Élisabeth travaille dans une agence de la Matmut, la Mutuelle d’assurance des travailleurs mutualistes, depuis plus de 36 ans. Jusqu’ici, la quinquagénaire était toujours restée motivée et accrochée à son travail. Mais depuis 2018, la mise en place progressive d’un nouveau programme informatique, nommé Smart, a tout chamboulé.
Très vite, Élisabeth, qui est aussi déléguée syndicale, constate une augmentation de la charge de travail, une perte d’autonomie et une pression supplémentaire qui pèse sur le dos des salariés. « Les valeurs mutualistes sont dégradées, les salariés sont malmenés, les assurés sont mécontents... », regrette l’élue de l’Union nationale des syndicats autonomes (Unsa). Ces valeurs mutualistes « de proximité, de solidarité et d’humanité », la Matmut continue à les mettre en avant.
Le nouveau logiciel permet de savoir combien d’appels de clients sont pris par les salariés, combien de dossiers ils traitent, et leur fixe des objectifs individuels à atteindre. Dès l’arrivée de ce nouvel outil, les syndicats tentent de signaler à la direction le mal-être généralisé. « Au départ, le logiciel a été mis en place au sein des agences (pas au siège), ça ne fonctionnait pas, mais ils ont décidé de l’étendre quand même », décrit Michel Lemaire, délégué syndical Force ouvrière (FO) au sein de l’assurance.
Le logiciel bugue beaucoup
En novembre 2021, une grève au siège de Rouen est lancée pour dénoncer une dégradation des conditions de travail. Aujourd’hui, « on est arrivé à un stade où on est dégoûté de notre travail, dit Élisabeth. Avant, on avait un vrai côté mutualiste, c’était une bonne entreprise, maintenant cet esprit disparaît ».
Même cinq ans après l’arrivée de l’outil, les salariés doivent encore jongler avec deux logiciels. Smart « devait remplacer l’ancien logiciel, mais là on joue encore avec les deux. Tout est en doublon et le logiciel bugue beaucoup », relate Michel Lemaire. Les salariés doivent désormais traiter des dossiers provenant de leurs mails, du téléphone, de l’ancien logiciel IUT, et de Smart, lui-même composé de plusieurs onglets.
La direction de la Matmut affirme de son côté que certes, au début du déploiement, il y a eu des phases de double-saisie mais que ces dernières ont disparu « dès lors qu’une population complète a migré sur la nouvelle plateforme ». Reste que les salariés à qui nous avons parlé estiment que, depuis la mise en place de Smart, la charge de travail s’est accentuée du fait des dysfonctionnements.
« Je ne trie plus, je vais en diagonale, c’est impossible de savoir tout ce qu’on a et d’étudier les priorités », regrette Adam*, gestionnaire sinistre depuis 2012. Par ailleurs, toutes les branches internes n’ont pas encore généralisé l’utilisation de ce logiciel. Lorsqu’un salarié travaillant avec Smart reçoit un dossier destiné à un autre service doté de l’ancien logiciel, il ne va pas pouvoir le transférer, mais va devoir rédiger un message qui risque de se perdre lui aussi dans le flux.
Les managers surveillent tout
En plus de ces problèmes techniques, le logiciel a conduit à une perte d’autonomie des agents. « Avant, on savait exactement ce qu’on avait à faire, on avait une bonne visibilité », poursuit Adam. Désormais, c’est une intelligence artificielle qui détermine les priorités et répartit les dossiers en envoyant des « pushs » [notifications] sur l’écran des salariés. « L’outil fait de plus en plus de choses, on a perdu en autonomie et en compétence », regrette Sylvie*, salariée depuis 25 ans. L’inspection du travail qui est intervenue en 2022 sur le site de la Matmut de Saint-Priest, dans le Rhône, a ainsi constaté « une intensification de la charge de travail engendrée par [...] la distribution automatisée de pushs ne donnant aucune lisibilité sur le travail à effectuer et ne prenant pas en compte la technicité des différents dossiers ».
« On est obligé d’accepter toutes les tâches qui apparaissent par push, sinon les managers le savent, j’ai été convoqué au bout de plusieurs refus », raconte Adam. « Les managers ont une vue à 360 degrés, ils connaissent la durée des pauses, leur nombre, les appels reçus, ceux manqués, les tâches effectuées, etc. », décrit Sylvie. Une des nouveautés avec Smart, c’est aussi l’apparition d’un chronomètre lorsque les conseillers acceptent une tâche notifiée par le push. « S’ils sont trop longs à la traiter, ils sont rappelés à l’ordre et on les met en formation », explique Michel Lemaire de FO.
L’ensemble des salarié
es interrogé es affirment que ce fonctionnement ajoute une pression supplémentaire, et engendre un mal-être au travail. « C’est très lourd, la pression des chiffres est au-dessus de tout. On est purement dans le commercial et plus dans le service », confirme Xavier*, conseiller. Pour ce gestionnaire, la situation en interne est devenue « catastrophique ». « Depuis l’arrivée de Smart, il y a énormément de flicage, on passe notre temps à justifier ce qu’on fait », lâche-t-il désabusé.Plus d’arrêts maladie
Après un contrôle effectué en mars 2022 sur le site de Saint-Priest, l’inspection du travail a alerté sur la présence de « nombreux facteurs de risques psychosociaux » au sein de l’établissement. En août 2022, un courrier de mise en demeure de l’inspection du travail est même transmis à Véronique Jolly, directrice des ressources humaines, lui demandant de « compléter l’évaluation des risques portant sur l’ensemble des facteurs psychosociaux incluant l’impact de l’utilisation quotidienne de nouveaux outils informatiques sur les conditions de travail ».
Le malaise ne s’arrête pas au stress d’être surveillé. Pour Pauline*, gestionnaire sinistre dans le sud de la France, la nouvelle organisation liée au logiciel entraîne une perte totale de sens dans son travail. « Aujourd’hui, je commence un dossier que je ne revois plus jamais, il n’y a plus de personnalisation », explique-t-elle. Les dossiers ne sont plus gérés par secteur géographique, tout est nationalisé. Le temps de traitement des dossiers s’en retrouve lui aussi rallongé.
L’ensemble de ces changements pèsent sur la santé des salariés. Le nombre d’arrêts maladie des personnes en CDI est passé de 5,05 % en 2017 à 6,32 % en 2022, selon un rapport de 2022 d’un expert-comptable désigné par le comité social et économique. Sur cette même période, on constate une augmentation des absences de 8,6 % à 16 % pour celles comprises entre quatre et huit jours. Soit le double.
« Il y a un sous-effectif et on n’arrive pas à recruter », s’inquiète Xavier. Dans son courrier, l’inspection du travail soulignait la présence d’un fort turn-over sur le site de Saint-Priest. Une situation confirmée par le rapport comptable : sur l’ensemble des salariés en CDI de la Matmut, on passe de 4,9 % de turn-over en 2020 à 6,9 % en 2022. Cette augmentation est due au fait « des hausses enregistrées des flux d’entrées et de départs », dit le document.
Les assurés en pâtissent aussi
De son côté, Mathieu, assuré à la Matmut depuis 24 ans, explique avoir constaté une dégradation du service. « La messagerie interne ne fonctionne plus, le téléphone ne répond pas, le formulaire de contact non plus… C’est très compliqué de les avoir et d’avoir une réponse », témoigne-t-il. Il dit attendre depuis avril la fermeture d’un contrat et avoir réussi à obtenir une réponse uniquement en taguant sur X (anciennement Twitter) le compte de l’assurance.
Adam, gestionnaire sinistre, confirme ce ressenti : « Avant, l’assuré était presque sûr d’avoir quelqu’un lorsqu’il appelait », ce n’est plus le cas. L’homme explique que dans son équipe, le taux d’accessibilité téléphonique a chuté de 95 % à 35 %. Cela signifie qu’aujourd’hui, seulement un tiers des appels obtiennent une réponse contre presque la totalité avant. Le nombre de dossiers en attente a triplé, de 500 à 1500. Les appels s’enchaînent, les salariés ne peuvent pas répondre aux demandes des assurés, ces derniers les relancent, le nombre d’alertes à traiter augmente et les agents sont encore plus débordés. C’est un cercle vicieux.
L’impossibilité de traiter efficacement les dossiers et de donner une réponse rapide inquiète de nombreux salariés. « On ne nous permet pas d‘apporter la meilleure qualité de service. Derrière on risque un plan social si les sociétaires partent. Il faut qu’on garde les assurés », remarque Adam inquiet. Sa crainte se confirme du côté de Mathieu : « J’ai commencé à sortir mes contrats de là-bas », indique-t-il.
Interrogée, la direction du groupe Matmut dit mettre « tout en œuvre pour réduire les désagréments que peuvent rencontrer certains collaborateurs ». Et défend qu’« un salarié peut être amené à ne pas prendre en charge un flux, sans pour autant être convoqué par son manager. Chaque salarié a l’autonomie pour organiser son activité et a la main sur le logiciel pour se couper de certains flux lorsque c’est nécessaire. » L’entreprise met aussi en avant un progrès selon elle du niveau d’efficacité téléphonique des services de distribution et de suivi des contrats depuis 2019. Elle souligne aussi que « la dynamique commerciale du groupe Matmut est excellente et régulière depuis plusieurs années », avec le chiffre de 10% de sociétaires et 12% de contrats d’assurance gérés en plus entre les exercices 2016 et 2022.
Pour Michel Lemaire, de FO, tout cela ne change rien à son impression que la mentalité de l’assurance a complètement changé ces dernières années. « Avant, on pouvait passer du temps sur les dossiers, mais maintenant on nous parle “d’ambitions”. On s’en fout que les salariés prennent le temps d’écouter les sociétaires, on nous demande de vendre… » Mais que vendre quand on a l’impression que le service se dégrade en même temps que les conditions de travail ?
Lisa Noyal