Trois médias indépendants, Mediapart, Arrêt sur images et Indigo Publications, sont sous le coup de redressements fiscaux de plusieurs millions d’euros. En cause : une bataille juridique menée depuis plusieurs années à propos du taux de TVA appliqué à la presse en ligne. Les sommes réclamées par l’administration fiscale sont importantes : 540 000 euros pour Arrêt sur images et 4,1 millions d’euros pour Médiapart – soit environ la moitié de leur chiffres d’affaires annuels respectifs. De quoi mettre en péril ou sérieusement contraindre les perspectives de développement des deux médias. Arrêt sur images et Médiapart ont lancé il y a quelques jours des appels à soutien, qui suscitent une forte mobilisation.
Un argumentaire juridique solide
Que leur reproche l’administration fiscale ? Lors de la création du site d’Arrêt sur images en 2008 se pose la question du taux de TVA à appliquer aux abonnements. La presse écrite bénéficie d’une TVA réduite à 2,1%. Et les sites internet de 20%. Arrêt sur images décide d’appliquer le taux le plus bas : « Nous avons prévenu l’administration fiscale. Laquelle n’a pas réagi pendant plusieurs années. Avant d’entreprendre de nous contrôler, puis de nous redresser. Entre temps, ironie de l’histoire, le gouvernement nous a donné raison en alignant en 2014 tous les titres de presse sur le même taux réduit. » L’administration fiscale, pourtant régulièrement informée de cette décision, conteste après plusieurs années le taux de TVA appliqué. « Ignorant nos arguments, l’administration fiscale nous applique rétroactivement une TVA discriminatoire pour la presse en ligne, de 19,6 %, puis 20 %, alors qu’elle est de 2,1 % pour toute la presse, quel que soit son support », explique Médiapart. « La décision du fisc, prise avec l’aval de ses ministres de tutelle au terme de près de deux années de procédure, est à la fois illégitime, injuste et incohérente. » « C’est une vengeance de la haute administration par rapport à une presse indépendante », interprète Edwy Plenel, cofondateur de Mediapart, lors de la journée de la presse en ligne, organisée le 6 novembre par le Syndicat de la presse indépendante d’Information en ligne (Spiil).
« Les éditeurs faisaient face, jusqu’en février 2014, à une incohérence du droit français », rappelle le Spiil, dont sont membres ces médias, ainsi que Basta!. « En effet, depuis le vote de la loi du 1er août 1986, et a fortiori depuis la loi du 12 juin 2009, la presse en ligne est soumise au droit de la presse, comme la presse imprimée. Mais, jusqu’en février 2014, le législateur n’en avait pas tiré les conséquences en droit fiscal, qui était donc en contradiction avec le principe de neutralité fiscale. »
Dans un argumentaire détaillé, le Spiil rappelle qu’au-delà de ces incohérences, le passage à un taux de TVA de 2,1% pour la presse en ligne se justifie :
– Juridiquement, au regard de la jurisprudence européenne,
– Économiquement, pour dynamiser un secteur en mutation industrielle (et encourager le passage de la presse écrite au numérique),
– Politiquement, cette décision étant soutenue depuis de nombreuses années par tous les responsables politiques, de la majorité comme de l’opposition,
– Démocratiquement, pour préserver et renforcer le pluralisme de la presse d’aujourd’hui et de demain.
La responsabilité des pouvoirs publics
Fin 2013, le Parlement français décide de légiférer (à l’unanimité) pour qu’à compter du 1er février 2014, la TVA de 2,1 % s’applique aussi aux médias en ligne. Depuis février 2014, presse écrite et presse numérique sont donc traitées fiscalement de la même manière. Un acquis important pour tous les sites de presse en ligne payants.
Malgré cette décision, l’administration fiscale maintient les contrôles, redressements et pénalités, pour la période antérieure, contre des sites qui ont contribué à faire avancer juridiquement cette question depuis plusieurs années. « Le législateur, et le Ministre du Budget, ont très mal géré le dossier de l’extension fiscale du taux de 2,1% à la presse numérique, en mettant plus de cinq ans à modifier le texte », explique Roland Veillepeau, ancien directeur des enquêtes fiscales. En janvier 2009, le président de la République, Nicolas Sarkozy, affirmait pourtant : « La France ne peut se résoudre à cette situation, doublement stupide, où la presse numérique est défavorisée par rapport à la presse papier, et la presse numérique payante défavorisée par rapport à la presse numérique gratuite. Cela n’a pas de sens ». Il faudra cependant cinq années de bataille juridique pour faire avancer le droit sur cette question.
Mais « rien n’empêchait à ce moment [en 2014] le législateur de décider que la date d’effet de la nouvelle loi serait le 12 juin 2009, au lieu du premier février 2014 », estime Roland Veillepeau. Bref, il aurait été facile d’être arrangeant, et que cet alignement fiscal entre presse en ligne et presse écrite ait un effet rétroactif pour éviter de pénaliser lourdement la presse en ligne.
Double peine
Le Spiil dénonce l’opacité des décisions prises. Mais aussi la décision de l’administration fiscale d’appliquer à Indigo Publications et Mediapart une pénalité pour « manquement délibéré » de 40 % ! Une majoration possible seulement si le fisc démontre qu’il a affaire à un fraudeur, « c’est-à-dire quelqu’un qui avait de manière délibérée caché une partie de ses opérations imposables et qui entendait se soustraire à ses obligations », décrit Roland Veillepeau. A l’opposé du comportement de Médiapart, qui n’a jamais caché ses prises de position. « Au contraire, il les a revendiquées publiquement depuis le début. La divergence ne portait que sur le taux applicable, et cette divergence était publique. Et elle a reçu l’appui des plus hautes autorités de l’État. »
Pendant ce temps, l’État verse 15 millions d’euros au Figaro, propriété du milliardaire Dassault, 13 millions au Monde, propriété des milliardaires Berger et Niel ainsi que du banquier d’affaires Pigasse, rappelle François Bonnet de Médiapart. Deux poids, deux mesures, dans l’utilisation des deniers publics.
Premier à se voir signifier par le Tribunal administratif de Paris le rejet de son recours contre ce redressement fiscal, Arrêt sur images a décidé de faire appel de cette décision. Le site va assortir cet appel d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), et d’une question préjudicielle. Le Spiil s’associera aux futurs recours qui seront portés par ces médias devant les juridictions compétentes – tribunal administratif, Conseil constitutionnel, Cour de justice de l’Union européenne.
En attendant, pour soutenir ces médias, c’est ici :
– L’appel à soutien d’Arrêt sur images
– L’appel à soutien de Médiapart
Photo : CC Esther Vargas
Le communiqué du SPIIL :
Redressements de TVA : le Spiil confiant dans les arguments juridiques de ses adhérents
Paris, le 5 novembre 2015. - Le Syndicat de la presse indépendante d’Information en ligne (Spiil) apprend simultanément la décision de mise en recouvrement par l’administration fiscale des sommes importantes qu’elle réclame à Indigo Publications et Mediapart et le rejet par le Tribunal Administratif de Paris du recours d’Arrêt sur Images.
Le Spiil est confiant dans les arguments juridiques développés depuis plusieurs années par lui-même et les trois éditeurs concernés. Le Spiil et ses adhérents qui ont accepté de prendre le risque de contester la position de l’administration fiscale l’ont fait sur la base d’un argumentaire juridique solide. À aucun moment, ils ne sauraient s’être mis « hors-la-loi », comme l’accusation leur en a parfois été faite.
Sur le fond, les éditeurs faisaient face, jusqu’en février 2014, à une incohérence du droit français. En effet, depuis le vote de la loi du 1er août 1986, et a fortiori depuis la loi du 12 juin 2009, la presse en ligne est soumise au droit de la presse, comme la presse imprimée. Mais, jusqu’en février 2014, le législateur n’en avait pas tiré les conséquences en droit fiscal, qui était donc en contradiction avec le principe de neutralité fiscale.
Sur la méthode, le Spiil regrette que les arguments avancés par les contribuables incriminés n’aient pas reçu de réponses de l’administration. Celle-ci les a rejetés sans réel débat contradictoire et en contradiction avec la charte du contribuable, qui stipule pourtant que « la réponse du vérificateur aux observations du contribuable doit être motivée et complète ».
Le Spiil dénonce l’opacité des décisions prises. La procédure est manifestement pilotée par de hauts fonctionnaires de la Direction générale des finances publiques qui imposent aux brigades locales de contrôle leurs décisions. Ces hauts fonctionnaires restent anonymes, alors que l’anonymat des agents publics est levé depuis un décret de 1983.
Le Spiil s’insurge contre la décision de l’administration fiscale d’appliquer à Indigo Publications et Mediapart une pénalité pour « manquement délibéré » de 40 %. Il faut rappeler que l’application à partir de 2011 du taux de TVA de la presse imprimée (2,10 %) à la presse numérique correspond à une décision défendue et assumée en toute transparence par le Spiil, qui en a informé officiellement les différentes administrations ainsi que les pouvoirs politiques qui se sont succédé, et a fait plusieurs déclarations publiques à ce sujet.
Si, tout juste deux mois après la notification des contrôles à Mediapart et Indigo Publications, par voie d’huissier, la veille de Noël 2013, le Parlement, à l’unanimité de ses représentants, a décidé de légiférer pour qu’à compter du 1er février 2014, la TVA de 2,10 % s’applique aussi à la presse numérique, c’est bien que la position adoptée jusque-là par l’administration fiscale était juridiquement fragile, et qu’il était devenu urgent pour la représentation nationale de trancher la question en mettant fin à un débat juridique qui durait depuis plusieurs années.
Faut-il souligner que ce vote unanime a « libéré », non seulement les acteurs de la presse numérique, mais aussi la totalité de la presse imprimée. Celle-ci a depuis augmenté massivement ses investissements dans des développements numériques et a largement basculé d’un modèle en ligne gratuit basé sur la seule publicité à un modèle payant.
Le Spiil regrette que, malgré la manifestation très claire de la volonté du législateur, l’administration fiscale ait décidé de poursuivre un combat d’arrière-garde — il n’existe plus d’enjeu pour l’avenir — en sanctionnant lourdement des éditeurs innovants et courageux, qui ont « osé » remettre en cause un dogme administratif désuet, au bénéfice de la liberté de l’information et du pluralisme de la presse, dans son ensemble.
La position de la DGFiP est d’autant plus saugrenue, qu’au même moment, la loi de février 2014 qui aligne les taux de TVA de la presse imprimée et de la presse numérique est attaquée par la Commission européenne. Or, pour se défendre, le gouvernement français avance exactement les mêmes arguments de droit que ceux que le Spiil et ses adhérents opposent à la DGFiP, notamment les principes de neutralité fiscale et de neutralité technologique.
Ainsi qu’il l’avait fait dans une lettre ouverte au président François Hollande le 26 février 2013, le Spiil rappelle qu’il s’associera aux recours que ses adhérents feront devant les juridictions compétentes : tribunal administratif, Conseil constitutionnel, Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).