Basta! : Votre association, Equipop, travaille à faire avancer la santé et les droits des femmes et des filles dans le monde. Elle a cosigné avec la fondation Jean-Jaurès un rapport intitulé « Droits des femmes : combattre le “backlash” ». Pouvez-vous nous expliquer ce concept de « backlash » ?
Lucie Daniel : Ce concept, traduit par « retour de bâton » en français, a été théorisé par la journaliste états-unienne Susan Faludi au début des années 1990. Elle voulait par là désigner les attaques des Républicains contre les droits des femmes.
Le terme a été remis au goût du jour l’année dernière, en 2022, suite à l’annulation aux États-Unis de l’arrêt Roe vs Wade qui avait institué le droit l’avortement au niveau fédéral dans le pays en 1973. « Backlash » est un concept qui désigne les actions de mouvements masculinistes et conservateurs qui agissent et réagissent violemment dès que les droits des femmes progressent.
Ces groupes mènent des actions pour stopper les progrès de ces droits, mais aussi pour les faire reculer. Trois types de discours sont particulièrement mobilisés par les mouvements anti-droits : celui de l’« idéologie de genre » qui viendrait perturber « l’ordre naturel » du monde, en particulier la vision traditionnelle de la famille hétéronormée ; celui de « l’impérialisme culturel et la colonisation idéologique » ; celui de l’avortement présenté comme un crime.
Les organisations féministes sont considérées comme des menaces à l’identité nationale, car elles seraient des « agents étrangers », ce qui suit bien la rhétorique des anti-droits, selon laquelle l’égalité de genre serait le fruit d’un agenda impérialiste occidental. Notre rapport a été rédigé pour susciter un sursaut politique en France et ailleurs pour que les gouvernements prennent la mesure de ces attaques. C’est une invitation à passer à l’action.
Vous évoquez 2022 et les reculs aux États-Unis du droit à l’avortement. Mais est-ce que #MeToo, en 2017, n’est pas aussi un moment clé ?
Clara Dereudre [1] : Effectivement. La libération de la parole des femmes et l’attention que l’on y a portée ont entraîné un violent retour de bâton. Beaucoup d’entre elles se sont retrouvées attaquées devant la justice pour diffamation, et il y a eu beaucoup de harcèlement sur les réseaux sociaux.
Lucie Daniel : Le tournant des années 1990 marque néanmoins aussi un moment charnière. De grandes conférences sur les droits des femmes ont lieu au niveau de l’Onu – on peut citer celle du Caire en 1994 et Pékin en 1995 – et les mouvements antidroits commencent à s’internationaliser et à s’organiser précisément dans ces années-là, en réaction.
Il est important d’avoir en tête que le concept de « backlash » n’est pas nouveau. L’histoire des droits de femmes est loin d’être linéaire. Elle est ponctuée d’avancées et de reculs. C’est un combat sans relâche et il faut rester vigilant en permanence sur ces questions. Mais c’est vrai de beaucoup de luttes sociales.
Les mouvements masculinistes produisent d’ailleurs des discours misogynes mais également racistes ; ils s’attaquent à tous les droits fondamentaux. En Hongrie par exemple, le « backlash » des droits des femmes découle de la convergence entre les attaques antigenre, anti-LGBTQIA+ et antidémocratiques.
Dans votre rapport, vous écrivez que « les femmes et l’égalité de genre sont des enjeux autour desquels les équilibres entre États se composent et se décomposent ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Lucie Daniel : On peut citer l’exemple de la dernière commission de l’Onu sur les droits des femmes, qui a eu lieu en mars dernier à New York. Le thème, c’était le numérique et l’accès à l’éducation, soit, a priori quelque chose d’assez anodin d’un point de vue diplomatique.
On a pu voir à quel point cela cristallisait des rapports de forces politiques. On a vu une coalition d’États autour du Guatemala, du Nigeria et du Cameroun par exemple, avec des prises de position contre des tentatives d’avancées des droits des femmes. On peut également citer l’impérialisme de Poutine et son désir expansionniste, qui accompagne une guerre contre les femmes en Russie.
Le contrôle du comportement, des corps et de la sexualité des femmes reste très politique. À partir de cette question fondamentale, certains États tirent un fil très « régressiste » et d’attaques contre les droits de toutes les personnes LGBTQIA+.
On peut ajouter qu’il y a une convergence des agendas antigenre et climatosceptiques, et des alliances qui se nouent autour de ces idéologies. Les deux premières actions de Donald Trump, quand il arrive au pouvoir, c’est de stopper le financement par les États-Unis de programmes en faveur de l’accès à l’avortement dans le monde et de se retirer de l’accord de Paris sur le climat. La politique de Jair Bolsonaro au Brésil a été à l’avenant : il a vraiment mené une politique très viriliste tout en affirmant son climatoscepticisme.
Vous demandez que le second quinquennat d’Emmanuel Macron soit celui de la politique étrangère féministe de la France. Pouvez-vous détailler ?
Lucie Daniel : C’est un concept qui a été théorisé par la Suède au début des années 2010, et qui a été formalisé dans un document de politique étrangère. Il repose sur trois axes – les trois « R » en anglais : « rights » (les droits), « ressources » (les moyens) et « representation » (la représentation).
Qu’est-ce que cela signifie ? Que les politiques étrangères doivent être basées sur les droits et donc, par conséquent, augmenter les budgets alloués aux programmes internationaux qui concernent l’égalité de genre. Cette politique implique par ailleurs d’avoir une approche intersectionnelle ; et de porter une attention particulière aux discriminations croisées : les femmes en situation de handicap par exemple, ou atteintes du HIV.
Il s’agit enfin de nommer des femmes aux postes à responsabilité ; les corps diplomatiques étant dans l’ensemble très masculins. L’importance de ce sujet a été révélée, si besoin était, lors de l’arrivée du gouvernement suédois de droite (soutenu par l’extrême droite, ndlr), à l’automne 2022 : l’un de leurs premiers gestes a été l’abandon de cette diplomatie féministe.
En France, la mise en place d’une diplomatie féministe impliquerait de changer en profondeur la culture institutionnelle, et elle mènerait le pays à porter une voie beaucoup plus forte sur l’égalité femmes/hommes en faisant du sujet une priorité dans les échanges diplomatiques. Elle pourrait, par exemple, être beaucoup plus offensive sur la défense de la convention d’Istanbul, traité contraignant en matière d’égalité femmes/hommes dont on dispose au niveau du Conseil de l’Europe, et autour duquel il y a eu des évolutions positives il y a peu.
Une diplomatie féministe impliquerait par ailleurs un soutien bien plus important des associations féministes françaises, car ce sont les premières actrices qui permettent de faire avancer les droits des femmes. Il existe une littérature académique importante qui permet d’affirmer que « l’activisme féministe fonctionne ».
Elles jouent un rôle fondamental, mais sont très peu financées. Il faut leur faire confiance, et leur apporter des financements sur le long terme, en France, et ailleurs dans le monde. On sait qu’une part infime de l’aide au développement atterrit dans les associations féministes, cela doit changer. Et c’est d’autant plus important que la lutte contre le « backlash » passe par la construction de solidarités féministes transnationales.
On a pu voir ces derniers mois, au Mexique, des mouvements féministes qui aident des femmes américaines à venir avorter au Mexique. C’est un exemple très parlant et très marquant de l’importance de ces solidarités qu’il faut soutenir. Car en face, on a une internationale antidroits, sexiste, misogyne et conservatrice qui est très organisée.
Pouvez-vous revenir sur cette organisation des mouvements masculinistes et antidroits que vous décrivez comme « très connectés » et « généreusement financés » ?
Lucie Daniel : Pour comprendre leur genèse, il faut revenir au début des années 1990 et des grandes conférences de l’Onu que nous avons déjà évoquées, et à l’issue desquelles les États reconnaissent que les femmes doivent être maîtresses de leur sexualité. Cela provoque une sorte de panique qui pousse les associations et mouvements antidroits à s’organiser et s’internationaliser.
Clara Dereudre : Vingt ans plus tard, au début des années 2010, on a affaire à une offensive composée d’acteurs très hétéroclites qui rassemble des États, des partis politiques, des groupes religieux, des ONG… On peut citer les États-Unis de Donald Trump, le Brésil de Bolsonaro, l’Arabie saoudite ou le Pakistan ; soit des États qui se retrouvent autour des projets de recul des droits des femmes.
C’est ainsi qu’en 2020, ils signent ensemble la déclaration du Consensus de Genève (signée par 35 États au total), en marge d’une conférence de l’Onu. Sous couvert de protéger les valeurs traditionnelles et la famille, il s’agit de dire qu’il n’existe pas de droit international à l’avortement (Depuis que Joe Biden est arrivé au pouvoir, les États-Unis en sont sortis, ndlr).
Lucie Daniel : Cette déclaration du Consensus de Genève n’a pas de conséquences concrètes immédiates dans la mesure où il s’agit d’un texte non contraignant. Mais politiquement, ça compte. C’est clairement un signal envoyé à la communauté internationale affirmant l’attachement de tous ces États aux valeurs traditionnelles et au modèle familial patriarcal.
Ces démonstrations de force ne sont pas sans peser sur l’échiquier international. Il ne faut pas sous-estimer leurs stratégies visant à détricoter peu à peu les conventions internationales qui concernent la protection des droits fondamentaux. Les services de renseignement états-uniens ont identifié en mars 2022 « “l’extrémisme misogyne” comme une menace réelle » exerçant un nouveau type de violence sur les femmes.
Qu’en est-il de leurs moyens financiers ? Qui permet à ces mouvements d’être si dangereux ?
Lucie Daniel : En 2020, le média en ligne OpenDemocracy a publié une enquête qui a révélé que 280 millions de dollars auraient été dépensés entre 2008 et 2017 dans le monde par 12 organisations américaines de la droite chrétienne pour financer des campagnes antigenre et anti-LGBTQIA+.
On s’inquiète notamment de leur influence en Afrique, en Ouganda par exemple où une loi extrêmement homophobe vient d’être promulguée. Le texte prévoit jusqu’à 20 ans de prison si des personnes ou organisations « promeuvent » l’homosexualité ou ont des relations homosexuelles (cette loi va même jusqu’à menacer de condamnation des relations homosexuelles, ndlr).
Clara Dereudre : On peut également citer le congrès des familles en Pologne ou en Hongrie. Une enquête de Mediapart de 2020 que nous citons dans le rapport ] suggère que la Manif pour Tous aurait notamment bénéficié de financements issus de la Fondation Jérôme-Lejeune. Avec l’Alliance vita, cela fait deux organisations qui participent à des campagnes très offensives, à la limite de l’entrave au droit à l’IVG.
Lucie Daniel : On peut également parler de l’initiative One of Us, en Europe, premier mouvement à avoir eu recours à l’initiative citoyenne européenne, de manière assez ironique puisque cet outil démocratique était d’abord conçu pour faire avancer les droits.
Officiellement, cette initiative s’attaquait à la recherche sur l’embryon, mais il s’agissait en fait d’attaques contre le droit à l’avortement. Elle avait recueilli 1,8 million de signatures, grâce au soutien du Vatican et de deux membres du Parlement européen notoirement antidroits. Même si la Commission européenne a décidé de ne pas soumettre de proposition législative, elle avait quand même dû l’examiner.
Des chercheuses ont également décrit des stratégies en ligne, qui ont donné lieu à l’apparition d’une « manosphère », une communauté d’hommes masculinistes qui prétendent se défendre contre des « attaques » féministes à leur encontre et qui mènent une guerre contre l’égalité.
Parmi les victoires de ces mouvements anti-droits, vous citez l’épisode, en France, de l’« ABCD de l’égalité ». Pouvez-vous détailler ?
Lucie Daniel : Avec l’adoption de la loi permettant le mariage de personnes de même sexe, les mouvements antidroits ont perdu une manche. Mais dans le sillage de ce premier échec de la Manif pour Tous, on a eu cette offensive contre l’« ABCD de l’égalité ».
Les personnes qui s’y sont attaqué ont usé de techniques de désinformation très élaborées, en ressortant des documents de l’Organisation mondiale de la santé sur l’éducation à la sexualité, en trafiquant des captures d’écrans, en prétendant que l’on allait apprendre aux enfants à se masturber.
Il y a même eu des appels, via SMS, à retirer les enfants de l’école. Tout cela était d’une grande malhonnêteté intellectuelle, mais ça a fonctionné. Et on ne peut que constater, aujourd’hui, combien il reste difficile d’avancer sur ces sujets au sein de l’école. On sait très bien que l’éducation des plus jeunes est un sujet important pour les mouvements antidroits. Ils manipulent des concepts au nom de la protection des enfants et les retournent pour mieux avancer leurs pions.
Vous expliquez également que les mouvements antidroits sont également en train de peser dans la redéfinition de la notion de « société civile »…
Lucie Daniel : Le réseau féministe AWID a documenté plusieurs cas de figure, notamment au sein de l’Union africaine, où des organisations féministes et LGBTQIA+ se sont vu retirer leur statut d’observatrices, au nom de prétendues « valeurs fondamentales africaines ».
Nos partenaires africaines mentionnent souvent le fait qu’on leur reproche d’importer une pensée qui serait occidentale et postcoloniale. Ce dont elles se défendent en rappelant que les femmes d’Afrique n’ont pas attendu les Européennes pour défendre leurs droits. On entend les mêmes discours en France à propos des études de genre, que l’on aurait importées d’ailleurs.
Le problème, c’est que les discours masculinistes et antidroits trouvent un large écho dans un certain nombre de médias, y compris français. Des hommes accusés de violences sexuelles sont invités sur des plateaux où ils mobilisent une rhétorique d’inversion de la culpabilité et de remise en cause de la parole des femmes typique du « backlash ». Cela fait perdurer un discours dominant et une vision qui banalise les violences.
Le simple fait de reprendre la terminologie de ces mouvements – « théorie du genre », « wokisme » – contribue à légitimer leurs discours et à discréditer les mouvements d’émancipation dans leur ensemble. La question des mots est importante : les mouvements antichoix s’appellent « pro vie », alors qu’ils n’ont jamais sauvé de vies, au contraire leur idéologie met en danger la vie des femmes qui avortent dans des conditions désastreuses.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo de une : Marches des femmes à New York en 2018/CC BY 2.0 Alec Perkins via flickr.