Un carburant, l’hexane, caché dans nos aliments : « Les produits végétariens sont particulièrement touchés »

ÉcologieAgro-industrie

De nombreuses huiles alimentaires contiennent un dérivé du pétrole, l’hexane, aux effets néfastes sur la santé. Le journaliste Guillaume Coudray révèle comment la recherche du profit a peu à peu contaminé l’alimentation de toute la planète.

par Sophie Chapelle

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Nombre de consommateurs n’en savent rien – sa présence n’est pas mentionnée sur les étiquettes –, mais un solvant pétrochimique intervient dans la fabrication de leurs aliments. Son nom : l’hexane, un sous-produit pétrolier. L’industrie agroalimentaire utilise l’hexane pour extraire l’huile des graines oléagineuses (tournesol, colza, soja). Alors que les méthodes traditionnelles laissaient jusqu’à 20 % d’huile dans les graines, l’hexane permet d’en extraire jusqu’à 99 %. « L’agroalimentaire a adopté cet hydrocarbure pour augmenter le rendement de l’extraction d’huile et maximiser ses produits », relate Guillaume Coudray dans son nouveau livre, De l’essence dans nos assiettes. Enquête sur un secret bien huilé (La Découverte, 2025). « Dans les usines modernes, des colonnes d’extraction gigantesques brassent les oléagineux dans des piscines d’hexane », décrit-il.

portrait de Guillaume Coudray
Guillaume Coudray est journaliste d’investigation et spécialiste des pratiques de l’industrie agroalimentaire. Il est notamment l’auteur de Cochonnerie. Comment la charcuterie est devenue un poison (La Découverte, 2017).

Concrètement, les oléagineux (colza, tournesol, sésame...) sont broyés et aplatis en flocons. Ils sont généralement soumis à une première pression qui permet d’extraire une partie de l’huile. Puis, ils sont plongés dans un bain d’hexane chauffé autour de 60°C. Presque instantanément, l’hexane commence à dissoudre l’huile contenue dans les flocons. À la sortie du bain d’hexane, on obtient un mélange de solvant et d’huile appelé « miscella ». Ce mélange, composé à plus de 70 % d’hexane, est chauffé à plus de 100°C pour permettre l’évaporation de l’hexane et le séparer ainsi de l’huile. « En théorie, tout l’hexane est récupéré pour être réutilisé. En réalité la récupération totale de l’hexane est impossible. Les produits obtenus contiennent souvent de minuscules traces d’hexane », explique Guillaume Coudray.

Plus d’un million de tonnes d’hexane sont consommées chaque année par les usines de traitement de graines. « Un tiers de l’hexane est perdu dans les produits finis » et « deux tiers sont perdus dans l’atmosphère », relève Guillaume Coudray. Comment en sommes-nous arrivés là ? Avec quelles conséquences sanitaires ? Entretien.

Basta! : Votre livre raconte comment un dérivé du pétrole, l’hexane, se retrouve dans nos assiettes, partout dans le monde. L’industrie agroalimentaire y recourt pour sa capacité exceptionnelle à dissoudre les matières grasses. Quels types d’aliments sont concernés ?

Guillaume Coudray : L’hexane est utilisé pour transformer les oléagineux – soja, colza et tournesol notamment. Des résidus d’hexane peuvent ainsi se retrouver dans une multitude d’aliments, au rayon des huiles bien sûr (la plupart sont extraites à l’hexane), mais aussi dans la margarine. Des résidus d’hexane peuvent également être présents dans les produits élaborés avec des matières grasses obtenues grâce à l’hexane, mais aussi avec de la farine de soja issue du même procédé.

couverture du livre De l'essence dans nos assiettes, de Guillaume Coudray
Guillaume Coudray, De l’essence dans nos assiettes. Enquête sur un secret bien huilé (La Découverte, paru le 18 septembre 2025).

Des desserts lactés, et même des aliments pour bébé, contiennent souvent de la lécithine de soja extraite à l’aide de ce solvant. Cette même lécithine hexanique se retrouve dans de nombreux plats préparés, et même dans le chocolat. L’hexane est aussi utilisé par les fabricants d’arômes alimentaires. Certaines charcuteries industrielles peuvent contenir des « protéines végétales texturées », un ingrédient généralement issu de l’extraction à l’hexane. Les produits végétariens et végan sont particulièrement touchés : ils intègrent souvent des substituts de viande à base de protéines obtenues par un procédé à l’hexane. Par ailleurs, on peut aussi trouver des résidus d’hexane dans des produits cosmétiques.

Un point essentiel concerne la présence de résidus d’hexane dans les produits d’origine animale, comme la viande, le lait, le beurre. Car les aliments qui sont donnés aux animaux d’élevage contiennent très souvent de l’hexane. Les animaux ingèrent ces résidus, comment s’étonner que nous puissions ensuite détecter de l’hexane dans des produits animaux ?

Le tourteau donné aux animaux d’élevage joue précisément un rôle central. Votre ouvrage montre que l’adoption de l’hexane dans l’après-guerre a été fortement poussée par la nécessité de fabriquer des aliments pour l’élevage industriel.

L’essentiel de mon enquête a été de retracer l’historique de ce solvant, d’expliquer comment il s’est imposé comme technologie de référence dans la transformation et le traitement des oléagineux. Quelques grands groupes internationaux – notamment les firmes Cargill, ADM et Bunge – ont été particulièrement moteurs pour l’implantation d’usines à l’hexane. Ainsi, en France, au cours des années 1970, plusieurs gros extracteurs ont été installés dans la péninsule bretonne afin de traiter du soja importé du continent américain.

L’impulsion initiale ne répondait pas vraiment à un besoin de fabriquer de l’huile alimentaire pour la consommation humaine. Ces implantations visaient surtout à produire du tourteau pour les élevages industriels. Le tourteau, c’est ce qui reste des graines de soja, colza, tournesol, une fois qu’elles ont été traitées dans les huileries. On se sert de ce tourteau pour fabriquer les aliments qui sont donnés aux animaux d’élevage, notamment aux porcs et aux poulets.

Afin de permettre le développement de l’élevage intensif, les pouvoirs publics français souhaitaient augmenter la production des aliments destinés aux animaux. Les autorités ont favorisé l’implantation d’usines d’extraction à l’hexane, car ce procédé était considéré comme la technique la plus performante, la plus rentable.

À partir de quel moment l’innocuité de l’hexane a-t-elle été mise en doute ?

Dans les années 1930, on postulait que l’hexane était une molécule chimiquement stable et inerte. Les spécialistes croyaient que l’hexane était inoffensif. Au cours des années 1960, des chercheurs ont commencé à comprendre qu’au contraire, l’hexane est très instable. Je raconte dans le livre comment cette découverte a eu lieu : au cours des années 1960, des cordonniers japonais et italiens ont commencé à utiliser des colles à base d’hexane. Dans ces ateliers, on a diagnostiqué de mystérieux troubles neurologiques chez les employés. Ces épisodes ont marqué le début de la découverte de la toxicité de l’hexane.

L’hexane est une substance lipophile, c’est-à-dire qu’elle est attirée par les lipides. L’hexane a précisément été choisi par les industriels en raison de sa capacité à réagir avec les corps gras, or notre organisme contient beaucoup de lipides. C’est notamment le cas de notre système nerveux, c’est pourquoi il n’est guère étonnant que la toxicité de l’hexane se soit d’abord manifestée au niveau neurologique.

En outre, dès qu’une molécule d’hexane entre dans notre organisme, elle va avoir tendance à se fixer dans la graisse, où le solvant peut se bio-accumuler. Cela entraîne des risques spécifiques. Prenons par exemple le cas d’une femme qui allaite. Le lait maternel est essentiellement fabriqué à partir des réserves lipidiques de la mère. L’hexane qui s’y est accumulé va alors contaminer le lait maternel.

Il a fallu attendre l’année 2024 pour que l’hexane soit enfin reclassé par les autorités européennes comme neurotoxique « avéré » et non plus « suspecté ». Et pourtant, la présence de résidus d’hexane dans les aliments n’est toujours pas mentionnée sur les étiquettes. Comment l’expliquez-vous ?

C’est une question de classification réglementaire. L’hexane n’est pas considéré comme un additif au sens où il serait ajouté volontairement. Il relève d’une autre catégorie : les « auxiliaires technologiques ». La réglementation postule que le solvant est utilisé de façon strictement transitoire, que l’hexane disparaît après avoir été utilisé dans le processus de transformation.

Qu’il s’agisse du nitrite, des polluants éternels, des pesticides, ou de l’hexane, on retrouve toujours le même problème fondamental : en s’appuyant sur certaines études, les agences sanitaires affirment qu’au-dessous d’une certaine dose, la substance ne représente aucun risque.

Les historiennes des sciences Nathalie Jas et Soraya Boudia ont étudié les failles de ce qu’elles appellent ce « gouvernement par la dose ». Car le problème, c’est que très souvent, les doses définies ne permettent pas une protection satisfaisante de la population. Concernant l’hexane, les doses retenues ne l’ont pas été en fonction de tests qui auraient prouvé une véritable innocuité. Elles ont généralement été définies en fonction de la dose minimale que pouvaient obtenir les industriels.

Sur quelles preuves se sont appuyés les premiers fabricants d’hexane des années 1930 pour affirmer qu’il ne restait aucun résidu dans leurs produits ?

J’ai voulu comprendre comment nous sommes arrivés à la situation actuelle, j’ai donc dû reconstituer et raconter toute la saga des huiles et des hydrocarbures. Les premiers grands extracteurs à l’hexane ont été construits au début des années 1930, d’abord à Chicago. La société qui produisait ces extracteurs était la firme Extractochemie.

Dans un article scientifique de l’époque, le responsable de cette société assurait qu’aucun résidu d’hexane ne restait dans les produits finis. La preuve, d’après lui, c’est que les animaux mangeaient sans rechigner le tourteau qui avait été traité à l’hexane. Il considérait que dès lors que des animaux ne pouvaient pas déceler l’odeur ou le goût du solvant, cela signifiait que les produits en étaient exempts. En réalité, l’hexane peut être présent même s’il est indétectable par l’odorat. Et une multitude d’études montre des effets neurotoxiques et reprotoxiques chez l’humain et chez les animaux, même à faible dose.

Quand on ingère ou inhale des résidus d’hexane, notre foie essaie de s’en débarrasser. En cherchant à l’éliminer, notre organisme fait apparaître plusieurs substances, notamment la 2.5 hexanedione (2,5-HD). Ce métabolite de l’hexane est un des plus puissants neurotoxiques que l’on connaisse.

Aujourd’hui, avec tout ce que l’on sait sur les mécanismes de la neurotoxicité de l’hexane et de ses métabolites, il est scandaleux de continuer à partir du principe que, à très faibles doses, les résidus n’auront pas d’effets, notamment sur les enfants, les femmes enceintes, les embryons.

Depuis 1996, l’industrie peut atteindre la limite de 1mg/kg d’hexane dans l’huile. Comment se positionne le groupe Avril, premier utilisateur agro-industriel d’hexane en France, quand vous l’interrogez sur les résidus ?

J’ai interrogé la représentante de Fediol (Fédération des industriels européens des huiles et protéines végétales), qui a souligné que les industriels respectaient rigoureusement la réglementation européenne, définie en fonction des évaluations menées par l’EFSA [l’Autorité européenne de sécurité des aliments, ndlr]. Et c’est vrai que pour l’instant, l’EFSA considère qu’à l’état résiduel, au-dessous d’une certaine dose, l’hexane ne présente pas de problème.

Fediol considère aussi que le tourteau est soumis à différentes manipulations qui entraînent la disparition de l’hexane, parce que les résidus de solvant s’évaporent pendant le chargement, le stockage, le transport et la transformation. Les fabricants de tourteau estiment donc que la limite maximale autorisée à la sortie de l’usine (1 gramme d’hexane par kilo, c’est-à-dire 1 kilo par tonne dans le tourteau) permet de garantir le respect des normes de sécurité.

Pour ma part, je ne dis pas que les doses qui peuvent être décelées dans les produits mis sur le marché sont supérieures aux doses autorisées. La position que j’adopte dans le livre, c’est que la définition de cette dose maximale autorisée de résidus ne permet pas de protéger efficacement la population, car elle ne tient pas correctement compte de l’effet des expositions à basse dose répétées, sur la longue durée. Le rapport de l’EFSA de septembre 2024, qui a conduit à ce que la toxicité de l’hexane soit actuellement réévaluée, souligne qu’il y a trop d’inconnues.

Est-il possible de produire de l’huile alimentaire sans hexane ?

Oui, c’est tout à fait possible de traiter les oléagineux sans recourir à l’hexane. On n’a pas attendu l’ère pétrochimique et l’invention de l’extraction à l’hexane pour fabriquer de l’huile, manger du beurre, du lait et de la viande, et pour nourrir le bétail. D’ailleurs, dans l’alimentation bio, l’utilisation d’hexane est interdite. C’est la preuve qu’il est possible de s’en passer.

En dehors de la bio, il existe de nombreuses unités de production qui n’ont pas recours à l’hexane. Le groupe Avril, que vous évoquiez tout à l’heure, possède également des usines sans hexane, mais elles restent minoritaires. L’une de ces usines se situe à Dieppe (Seine-Maritime) ; suite à l’explosion d’un extracteur à l’hexane qui a fait deux morts en 2018, l’industriel a conçu une usine sans hexane.

Parmi les autres sites industriels qui travaillent sans recourir aux solvants, on peut citer la société Centre-Ouest Céréales, à Chalandray, dans la Vienne. L’usine traite les oléagineux des agriculteurs des alentours, et pas une goutte d’hexane n’intervient dans le procédé. Dans le livre, j’évoque d’autres producteurs, de plus petites tailles, qui fabriquent également d’excellents produits en recourant uniquement à des procédés traditionnels. Autrement dit, les techniques pour une extraction plus vertueuse existent déjà, ce qu’il manque c’est la volonté de les généraliser à toute la production.

Est-ce principalement la recherche de productivité et de baisse des coûts qui amènent l’industrie agroalimentaire à ne pas renoncer à l’hexane, malgré les risques ?

C’est précisément pour comprendre cela que j’ai voulu mener l’enquête. Il y a plusieurs causes à cet immobilisme. En premier lieu, l’hexane ne coûte pas cher, et cet hydrocarbure est disponible en abondance. Son utilisation est particulièrement rentable pour les industriels, car elle permet d’accroître les volumes de production, tout en minimisant la main-d’œuvre.

Il y a aussi la force de l’habitude : l’extraction à l’hexane étant devenue le « procédé standard », aucun grand groupe n’ose vraiment remettre en question ce procédé. J’ai découvert que les professionnels savaient depuis longtemps que le scandale de l’hexane risquait d’éclater au grand jour. Mais, à partir du moment où un produit n’est pas n’interdit, pourquoi ne pas continuer à l’utiliser, dès lors qu’il est profitable ?