Contrairement à ses deux grands voisins, le Venezuela et le Brésil, la Colombie n’occupe guère de place dans nos médias. À croire que, longtemps coincé dans la rubrique « narcotrafic », le pays de Pablo Escobar s’est normalisé avec la signature de l’accord de paix, en 2016. Fin de la guerre, fin de l’histoire. D’où l’oubli – médiatique en tous les cas – dans lequel le pays est tombé… Et le choc à y regarder de plus près, pour quiconque découvre la gravité de la situation.
En 2019, la Fondation pour la liberté de la presse a enregistré 113 menaces et 360 agressions contre des journalistes. Classée 130e sur 180 pays en matière de liberté de la presse, loin derrière l’Argentine (64e) et même le Brésil (107e), la Colombie se montre plus dangereuse encore pour les travailleurs, au point de faire partie des « dix pires pays » au monde selon la Confédération syndicale internationale (CSI) [1]. Si le nombre d’assassinats de syndicalistes a baissé pendant la période 2014-2016, alors que se négociait l’accord de paix, il est à nouveau en hausse depuis 2017.
Record du nombre de défenseurs environnementaux assassinés
Entre 2016 et 2018, dans près de la moitié des cas, les auteurs des assassinats de syndicalistes n’ont pas été identifiés. Parmi ceux qui le sont, la plupart sont des paramilitaires. En 2018, année particulièrement meurtrière, 34 syndicalistes furent tués. 14 autres entre 2019 et début 2020.
La Colombie détient également le triste record du nombre de défenseurs environnementaux assassinés. En 2019, 212 personnes ont été tuées à travers le monde pour avoir défendu pacifiquement leurs terres ou s’être opposées à la destruction de la nature. 64 d’entre eux étaient colombiens. Encore s’agit-il d’une approximation minimale car bien souvent les cas ne sont pas enregistrés [2].
Fin 2019, selon le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR), il y avait un peu plus de six millions de personnes déplacées en Syrie à cause du conflit qui ravage ce pays depuis 2011. En Colombie, huit millions de personnes sont déplacées à cause des violences. C’est le pays qui continue d’enregistrer le nombre le plus élevé de déplacés internes au monde [3]. À ceux-ci, il convient d’ajouter plus de 1,2 million de migrants vénézuéliens.
Une guerre pour déplacer les personnes des terres convoitées
Loin de se résorber, le nombre de déplacés est reparti à la hausse en 2018. Depuis le début de l’année 2020, plus de 16 000 personnes ont été déplacées [4]. Des chiffres qui jettent une lumière crue sur la dynamique du conflit armé : il y a des déplacés à cause de la guerre, mais surtout une guerre pour déplacer les personnes des terres convoitées.
Le 26 février 2020 fut présenté le Rapport annuel du Haut Commissariat des Nations unies pour les droits humains sur la situation en Colombie durant l’année 2019 [5]. Il dresse un sombre tableau. 36 attaques, provoquant la mort de 133 personnes – chiffre le plus élevé depuis 2014 – ont été enregistrées cette année-là. En outre, 108 défenseurs des droits humains ont été assassinés. L’organisation colombienne, Indepaz, a comptabilisé, quant à elle, le 21 août 2020, le millième dirigeant social ou défenseur des droits humains assassiné depuis la signature de l’accord de paix en 2016 [6].
La sidération face aux coups et à la brutalité ne doit pas faire croire à une violence « gratuite » ou « aveugle ». La logique de la guerre est connue et documentée, ainsi que ses marqueurs historiques, territoriaux et « développementalistes ». Le rapport du HCR le rappelle : sur les 108 défenseurs tués, deux-tiers s’occupaient des droits des communautés et groupes ethniques, et les trois-quarts d’entre eux ont été assassinés en milieu rural, dans des municipalités caractérisées par une pauvreté supérieure à la moyenne nationale, une violence endémique, et la présence de groupes armés et de cultures illicites (le plus souvent la coca).
Le taux d’impunité pour les homicides contre les défenseurs des droits avoisine 95 %
Quatre ou cinq départements, dont Antioquia et le Cauca, sur les 32 que compte le pays, concentrent la majorité des exactions. Ainsi, selon Indepaz, sur les 51 exactions qui ont eu lieu dans le pays depuis le début de l’année, plus de la moitié se sont déroulées dans trois départements : Antioquia, Nariño et Cauca [7].
La courbe de la violence aggrave les inégalités de l’un des pays déjà les plus inégalitaires du continent latino-américain. La pauvreté est trois fois plus élevée en milieu rural qu’en milieu urbain, l’analphabétisme quatre fois plus. Les populations autochtones et les communautés afro-colombiennes, majoritairement rurales, cumulent les discriminations et sont particulièrement affectées par la violence. Le HCR exprimait d’ailleurs sa préoccupation concernant les homicides des communautés autochtones du Cauca, dont 66 membres du peuple Nasa, au nord du département, ont été tués en 2019.
Le manque d’accès à la justice, l’impunité – le taux d’impunité pour les homicides contre les défenseurs des droits humains tourne autour de 95 % –, l’absence de réparations, matérielles et symboliques, envers les victimes, le refus de s’attaquer aux causes structurelles du conflit armé qui a déchiré le pays… Tout cela participe du cycle de déni, de violence et d’injustice. La Colombie a encore été frappée de plein fouet par une terrible vague de violences cet été, avec dix massacres en août [8].
La question de la terre est au centre de la guerre. La réforme agraire intégrale, inscrite dans l’accord de paix, constitue l’un des principaux défis du dépassement du conflit armé. Et la mesure de l’échec de quatre ans de paix. Sur les 6,5 millions d’hectares dépossédés au cours des décennies précédentes, moins de 6% ont été restitués.
L’accord de paix suppose une coexistence entre agriculture paysanne et extractivisme
Si le processus n’avance pas, c’est beaucoup moins du fait de difficultés techniques ou de lenteurs bureaucratiques qu’en raison d’une contre-réforme agraire, dont la dépossession est le principal marqueur, et qui demeure l’objectif du pouvoir. L’accord de paix suppose une coexistence entre agriculture paysanne et extractivisme, à savoir l’exploitation intensive de ressources naturelles peu ou pas transformées, et principalement destinées à l’exportation. Dans les faits, il n’y a pas cohabitation, mais subordination de l’agriculture paysanne aux dynamiques de la globalisation néolibérale, centrées sur les méga-projets énergétiques et les monocultures d’exportation [9].
Tant que cette stratégie prévaudra et que le rapport de force, liant le pouvoir et ceux qui ont dépossédé les paysans et paysannes en accaparant leurs terres, ne sera pas renversé, la paix restera « en attente ». Or, la manière de regarder ce qui se passe en Colombie, le fait d’écouter et de partager la soif de justice et de dignité des acteurs colombiens, participe, à sa mesure, fut-elle dérisoire, de ce renversement.
Aussi sombre et désespérant que puisse être ce tableau, il n’en reste pas moins partiel, bousculé et traversé d’éclairs, aux couleurs des populations autochtones, des communautés afro-colombiennes, des mouvements de femmes et de paysans, des organisations syndicales et étudiantes, de toutes les luttes qui dessinent un autre pays. On peut même avancer que ce sont la beauté et la richesse de ces ressources naturelles, la force et la diversité de ces luttes, que la logique de la guerre cherche à capter et à neutraliser, butant sans cesse sur la résistance qu’elles lui opposent.
Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental.
Photo : © Nadège Mazars | hanslucas.com