Basta! : Vous vous êtes intéressés à la financiarisation de la ville. Qu’est-ce que cela recouvre concrètement ?
Antoine Guironnet : C’est un processus de renforcement des liens entre les marchés financiers et l’environnement urbain bâti. En l’occurrence nous nous intéressons à l’immobilier, mais le phénomène concerne aussi des infrastructures de transport, de réseaux d’eau, d’énergie. Parfois, le terme de financiarisation est pris comme un synonyme de marchandisation. Nous l’utilisons davantage comme une clé de lecture pour comprendre plus spécifiquement le rôle de plus en plus important des acteurs de la finance dans la production des espaces urbains.
Concrètement, il y a différentes manifestations de ce rôle croissant. L’une d’entre elles, c’est la gestion d’actifs immobiliers. C’est-à-dire que des acteurs de la finance, les sociétés de gestion d’actifs, achètent pour le compte de leurs clients-investisseurs des bâtiments de bureaux, des centres commerciaux, des commerces dans les centres-villes, des plates-formes logistiques, des résidences étudiantes ou séniors.
Ce capitalisme de gestion d’actifs prend-il aussi de plus en plus de place dans le logement ?
Ludovic Halbert : Il faut rappeler que cette relation entre marchés financiers et espaces urbains est ancienne. En France, elle est née au 19e siècle avec l’immeuble de rapport haussmannien, qui abritait à la fois des logements et des activités économiques. Puis, dans les années 1960 et 1970, l’État a de nouveau cherché à s’appuyer sur les marchés financiers dans le cadre de sa politique d’aménagement du territoire. Petit à petit, les compagnies d’assurance et sociétés foncières se sont spécialisées dans l’immobilier de bureau qui n’existait pas avant la moitié des années 1970.
Antoine Guironnet : Au début des années 1990, à la suite de l’explosion de la bulle immobilière, ces investisseurs institutionnels ont en fait plutôt vendu des logements pour éponger les pertes. Par la suite, ce mouvement s’est poursuivi : les gérants de fonds et de foncières ont privilégié le bureau qui était perçu comme plus rentable, moins difficile à gérer et politiquement moins sensible.
Il y a certes un retour récent de l’investissement des gestionnaires d’actifs dans le logement, mais cela demeure limité en France. Ce phénomène s’est arrêté l’année dernière du fait de la remontée des taux d’intérêts. Quand on regarde qui détient les logements en France aujourd’hui, les acteurs de la finance demeurent marginaux par rapport aux particuliers, soit propriétaires occupants, soit qui font de l’investissement locatif, ou parmi les organismes HLM.
La financiarisation du logement a pris en France des formes très particulières. Elle n’a pas été menée par de grands fonds spéculatifs comme Blackstone en Espagne ou aux États-Unis, qui a racheté beaucoup de logements à bas coût. Contrairement à ces pays, le marché immobilier français s’est maintenu après la crise de 2008. Elle n’a pas non plus été menée par de grandes foncières cotées en bourse, à part Gecina qui historiquement détient un patrimoine résidentiel, et a annoncé des objectifs d’investissements dans des logements neufs.
Nous n’avons pas non plus connu en France de vente massive des HLM à des fonds d’investissement, comme cela s’est produit en Allemagne. Ceci étant, certains acteurs publics comme la Caisse des dépôts (CDC) ont monté des fonds d’investissement capitalisés par des compagnies d’assurance et des fonds de pension pour financer la construction de logements intermédiaires destinés aux classes moyennes.
Donc, en France, la financiarisation de l’immobilier n’a pas aggravé la crise du logement ?
Antoine Guironnet : Il n’y a pas d’effets directs, hormis sur certains produits de niche, comme les résidences séniors et étudiantes, où les tarifs sont élevés. Du fait de leur part limitée dans la propriété, hormis peut-être dans quelques quartiers de l’Ouest parisien, difficile d’imputer à ces gérants d’actifs la montée des prix de l’immobilier constatée depuis les 20 dernières années.
En revanche, comme ils déversent beaucoup de capitaux dans l’immobilier de bureau, dans les commerces et la logistique dans certaines métropoles, il est possible que cela fasse monter le prix des terrains, ce qui peut avoir des répercussions sur la construction de logements, même quand ils ne sont pas achetés par des acteurs financiers.
Qui sont les gros acteurs de la finance immobilière ?
Antoine Guironnet : Il existe deux principaux type de gérants d’actifs immobiliers. Il y a des sociétés de gestion de portefeuille, Blackstone est la plus connue au monde. En France, on a des poids lourds comme Axa REIM, lié à la compagnie d’assurance du même nom, ou Amundi, lié au Crédit agricole. Ces sociétés créent des fonds immobiliers, et pour les capitaliser, elles sollicitent d’autres investisseurs, des compagnies d’assurance, des fonds de pension, qu’on appelle les investisseurs institutionnels, et aussi des investisseurs particuliers fortunés, parmi les « 1 % les plus riches », pour collecter leurs capitaux. Le fonds constitue un patrimoine immobilier et reverse à ses clients le fruit des loyers et des plus-values éventuelles à la revente des immeubles.
Le deuxième type de gérants d’actifs immobiliers sont les foncières, en particulier celles cotées en bourse, comme les sociétés d’investissement immobilier cotées (Siic). En France, Unibail-Rodamco-Westfield ou Klépierre sont d’importants propriétaires de centres commerciaux. Gecina possède pour sa part des bureaux et des logements. Si la forme change, le principe reste le même : les investisseurs achètent des parts de la société foncière, qui est propriétaire d’immobilier, et bénéficient en retour de dividendes issus des loyers et plus-values immobilières.
Ce secteur de la gestion d’actifs immobiliers est caractérisé par une très forte concentration. Il centralise une multitude de sources de capitaux entre les mains d’un très faible nombre de sociétés et d’employés, qui gèrent beaucoup d’argent. Au total, une vingtaine de sociétés gèrent aujourd’hui une large part des 365 milliards d’euros de patrimoine détenus par le secteur en France. Ces sociétés sont localisées dans un microcosme, dans le quartier central des affaires de l’Ouest parisien. Une myriade d’auxiliaires gravite dans leur ombre : des avocats, des sociétés qui se chargent de la gestion ordinaire des immeubles et des locataires, ou des grandes sociétés de conseil en immobilier. Ces dernières les assistent dans la location ou la vente des immeubles, elles expertisent leur valeur, et compilent des données qui rendent les marchés lisibles et comparables pour les gérants d’actifs.
Ont-ils une influence sur les politiques urbaines ?
Ludovic Halbert : Ces sociétés de gestion d’actifs, qui arrivent avec un pouvoir d’investissement important, sont des acteurs à part entière de l’action publique locale. Mais elles ont tendance à faire peser leurs intérêts à travers des intermédiaires qui sont plus ancrés localement. D’un côté, vous avez les promoteurs immobiliers, ceux qui vont construire les immeubles et pour cela négocier les permis de construire avec les collectivités locales. Parce que les gérants d’actifs sont devenus de très gros clients pour eux, ils se retrouvent à endosser leurs intérêts, leurs attentes, leurs exigences en matière de taille critique des bâtiments, ou d’occupation par de grandes entreprises. Au point de s’en faire le porte-parole.
Il y a aussi les élus et leurs administrations, ainsi que les sociétés d’aménagement, qui cherchent à financer leurs projets. Il s’agit par exemple de soutenir ici la construction d’une skyline de bureaux comme à Lyon Part-Dieu, là de faire venir des entreprises tertiaires pour reconvertir des terrains autrefois industriels, comme à la Plaine Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Dans cette perspective, mais aussi à cause de finances publiques locales très serrées, les collectivités se tournent vers des acteurs hautement capitalisés comme les gérants d’actifs pour financer leurs projets urbains.
On est à la fois entre un agenda entrepreneurial, qui correspond à la concurrence que les élus pensent devoir se livrer entre métropoles pour attirer les capitaux, et les effets de l’austérité sur la capacité d’action budgétaire des collectivités locales.
Diriez-vous que l’État a favorisé l’émergence et l’influence de ces acteurs financiers ?
Antoine Guironnet : L’État a joué un rôle clé, en particulier des gouvernements plutôt de droite, et certains ministères, en particulier celui des Finances. L’État a étendu le domaine de la gestion d’actifs immobiliers en multipliant des instruments juridiques d’investissements et en les rendant attractifs pour les investisseurs. C’est la création des sociétés d’investissement immobilier cotées en 2002, et des organismes de placement collectif immobilier (OPCI), un type de fonds immobiliers, en 2004. À chaque fois, l’État donne un cadre juridique et apporte une stabilité à ces acteurs pour opérer. Il offre également des incitations fiscales aux investisseurs institutionnels et aux particuliers fortunés pour confier leur argent à des sociétés de gestion d’actifs immobiliers.
La deuxième contribution de l’État, c’est de créer des débouchés, d’inciter les entreprises à devenir locataires de leurs locaux, quand auparavant elles étaient plutôt propriétaires de leur immobilier qu’elles considéraient comme outil de production. L’État a accordé des incitations fiscales aux entreprises pour qu’elles vendent leur immobilier à ce type de sociétés de gestion d’actifs. Pour les propriétaires publics, il y a eu des politiques de privatisation du patrimoine immobilier, comme pour celui de France Télécom.
Aujourd’hui, quelle est l’alternative pour une collectivité qui voudrait financer un projet de développement urbain sans passer par les gestionnaires d’actifs ?
Ludovic Halbert : On ne peut pas dire que toute la production de nouveaux espaces urbains repose sur ce circuit-là. Il existe de nombreux autres types de circuits de financement, par exemple les investissements des ménages, qui bénéficient d’exonération d’impôt à travers des dispositifs comme la loi Pinel, même si ce circuit pose des questions en termes d’accessibilité du logement et de poids des promoteurs.
On peut aussi penser au circuit du logement social, qui combine l’épargne privée des ménages à travers le Livret A avec des apports publics, soit sous forme d’exonération d’impôt soit de subventions, qui sont certes de plus en plus restreintes. Et en fin de compte, le financement des logements HLM repose pour beaucoup sur les locataires eux-mêmes, mais sur une durée longue.
Y a-t-il des craintes au sein du mouvement HLM que les pouvoirs publics viennent à vendre à des acteurs financiers des grands ensembles de logements sociaux ?
Ludovic Halbert : Le logement social possède environ un quart du parc de logement en France. Le secteur, qui n’est pas homogène, a une relation ambigüe vis-à-vis des marchés financiers. Une partie du mouvement HLM, en l’occurrence les plus grands bailleurs de statut privé, n’hésite pas à voir dans les marchés financiers un relais possible pour développer leur activité.
Mais il y a une très forte réticence d’une autre partie du monde HLM, qui s’oppose fermement à toute tentative législative d’ouvrir la propriété des logements sociaux à des gérants d’actifs. C’est une lutte menée pied à pied, alors que le recours à ce secteur est présenté comme une solution pour faire face aux difficultés de financement du secteur – difficultés alimentées par les politiques d’austérité de l’État.
Antoine Guironnet : À partir du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, il y a eu plusieurs tentatives via des amendements débattus dans le cadre de la loi Elan en 2018, ensuite via un rapport de l’Inspection générale des finances en 2019. L’Union sociale de l’habitat, qui représente le mouvement HLM, s’est mobilisée avec des syndicats réformistes comme la CFDT, la Fondation Abbé Pierre, Droit au logement (Dal), pour dénoncer cela.
Cette forme de contestation de la gestion d’actifs immobiliers contraste avec la faiblesse d’autres formes de contestation populaire. En France, il y a eu quelques épisodes, comme le mouvement autour de la rénovation de la rue de la République à Marseille, à partir de 2004. La majorité des bâtiments de cette rue étaient détenus par des fonds d’investissement, et la montée en gamme prévue a suscité une importante mobilisation contre les gestionnaires d’actifs immobiliers. La seule autre mobilisation à notre connaissance, c’est contre une opération de rénovation d’un ensemble immobilier par Blackstone pour faire des bureaux dans la Marais, sur lequel était mobilisé le Dal et des écologistes.
Mais au-delà, il y a eu peu de mobilisation en France contre les gestionnaires d’actifs immobiliers. Et pour cause, c’est que ces acteurs sont ici très peu présents dans le logement. On a un paysage contrasté par rapport à des mobilisations très fortes qu’on peut voir à New York, mais aussi à Barcelone et à Berlin, contre ces acteurs de la finance.
Ceci dit, le Dal, dans le cadre de la coalition européenne pour le droit au logement et à la ville, s’est mobilisé à plusieurs reprises à l’occasion du Marché international des professionnels de l’immobilier (Mipim), l’événement phare de la gestion d’actifs qui se déroule chaque année à Cannes (Alpes-Maritimes). Ce Mipim est devenu la cible de contestations fréquentes dénonçant les collusions qui s’y nouent entre acteurs financiers, immobiliers, et publics.
Recueilli par Rachel Knaebel
Photo de une : © Anne Paq