on me disait de tenir, de faire comme les autres sous-traitants. Je sais très bien comment font les autres. Ils faisaient travailler leurs chauffeurs au noir, ils ne payaient pas les assurances. J’ai dit non. »

Sous pression constante, Hervé s’effondre en 2017 après avoir perdu son contrat pour TNT-Fedex. Il plonge en dépression pendant deux ans. « J’étais au plus mal, je ne bossais plus, ma société était en stand-by, ça a duré comme ça jusqu’à ce que je rencontre Alex. » C’est Alexandre Dol, l’ancien responsable de TNT qui, paradoxalement, a plongé Hervé dans cette galère. Il était responsable pour TNT de la gestion des sous-traitants. Il parle d’un travail cynique.« Mon but était de négocier les contrats des sous-traitants à la baisse, dont celui d’Hervé », témoigne-t-il.

Pour Alexandre, c’est cette pression financière qui peut pousser les sous-traitants à la fraude. « Quand on les paye au ras de pâquerettes, ils n’ont pas d’autre choix que de tricher. Les sous-traitants, ce sont les maillons faibles de cette chaîne, ils sont pieds et mains liées », abonde Christophe Cucurou, syndicaliste Sud Solidaires chez Fedex. En Allemagne, face à toutes ces dérives, le syndicat Verdi (l’un des plus importants du pays) a demandé début mars l’interdiction de la sous-traitance dans la livraison de colis.

Nagib et Hervé Street côte à côte debout près d'un camion.
Nagib, 23 ans, et Hervé Street, 48 ans.
©Simon Mauvieux

« De 2017 à 2019, je me suis battu pour changer ce système », se souvient Alexandre Dol. Sans succès. Durant cette période, il reçoit des dizaines de messages de sous-traitants au bord du gouffre. Certains avouent frauder, d’autres disent vouloir tout arrêter. Il alerte à plusieurs reprises sa hiérarchie, constatant que des sous-traitants sont payés à perte, ce qui est une situation illégale. « On me dit de continuer de chercher des économies, en d’autres termes, on va chercher jusqu’au dernier centime », résume-t-il, amer.

Il finira par se faire licencier pour « déloyauté envers l’employeur ». Après son licenciement, Alexandre rejoint Hervé dans son combat, et fonde avec lui l’Association de défense des sous-traitants transport France (ADSTTF) en 2019. Depuis, ils ont été contactés par une centaine de sous-traitants proches de la faillite.

Ubérisation des sous-traitants

Pour dégager le plus de bénéfices possible, les entreprises du e-commerce ont externalisé la livraison de colis. « Le recours à la sous-traitance s’explique par la volonté d’économiser sur le dernier kilomètre parce qu’il est le plus coûteux de la chaîne de distribution », soulève Valérie Labatut, du syndicat CGT Inspection du travail. Les camions, les salaires, le carburant sont donc à la charge des sous-traitants. Leurs donneurs d’ordre les payent à l’adresse livrée.

Quand il y a moins de colis à livrer, au mois d’août par exemple, c’est au sous-traitant d’encaisser les baisses de revenus. « La sous-traitance c’est un enjeu économique pour les grandes entreprises. Pour s’adapter aux fluctuations, il suffit de rompre un contrat, c’est le même principe que pour le salarié ubérisé », poursuit la responsable syndicale.

L’ubérisation passe aussi par la mise en concurrence des sous-traitants. Fatou* [1], qui a lancé son entreprise de livraison en 2022, en a fait les frais. « Avec notre premier contrat, au bout de quatre mois, on était mort », dit-elle. Les dettes se sont accumulées et son entreprise a dû licencier des salariés. En cause, son donneur d’ordre qui leur imposait des tarifs trop bas, et un nombre de livraisons qui fluctuait d’un mois à un autre. « Dès qu’on a arrêté avec ce donneur d’ordre, ils nous ont remplacés. C’est bien ficelé, ils savent très bien qu’on travaille à perte », poursuit-elle.

Dépendance économique

« Alors que les contrats sont censés garantir une stricte égalité entre les deux parties, les entreprises sous-traitantes sont en réalité dans un rapport de dépendance économique », explique l’économiste Pétronille Rème-Harnay. Cette dépendance a des effets dès l’appel d’offres, où le sous-traitant n’a que très peu de marge de manœuvre pour négocier les conditions du contrat.

« Mon donneur d’ordre m’a d’abord imposé de ne pas avoir d’autres clients que lui, puis on ne gérait plus nos chauffeurs, c’est lui qui leur disait quand partir, qui décidait de leurs horaires », témoigne Patrice*, gérant d’une entreprise de livraison de dix salariés. Des pénalités qui lui sont imposées ont aussi gravement impacté sa trésorerie. « Quand il y avait des retards au dépôt du donneur d’ordre, les livreurs partaient plus tard et livraient hors délais, donc on ne nous payait pas », ajoute-t-il.

Christophe Bellec, un ancien militaire reconverti dans le transport en 2003, a vécu de plein fouet cette relation de pouvoir asymétrique avec son donneur d’ordre, Chronopost. « On nous disait : le prix c’est ça, point, raconte-t-il. Peu importe les coûts des tournées de livraison, de l’entretien des camions, des salaires. » Les tarifs imposés n’ont fait que baisser depuis 2018. « Sur les cinq dernières années, j’ai accumulé 175 000 euros de baisse sur mes contrats, s’alarme-t-il. Si je refuse leur prix, ils résilient mon contrat et relancent un appel d’offres, il n’y a pas d’état d’âme. »

Le système se répercute sur les livreurs

En bout de course, la pression exercée sur les entreprises sous-traitantes se répercute automatiquement sur les livreurs. « Chez nous c’est une catastrophe, les livreurs arrivent sur les quais avec des véhicules sans contrôle technique, même pas assuré, ce sont des épaves », signale Christophe Cucurou, syndicaliste Sud Solidaires chez Fedex.

Marc* s’occupait de gérer les tournées des chauffeurs pour un sous-traitant d’Amazon, un « dispatcher », dans le jargon. Il se rappelle des roues lisses sur les camions, les rétroviseurs cassés, mais surtout, de la pression mise sur les livreurs pour aller toujours plus vite. « On demandait de livrer des colis en prenant énormément de risques », témoigne-t-il. 

La concurrence entre les sous-traitants était aussi exacerbée par Amazon, avec son système de notation des livreurs. « Les meilleurs sous-traitants pouvaient partir les premiers, donc plus tôt, et livrer à temps. Les autres partaient plus tard. Chacun voulait faire son maximum et tout le monde se tapait dessus », se rappelle Marc. Selon la Direction de l’animation de la recherche, des Études et des statistiques (Dares) du ministère du Travail, la sous-traitance accentue les risques d’accident du travail, dont 20 % sont liés à des trajets en véhicules. Les livreurs sont donc surexposés à ce risque.

Avec son association, Hervé encourage les sous-traitants à se tourner vers la justice. « Des procédures judiciaires contre les donneurs d’ordre, il y en a de plus en plus », constate Aurélien Olivier, avocat marseillais qui travaille notamment avec Hervé Street et d’autres sous-traitants. Le principal axe de bataille est l’abus de position dominante.

« Imposer des tenues, imposer une facturation, imposer des coûts unilatéralement, ça peut montrer qu’ils abusent de leur position dominante, c’est illégal », détaille l’avocat. Les poursuites peuvent aller jusqu’au pénal, avec comme motif le « délit de marchandage » ou le « prêt illicite de main-d’œuvre ». Une enquête a d’ailleurs été ouverte pour ces motifs en 2022 par le procureur de Lyon contre Fedex.

Réunir livreurs et petits patrons

Médiatisée et soutenue politiquement par la France insoumise, la bataille d’Hervé Street reste pourtant difficile. Ces petites entreprises sont certes majoritaires dans le secteur, mais elles cachent aussi d’autres transporteurs sous-traitants, plus importants et plus à même de négocier avec les donneurs d’ordre.

Hervé Street au volant de sa voiture, vu de dos et dans le reflet du rétroviseur
Hervé Street, ancien livreur et dirigeant d’une petite entreprise de livraison, s’est lancé dans un tour de France des dépôts de colis pour aller à la rencontre des livreurs, des sous-traitants et des donneurs d’ordre.
©Simon Mauvieux

En mars dernier, l’Organisation des transporteurs routiers européens (Otre) a alerté sur cette situation en Champagne-Ardenne : « Nous dénonçons les abus de la sous-traitance, qui s’apparente à l’esclavage moderne ». Caroline Caire, représentante locale de l’Otre, évoque les difficultés de faire entendre la voix des petits patrons, « qui sont aussi chauffeurs livreurs et qui ont la tête dans le guidon. Les grosses organisations patronales défendent les plus gros transporteurs, notre cible c’est les TPE et PME », poursuit-elle. Contactée, la Fédération des petites et moyennes entreprises indique ne pas souhaiter s’exprimer sur le sujet.

Pour le sociologue du travail David Gaborieau, spécialiste de la logistique, la configuration du secteur fait apparaître de nouvelles dynamiques entre patrons et salariés. « Ce sont des gens de classe populaire qui accèdent à des statuts d’indépendants et qui deviennent patrons, tout en subissant toutes les contraintes du salariat subalterne », analyse-t-il. En somme, une prolétarisation de ces petits patrons est en cours, et elle pourrait donner lieu à une alliance de circonstance inédite avec les livreurs.

Hervé Street compte pour sa part rassembler tous les acteurs de ce système. Il s’est d’ailleurs rendu sur le piquet de grèves des travailleurs sans-papiers de Chronopost à Alfortville en juin dernier. « L’entreprise les faisait travailler pour des sommes dérisoires, ils bousillent des vies, c’est ça la sous-traitance ! », s’indigne-t-il. Le 2 septembre prochain, il espère rassembler jusqu’à un millier de personnes dans les rues de Paris, « pour la première manifestation de sous-traitants et de livreurs », lance-t-il avec enthousiasme.

 Simon Mauvieux
 
 

Photo de une : Hervé Street et Nagib, anciens livreurs, distribuent des tracts à des chauffeurs à la sortie d’un entrepôt de Fedex/©Simon Mauvieux.

P.-S.

Rien à signaler pour Amazon, Chronopost et DPD

basta! a interrogé une dizaine d’entreprises donneuses d’ordre sur les problèmes soulevés par notre enquête. Seules Chronopost, DPD et Amazon nous ont répondu. Toutes les trois indiquent être vigilantes quant aux capacités financières des sous-traitants afin de proposer des tarifs qui leur permettent « d’opérer leurs activités avec succès », précise par exemple Amazon. DPD met en avant le processus d’appel d’offres, « réglementé et transparent », qui garantit le respect de la loi. Chronopost précise que leurs contrats interdisent toute situation de dépendance économique, et que l’entreprise, en cas de doute, demande à ses sous-traitants de « multiplier ses donneurs d’ordre pour se mettre en règle ». Enfin, Amazon et Chronopost se félicitent de « soutenir l’emploi local », en ayant recours à des sous-traitants « qui ont la connaissance de leur territoire ».

Notes

[1Les prénoms suivis d’un astérisque ont été changés.