Montagne

« Devenir un refuge climatique » : les pistes d’une station pour sortir de la dépendance au ski

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par Barnabé Binctin

Le temps de la neige abondante est révolu pour cause de crise climatique mais fait toujours rêver les promoteurs du tout pour le ski. Au grand dam de collectifs qui pensent la montagne de demain autrement. Rencontre avec l’un d’eux.

Du ski, mais pour combien de temps encore ? Et ensuite ? Avec ses quelques remontées vieillissantes, son joli plateau d’altitude autour de 2000 mètres, et une saison de ski qui se raccourcit d’année en année, l’Alpe du Grand Serre, à 45 minutes de Grenoble, est de ces petites stations « artisanales » qui scrutent leur espérance de vie avec de plus en plus d’inquiétude.

A fortiori depuis que la communauté de communes, qui gérait jusque-là les remontées mécaniques en régie, a annoncé en assurer l’exploitation « pour la dernière fois » cette année – les pistes ouvriront ce 23 décembre. Un projet de reprise des remontées mécaniques sous la forme d’une délégation de service public est sur la table.

Les négociations achoppent pour l’heure sur la prise en charge des différents investissements envisagés. Face à tous ces enjeux, un collectif d’habitants de La Morte – le village où est installée la station – s’est constitué pour faire entendre sa voix. Et réfléchir aux solutions d’avenir pour le territoire, afin « de ne pas remettre une pièce dans la machine ». Explications avec César Ghaouti, l’un des membres fondateurs du collectif « La Morte vivante ».

Basta! : Vous parlez de votre territoire comme d’un « lieu menacé » : par qui ou par quoi ?

Par notre dépendance à l’activité du ski, qui est elle-même fragilisée par les impacts du changement climatique. On le constate, saison après saison : il n’y a plus autant de neige qu’avant, les épisodes pluvieux sont de plus en plus nombreux, si bien qu’on se retrouve vite sur l’herbe. Il y a quelques jours, il a plu à 2700 mètres d’altitude. Toute la neige accumulée s’est retrouvée en bonne partie inutilisable – ce qui menace directement l’exploitation du domaine, à l’heure où l’on prépare l’ouverture de la station.

Portrait de César Ghaouti
César Ghaouti
L’un des membres fondateurs du collectif « La Morte vivante » qui réfléchit aux pistes pour sortir de la dépendance au ski.

Cela fait maintenant plusieurs années que l’on connaît les conséquences du changement climatique pour des stations de moyenne montagne comme la nôtre. On sait bien qu’à ce rythme, il nous reste 20 ans de ski, peut-être 30 ans, grand maximum. Mais pour autant, rien n’a été fait pour anticiper ces bouleversements et amorcer une transition. Aujourd’hui, on se retrouve au pied du mur, car plus personne ne veut investir dans une activité qui n’est pas rentable.

À quoi doit ressembler cette « transition » ? Quel modèle défendez-vous pour une station comme l’Alpe du Grand Serre ?

L’enjeu, c’est que nous devenions une station de montagne, et non uniquement une station de ski ! La grande époque du ski est derrière nous, cela coûte de plus en plus cher et ce n’est plus un sport qui attire autant qu’avant. Donc on ne veut pas remettre une pièce dans la machine simplement pour reporter une catastrophe inéluctable, qui sera encore pire dans 20 ans ! On sait que les ressources vont diminuer, que ce tourisme-là va décroître en station. Cela ne veut pas pour autant dire qu’il va décroître en montagne !

On le voit, l’hiver ne représente plus que 60 % des nuitées, les gens viennent de plus en plus l’été. Il faut accentuer cette diversification, pour sortir du mythe du « ski qui sauve la montagne ». Nous avons déjà plein d’arguments pour valoriser notre territoire au cours des quatre saisons : des via ferrata, de l’escalade, un lac où se baigner, du pastoralisme… Je suis de toute façon persuadé que ces territoires de moyenne montagne sont appelés à jouer un rôle encore plus essentiel, à l’avenir.

Pourquoi ?

Les activités de montagne portent en elles plein de vertus pédagogiques essentielles : c’est la découverte d’un environnement naturel en rupture totale avec le mode de vie urbain, on y apprend les notions de risque et d’autonomie, les interactions avec le monde sauvage, etc. Pour ça, on a besoin d’avoir des sortes de camps de base, qui soient accueillants et organisés, où l’on puisse manger et dormir, avant de partir explorer toutes ces richesses.

À L’Alpe du Grand-Serre, on continue d’accueillir beaucoup de colonies de vacances et de familles. On a un rôle de passeur à jouer, il y a un enjeu social à pouvoir accéder à la montagne. Notre territoire est cette porte d’entrée : c’est un espace de centralité dans un environnement très peu dense, et bien souvent hostile par ailleurs.

C’est aussi ce qui nous permettrait de développer un réseau de mobilité douce pour amener des personnes à la montagne : le transport reste ce qui pèse le plus lourd dans le bilan carbone des stations. Et l’été, on l’a bien vu ces dernières années, on devient un refuge climatique essentiel pour les bassins urbains alentour. C’est une question sanitaire : s’il n’y a plus d’endroits capables d’accueillir du public en montagne, ça va vite devenir un problème quand il y aura 50 jours de canicule à Grenoble, d’ici deux à trois décennies.

Concrètement, comment engage-t-on une telle transition dans les faits ? Par quels investissements cela peut-il passer ?

Dans le projet actuel de Délégation de service public, que nous soutenons, il est notamment question de financer un « gros porteur », en remplacement de deux télésièges. Ce nouveau téléporté, constitué à la fois de cabines et de télésièges, permettra le transport de skieurs, de vélos, de piétons, et même de brebis, au besoin ! Cette infrastructure est au cœur de l’ambition de diversification, car elle doit permettre de transporter tout le monde sur le domaine d’altitude, en toute saison, indépendamment de la neige.

On ouvre ainsi le champ des activités et des publics concernés : on rend la montagne accessible à des personnes qui n’ont pas nécessairement l’expérience ou la condition physique. Et quand il n’y a pas de neige, cette remontée permet ainsi de faire autre chose, monter en altitude pour partir en rando, aller y admirer des panoramas à couper le souffle ou y découvrir le métier de berger, lors des alpages d’étés, avec des milliers de bêtes. Il faut s’appuyer sur ce volet « découverte de l’environnement », avec des approches culturelles, ludiques, éducatives. Une station, ce n’est pas que des forfaits-ski.

Le projet prévoit également le financement d’infrastructures liées au ski, et même de quelques canons à neige. N’est-ce pas contradictoire avec ce que vous prônez ?

Il faut comprendre d’où l’on part, et la réalité économique de notre dépendance. Aujourd’hui, 90 % du chiffre d’affaires de la station se fait sur les trois mois d’hiver, grâce au ski. On a eu beau construire un bike park [un site aménagé et dédié à la pratique du VTT, ndlr] qui a très bonne réputation et connaît une hausse de fréquentation perpétuelle, mais à la fin, cette activité ne représente que 10 % du chiffre d’affaires… Le ski n’est plus rentable pour la collectivité qui régit l’exploitation des remontées mécaniques, mais ça reste un produit d’appel pour l’économie associée, les commerçants, les artisans, les autres métiers de la montagne.

On estime qu’il y a environ 200 emplois directs et indirects liés à la station. Un certain nombre d’agriculteurs sont par exemple moniteurs de ski ou travaillent pour les remontées mécaniques l’hiver, c’est ce qui leur assure les ressources financières suffisantes pour poursuivre à côté. Si on « coupe » la neige du jour au lendemain, on coupe 90 % des ressources qui font vivre les gens sur le territoire.

Aujourd’hui, on compte une école, une crèche, un cabinet d’infirmières, une épicerie qui fait aussi relais postal, quelques bars et restaurants, une bibliothèque dans le village d’à côté, et un tissu associatif plutôt dynamique. Si tout s’effondre demain, que la station puis l’école et les commerces ferment, sur quelles bases peut-on bien reconstruire ?

Autrement dit, la fin du « tout-ski » ne doit pas rimer pour autant avec la fin totale du ski ?

Il y a un parallèle intéressant à faire avec les politiques de santé publique en matière d’addiction. Tous les professionnels le disent : l’enjeu, c’est d’accompagner la sortie des dépendances, le sevrage brutal n’est jamais une solution intéressante, d’un point de vue social.

C’est la même chose pour le ski, avec les plans « Neige » des années 1970 qui ont rendu une partie de nos montagnes complètement « accro » à cette activité. Avant ça, la Matheysine [la communauté de communes, ndlr] était un territoire qui s’était construit presque exclusivement sur le charbon, et qui a énormément souffert de la désindustrialisation lorsque les dernières mines de charbon ont fermé [à la fin des années 1990, ndlr).

Le tourisme du ski a été un vrai facteur de dynamisme et de richesses sur le territoire. Si demain, on ferme du jour au lendemain, on crée une nouvelle catastrophe socioéconomique. Donc on veut accompagner la sortie de cette dépendance. Notre position avec le collectif, c’est de dire : le ski doit payer la transition. Les investissements que l’on fait aujourd’hui doivent servir le changement de modèle, pour que le ratio 90 %-10 % entre le ski et les autres activités « hors neige » finisse par s’inverser.

Il ne faut pas aborder les choses avec dogmatisme, le « ski-bashing » n’a pas beaucoup de sens à notre échelle. Nous n’avons rien à voir avec le modèle des grandes stations, hyperaménagées, qui misent tout sur une montée en gamme autour du luxe pour faire venir des touristes du monde entier… Bien sûr que ce modèle va dans le mur ! Mais on ne joue pas dans la même cour.

Nous, le taux de couverture de nos pistes avec des canons à neige, c’est 4 % – quand la moyenne nationale est autour de 40 %. Il n’est certainement pas question d’une extension du domaine, seulement d’un réaménagement. Il n’y a rien de contradictoire à défendre la possibilité de pratiquer encore un peu de ski à l’Alpe du Grand Serre dans les 20 prochaines années, surtout si c’est ce qui nous permet de payer la transition !

Au-delà du ski, le problème n’est-il pas de rendre les territoires de montagne trop dépendants du tourisme en général ?

Si, et c’est l’un des messages forts que nous voulons porter avec le collectif : nous sommes d’abord un lieu à vivre avant d’être un lieu à visiter. Il faut arrêter de voir la montagne comme une simple destination, qu’elle soit hivernale ou estivale. En montagne, le terme « 4-saisons » est devenu un peu le mot magique des nouveaux projets de développement, mais tout cela ne nous sort pas de la dépendance à l’activité touristique.

À l’inverse, nous sommes persuadés que la transition ne pourra se faire que parce qu’on parvient à construire un village vivant – raison pour laquelle on a d’ailleurs choisi de prendre le nom de notre village, La Morte, pour l’intitulé du collectif citoyen, plutôt que celui de la station.

Cela signifie réfléchir à de nouveaux aménagements et de nouveaux services en fonction des besoins, et non plus seulement se contenter d’empiler les chalets en bas des pistes, comme au bon vieux temps. Par exemple, peut-on imaginer un dispositif type tiers-lieu qui existe à l’année, pour les habitants, et pas seulement quand les touristes sont là ? Voilà typiquement le genre d’équipement qui peut donner envie à de nouveaux habitants de s’installer.

Comme l’expliquent bien les chercheurs Philippe Bourdeau ou Mikaël Chambru [spécialisés dans la géographie des territoires de montagne, ndlr], l’enjeu consiste désormais à privilégier des logiques d’habitabilité plutôt que des logiques d’attractivité [1]. La réalité, c’est que tout reste à inventer, il n’y a pas de modèle préétabli pour ce genre de transition en profondeur. Une chose est sûre : ce qu’on vit ici, toutes les stations de moyenne montagne vont y faire face dans les prochaines années.

Recueilli par Barnabé Binctin

Photo de Une : ©Collectif La Morte Vivante