Les victimes de pesticides auront-elles droit un jour à un procès pénal ? Stéphane Rouxel et Laurent Guillou le souhaitent ardemment. Anciens salariés de la coopérative agricole Triskalia, ils ont été intoxiqués en février 2009 sur leur lieu de travail, puis en février et mai 2010 [1]. Quelques mois plus tard, ils ont déposé plainte pour empoisonnement. D’abord classée, puis jugée irrecevable avant d’être finalement instruite, leur plainte a donné lieu à une longue enquête, qui a connu divers rebondissements avant d’être définitivement close en avril 2022. Ils attendent maintenant l’avis du procureur. Va-t-il décider de poursuivre, ou non, les personnes mises en cause ? Est-ce que Triskalia, aujourd’hui fondue dans l’immense groupe agroalimentaire Eureden, devra rendre des comptes ?
Saignements de nez, céphalées et maux de ventre
« Le procureur devrait nous donner une réponse. Cela dure quand même depuis 2010 », retrace Stéphane Rouxel. Cette année-là, « deux petits ouvriers portent plainte contre une grosse boîte pour empoisonnement », explique-t-il pour résumer « l’affaire ». Tout a commencé en février 2009, à Plouisy, commune située à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Saint-Brieuc, dans les Côtes-d’Armor. Nous sommes sur le site agro-industriel de la coopérative Triskalia, où on stocke et transporte des céréales destinées à l’alimentation animale. Deux filiales, qui appartiennent à Triskalia, se partagent le travail : Eolys se charge du stockage, tandis que Nutrea transforme et transporte.
Mal ventilées, les céréales stockées sur le site de Plouisy germent et moisissent. Des insectes s’y installent. Pour se débarrasser de tous ces nuisibles, les céréales sont aspergées de Nuvan Total, un pesticide interdit depuis 2007. Problème : les salariés chargés du transfert et du transport de ces céréales ne sont pas au courant. Parmi eux : Stéphane Rouxel et Laurent Guillou. Exposés sans protection, ils font de violentes réactions : brûlures du cuir chevelu et de la peau, saignements de nez, maux de tête, douleurs au ventre. « En 2010, j’ai ressenti les mêmes symptômes, évoque Stéphane. On ne pouvait même plus entrer boire un café dans notre local de pause, qui était plein de poussières remplies de produits. »
En jetant un œil aux pompes d’injection des pesticides, Stéphane constate un important surdosage de Nuvagrain, insecticide alors autorisé (mais interdit depuis). Le débit avec lequel est aspergé le produit toxique est trop important : « Les céréales étaient pulvérisées à hauteur de 40 à 50 %, au lieu des 10 % autorisés. ». Un autre salarié ainsi que le médecin de la mutualité sociale agricole (MSA, l’équivalent de la Sécurité sociale côté agricole) confirmeront ce surdosage. « Avec Laurent, on était vraiment mal. Il fallait qu’on s’éloigne pour ne pas tousser et avoir des plaques sur le corps. On s’est dit que ce n’était plus possible. On est partis à la gendarmerie. »
L’inspection du travail s’en mêle
En plus de la plainte pour empoisonnement de Stéphane et Laurent, plusieurs alertes sont envoyées au procureur par l’inspection du travail. Les courriers qui lui sont adressés expliquent que plusieurs salariés de Nutrea ont été « victimes de maux de tête, de douleurs au ventre, de saignements de nez, de picotements de la langue, de troubles du sommeil ». L’un d’eux évoque le fait que le produit a été injecté directement dans les gaines de ventilation pour diffuser les produits, sans dosage. « Plusieurs infractions délictuelles au Code du travail » sont relevées par l’inspection du travail. Mais en 2015, soit cinq ans après son dépôt, la plainte de Laurent Guillou et Stéphane Rouxel est classée. Motifs : les personnes morales ont disparu (Nutrea a été dissoute et Eolys a subi une fusion-acquisition) ; et les charges à l’encontre des personnes physiques sont insuffisantes. « La découverte d’éventuels éléments probants, cinq ans après les faits, au sein d’entités n’ayant plus d’ existence légale, [devient] fort aléatoire », ajoute le vice-procureur de l’époque Alain Le Coz.
Pourtant, de nombreux « éléments probants » vont finir par apparaître. Car Stéphane et Laurent déposent une nouvelle plainte, directement devant le juge d’instruction. Les gendarmes, à qui l’enquête est confiée, auditionnent plusieurs dizaines de personnes - des salariés mais aussi des agriculteurs. De nombreux témoignages confirment l’absence de protection et d’information sur les risques et dangers des pesticides. « Il n’y avait que de simples masques en papier alors que l’on passait huit heures dans la merde et que celui-ci est inefficace au bout de cinq minutes », rapporte un salarié. D’autres témoins expliquent que, suite aux pulvérisations de pesticides, ils ont observé « une mortalité importante chez les pigeons et chez toute la faune qui venait manger les céréales ».
Les enquêteurs découvrent de nouvelles victimes, qui évoquent des « sensations de picotements de la langue », du « sang craché », des « brûlures », des « vomissements », des « insomnies », des « maux de tête et de ventre ». Certaines depuis 2009, d’autres depuis 2010. Des agriculteurs font part de brûlures au visage suite à l’ouverture de sacs d’aliments pour animaux, ou d’effets délétères sur leurs bêtes. Les enquêteurs récupèrent en plus des résultats d’analyses qui attestent notamment d’un surdosage du Nuvagrain pulvérisé en 2010.
« Pour les petits comme nous, il n’y a pas de justice. »
Mais ces nouveaux éléments ne suffisent pas à la justice : en avril 2021, le procureur prononce un non-lieu. La décision est cinglante pour Stéphane Rouxel et Laurent Guillou. Mais aussi pour tous ceux et celles qui se tiennent à leurs côtés depuis des années. Parmi eux : Claude Le Guyader, ancien chauffeur-livreur pour Nutrea. Victime d’une intoxication aux pesticides à la fin 2009, il souffre depuis d’importantes difficultés respiratoires, douleurs diverses et céphalées récurrentes. Sa demande de reconnaissance en maladie professionnelle, déposée en 2010, a été obtenue en 2018. En 2019, il obtient la reconnaissance du caractère abusif de son licenciement. Il réclame maintenant la reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur. Elle lui a été refusée une première fois en décembre 2020. Mais il a fait appel. L’ancien ouvrier, épuisé par ces années de procédure pense que « pour les petits comme nous, il n’y a pas de justice. C’est tout. C’est ça que je retiens moi ».
Édith Le Goffic approuve d’un regard déterminé les dires de Claude Le Guyader. Son mari, Gwenaël, ancien salarié de Nutrea/Triskalia, s’est suicidé sur son lieu de travail, à Plouisy, en 2010. Après d’âpres bagarres, Édith a réussi à faire reconnaître ce suicide comme un accident du travail. La faute inexcusable de son employeur a en plus été reconnue. Au départ « impressionnée » par cette grosse entreprise, qui ne s’est pas privée de l’écraser de son mépris, Édith n’a jamais baissé les bras. Soutenue par l’avocat François Lafforgue, comme l’ensemble des victimes de Triskalia, elle espère elle aussi qu’un procès pénal se tiendra un jour.
« Les entreprises doivent savoir qu’elles ne peuvent pas jouer avec la vie des gens, dit-elle d’une voix claire. Il faut dire stop. Donc aujourd’hui, il nous faut un pénal. » « Avec un procès pénal, on s’adresse à la société pour dire qu’il y a des interdits, insiste Serge Le Quéau, de l’union syndicale Solidaires, inlassable soutien des victimes du système agro-industriel. Il faut dire que quand on enfreint les lois, on est puni. On ne peut pas empoisonner les gens comme ils l’ont fait. »
Pouvoir tourner la page
Pour Stéphane et Laurent, un procès pénal serait une façon de tourner définitivement la page d’une grave atteinte à leur santé, d’un bouleversement de leurs vies privées et professionnelles. « Tout cela m’a empêché de continuer ma vie professionnelle, explique Stéphane. J’ai mis beaucoup de temps à retrouver du travail. C’est toujours compliqué avec ma maladie. Je trouve des missions d’intérim comme cariste ou magasinier, mais il faut que ce soit dans des entrepôts sans produits. Je n’ai que quelques missions par-ci par-là. Je veux obtenir une réparation pour tout cela. »
Bien sûr, il y a eu le civil. Où Stéphane et Laurent ont tout gagné, en dépit des nombreux recours et appels de leurs employeurs : reconnaissance de leur intoxication comme accident du travail, faute inexcusable de leur employeur, requalification de leur licenciement pour inaptitude comme étant abusif. Mais le civil, « ce n’est pas pareil », dit Stéphane. La justice civile ne permet pas de condamner l’auteur d’un éventuel délit. « Ce qu’on réclame, c’est un peu de justice. Que les personnes qui nous ont ordonné de faire ce qu’on a fait soient punies. Tout le monde doit avoir le droit de travailler dignement, sans être intoxiqué », pense Stéphane.
La France accablée par l’Europe
Lassées d’attendre, les victimes de Triskalia jouent une nouvelle carte en 2016. Elles saisissent la commission des pétitions, qui dépend du Parlement européen. « Cette démarche peut être enclenchée par tout citoyen européen quand il y a une infraction aux directives européennes, explique Michèle Rivasi, députée européenne écologiste, engagée aux côtés des victimes de Triskalia. En l’occurrence, plusieurs directives n’ont pas été respectées, concernant l’utilisation des pesticides, et la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs [2]. »
« On voulait dénoncer ce qui se passait en France, détaille Serge Le Quéau, à l’origine de cette saisine. Les empoisonnements des salariés et la façon dont ils étaient traités. On a fait appuyer notre saisine par une pétition citoyenne. Nous avons eu 70 000 signatures. » À Bruxelles, l’affaire fait grand bruit. Une mission se déplace carrément en Bretagne, en juin 2018, pour venir enquêter, et elle rend un rapport accablant pointant divers dysfonctionnements ; en particulier concernant le stockage des pesticides dans les entrepôts des distributeurs et revendeurs : 70 % des inspections réalisées chez les distributeurs et les revendeurs de pesticides bretons révèlent des non-conformités.
Interpellé, le gouvernement français laisse traîner. « La Commission des pétitions ne peut pas clôturer son rapport final, explique Serge Le Quéau, parce que la France n’a pas répondu à toutes ses questions, en particulier le ministère de l’Agriculture. » Aux dernières nouvelles, tout pourrait être bouclé en février 2023, mais il peut toujours y avoir de nouveaux atermoiements. « C’est exceptionnellement long, je n’ai jamais vu ça », rapporte Michèle Rivasi, ajoutant que « quand il sera clos, le rapport final sera remis au pétitionnaire et envoyé au tribunal de Saint-Brieuc ».
Celui-ci en tiendra-t-il compte ? « Le juge pénal peut être intéressé par ce qui se passe par ailleurs », répond François Lafforgue quand on lui pose la question. Mais le procureur, qui exerce sous l’autorité directe du ministère de la Justice, osera-t-il infirmer l’avis qu’il avait rendu en avril 2021 ? Le parquet reconnaissait alors que Laurent Guillou et Stéphane Rouxel avaient bien été victimes d’une intoxication aux pesticides, mais que l’enquête n’avait pas été en mesure de prouver l’intentionnalité de quiconque de les empoisonner. L’argument avait alors été contesté par François Lafforgue, qui avait écrit au procureur, lequel avait demandé une énième réouverture de l’enquête. Celle-ci a été définitivement close en avril 2022. Depuis… silence radio. Interrogé par basta!, le procureur n’a pas donné suite. Eureden – qui a absorbé Triskalia en 2020 – non plus.
Nolwenn Weiler