
« Il y a des décennies où rien ne se passe, et des jours où des décennies se passent. Deux jours, les 8 et 9 septembre, ont changé le visage du Népal moderne. C’est sans précédent. » Le journaliste et auteur népalais Pranaya Rana observe avec stupéfaction le souffle qui a emporté son pays depuis le début du mois.
« Des milliers de jeunes Népalais sont descendus dans les rues lorsque le gouvernement a interdit les réseaux sociaux le 4 septembre. Cette mesure a été largement perçue comme une tentative de museler les critiques, dans un contexte de débat animé sur les réseaux au sujet des “nepobébés”, “#Nepokids”, ces enfants de politiciens qui publient des photos de leur vie luxueuse, relate le réseau népalais de journalisme d’investigation indépendant, NIMJN. La corruption endémique est devenue un sujet brûlant pendant que les manifestations se poursuivaient et que plusieurs bâtiments gouvernementaux étaient incendiés. »
Au moins 72 personnes ont trouvé la mort au cours d’une semaine de manifestations et d’affrontements avec la police, ajoute le média, et environ 1400 personnes ont été blessées selon les autorités. Le Premier ministre, K.P. Sharma Oli, a finalement démissionné le 9 septembre avec le reste de son gouvernement. « Un gouvernement intérimaire dirigé par Sushila Karki, la première femme Première ministre du Népal, devrait organiser des élections en mars 2026 », continue le NIMJN. Sushila Karki, 73 ans, est l’ancienne présidente de la Cour suprême du pays. C’est « une personnalité très respectée, connue pour sa position intransigeante contre la corruption », souligne le quotidien britannique The Guardian.
« Nous comptons sur la nouvelle génération pour nous faire avancer »
La révolte de la jeunesse népalaise a été aussi violente que soudaine : des politiciens ont été frappés par la foule, des journalistes ont été agressés et des sièges de médias brûlés par les manifestants, rapporte Reporters sans frontières. L’organisation « condamne ces violences et appelle la nouvelle Première ministre par intérim, le président népalais Ram Chandra Paudel et l’armée, qui a pris le contrôle du pays, à respecter le travail essentiel des journalistes et à garantir la liberté de la presse ».
Basé à Katmandou, la capitale, le journaliste Pranaya Rana témoignait la semaine dernière auprès du média indépendant états-unien Democracy Now ! d’« un état de confusion, car nous ne savons pas vraiment ce qui se passe actuellement ni dans quelle direction le pays va aller, étant donné que la plupart de nos institutions étatiques ont été détruites ou ne fonctionnent plus. » Mais, ajoutait-il : « Nous comptons vraiment sur la nouvelle génération qui a mené les manifestations, pour nous faire avancer. »
« Pour la première fois dans l’histoire du pays, un mouvement de cette ampleur a été entièrement mené par des jeunes, de la génération Z, nés entre 1997 et 2012 environ. Sur près de 30 millions d’habitants au Népal, environ 40 % appartiennent à cette génération », note le chercheur DB Subedi dans l’édition indonésienne de The Conversation. « Ayant grandi dans une culture numérique façonnée par Internet et les réseaux sociaux, cette génération a connu les pires années d’instabilité politique au Népal. Il y a eu 14 gouvernements au cours des 15 dernières années », retrace-t-il.
En 2008, le Népal est passé d’un système de monarchie constitutionnelle à une république fédérale, ajoute le politiste. « Mais ce changement radical n’a apporté que peu d’améliorations pour les citoyens ordinaires. » Malgré des progrès sur les infrastructures, « les inégalités, la corruption politique et le népotisme persistent. » C’est contre tout ça que la jeunesse népalaise s’est révoltée.
Et elle n’est pas seule. « Les manifestations au Népal font écho à des mouvements similaires menés récemment par des jeunes ailleurs en Asie, notamment au Bangladesh, au Sri Lanka et en Indonésie », écrit le chercheur dans The Conversation.
« Quelque chose, quelque part, peut encore changer »
Le ras-le-bol contre les dirigeants a enflammé les rues d’Indonésie ce mois-ci. Parties de la capitale, des manifestations « contre les salaires et les allocations logement des législateurs qui sont près de dix fois supérieurs au salaire minimum à Jakarta se sont propagées dans tout le pays après la diffusion d’images montrant une unité de police paramilitaire utilisant un véhicule blindé pour percuter un groupe de manifestants, tuant un livreur de 21 ans », décrit Democracy Now !.
Il y a un an, c’était au Bangladesh que la jeunesse faisait tomber une vieille autocratie et plaçait l’économiste Muhammad Yunus à la tête d’un gouvernement intérimaire. Le média américain TruthOut dresse un bilan mitigé de la situation dans le pays depuis cet été 2024 qui a « a remodelé la politique et le quotidien au Bangladesh ».
Depuis la chute du régime de Sheikh Hasina, le 5 août 2024, des forces politiques conservatrices ont repris du terrain et « les attaques contre les communautés adivasis (autochtones), les femmes, les personnes transgenres et queer, ainsi que les minorités religieuses ont été nombreuses. L’espoir qui avait suivi le soulèvement a cédé la place à la crainte d’un avenir qui ressemblerait au passé. »
Mais rien n’est perdu. Car le mouvement de 2024 a aussi ouvert l’espace à de nouvelles voix, notamment via la création et les événements culturels qui ont fleuri depuis un an. Une activiste féministe bangladaise confie à TruthOut : « Une partie de moi est d’un optimisme sans bornes, une autre pense que quelque chose, quelque part, peut encore changer, et que je peux y contribuer. »