L’influence démesurée des grandes fortunes sur les médias

par Malo Janin

La concentration des médias s’accélère en France sous l’influence de quelques milliardaires qui possèdent des journaux, radios, télés. Qui sont-ils ? Quel contrôle exercent-ils sur ce bien public qu’est l’information. Décryptage.

Le secteur de la presse en France continue d’être une sorte de Monopoly pour milliardaires en quête d’influence. Journaux, télés, radios… En une décennie, la concentration des médias n’a fait que s’intensifier, et une poignée de milliardaires se partagent le gâteau, ou se revendent titres et chaînes de télé.

Plus de 90 % des exemplaires de quotidiens nationaux vendus chaque jour dans leur version papier appartiennent directement ou partiellement à une poignée d’ultra-riches. Nous avons calculé ce chiffre à partir de la diffusion annuelle des huit quotidiens nationaux : Le Monde, Le Figaro, Aujourd’hui en France, L’Équipe, Les Échos, Libération, La Croix et L’Humanité. Ces deux derniers titres mis à part, les autres journaux ont pour propriétaires ou actionnaires un ou plusieurs milliardaires.

5 oligarques pèsent 93% de la vente des quotidiens nationaux, 4 oligarques 56,8% des parts d'audience télé et 3 oligarques pèsent 50,9% des parts d'audience radio
L’influence des oligarques qui détiennent les médias français
Malo Janin

Bernard Arnault, première fortune de France, est patron du groupe LVMH, maison mère du groupe Les Échos-Le Parisien, qui édite les quotidiens Les Échos et Le Parisien-Aujourd’hui en France. Il a fait l’acquisition de l’hebdomadaire Paris Match en octobre 2024, cédé par Vivendi (groupe Bolloré) après trois ans de gestion.

Viennent ensuite les membres de la famille Dassault, héritiers de Serge Dassault et de son groupe industriel aéronautique et militaire, devenus propriétaires du Figaro en 2018. La famille Amaury, avec à sa tête Marie-Odile Amaury et une fortune évaluée à 300 millions d’euros, possède de son côté L’Équipe.

En 2014. le groupe de Télécom Altice-SFR de Patrick Drahi (à la tête d’une fortune de plus de sept milliards d’euros) avait racheté Libération. Mais en 2020, le milliardaire a transféré ses actions dans le journal à un « fonds de dotation pour une presse indépendante », censé garantir l’indépendance, et la pérennité, du quotidien. Il faut malgré tout « rester vigilants sur les motivations de ceux qui participent à son financement », note le journal Libération lui-même.

Xavier Niel (fondateur de Free) a réalisé une opération similaire avec Le Monde. Il a cédé cette année la quasi-totalité de ses parts dans le groupe Le Monde au Fonds pour l’indépendance de la presse qu’il a créé en 2021. Ce fonds est censé préserver l’indépendance du capital du Monde après les tensions provoquées par l’entrée indirecte au capital du milliardaire tchèque Daniel Křetínský en 2018. 

D’après les calculs de Basta!, quatre autres ultra-riches pèsent 57 % de l’audience des télévisions. Pour arriver à ce chiffre, Basta! s’est penché sur l’audience annuelle des treize chaînes généralistes nationales : C8, Canal+, CNews (groupe Canal +), BFM TV (Altice Média), M6 (RTL Group), TF1, LCI, TMC (Groupe TF1), et les chaînes du service public, France 2/3/5, FranceInfo et Arte.

Qui contrôle les médias français ?
Malo Janin

Vincent Bolloré est patron du groupe Canal+ (CNews, C8, Canal+) ; ainsi que, hors télé, d’Europe 1, RFM et Le Journal du Dimanche. Rodolphe Saadé patron de l’armateur CMA-CGM, a racheté Altice Media – auparavant possédé par Patrick Drahi – qui possède BFM TV (et RMC). Il est aussi propriétaire du groupe La Provence et actionnaire minoritaire du groupe M6. La famille Mohn, qui contrôle le groupe allemand Bertelsmann, est le principal actionnaire du groupe M6 (avec RTL, M6, W9 …), via RTL Group. Vient ensuite la famille Bouygues, propriétaire du groupe TF1 (LCI, TF1, TMC, TFX), dont le milliardaire tchèque Daniel Křetínský (qui est, en presse écrite, actionnaire unique ou grandement majoritaire de Elle Marianne et Franc Tireur) est aussi actionnaire.

À cette liste de milliardaires influents dans le secteur des médias, on pourrait aussi ajouter les héritiers du milliardaire Iskander Safa, ancienne 83e fortune de France, propriétaires de Valeurs actuelles. Ou encore François Pinault (Le Point). Chaque jour, il est donc probable que vous lisiez, écoutiez ou regardiez des médias détenus par des milliardaires. Cela pose-t-il problème ? Il existe des différences de lignes éditoriales entre ces médias, certains comme ceux appartenant à Bolloré sont très orientés à droite, voire à l’extrême droite. Mais de même qu’une certaine pluralité est respectée au sein des rédactions, les journalistes qui y travaillent ne sont pas exempts de pressions, directes ou indirectes.

Ingérence et licenciements

L’actionnaire principal du groupe de presse qui publie le quotidien régional La Provence est depuis 2022, le Groupe CMA-CGM, troisième entreprise mondiale de transport maritime, basée à Marseille. À sa tête se trouve Rodolphe Saadé, dont la fortune personnelle est estimée à plus de huit milliards d’euros. Au printemps dernier, Rodolphe Saadé a mis à pied le directeur de rédaction du journal La Provence, pour une couverture jugée trop « anti-Macron », apprenait-on dans Libération.

Un cas d’interventionnisme remarqué fut la nomination de Geoffroy Lejeune, ex-directeur de l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles, à la tête du JDD, par Vincent Bolloré. À Paris Match (cédé à LVMH en octobre 2024) et au JDD, le contre-pouvoir des journalistes face à la direction n’existe plus depuis que leurs sociétés de journalistes se sont dissoutes en janvier 2024. Chez CNews, elle a disparu en 2023. Après la prise de contrôle de la chaîne par Bolloré en 2016, 100 journalistes sur 120 avaient quitté la rédaction à l’issue d’une grève de 31 jours.

Aux Échos, Nicolas Barré, directeur de la rédaction a été évincé de son poste en raison de désaccords éditoriaux avec l’actionnaire du journal. En 2022, Bruno Jeudy, rédacteur en chef politique et économique de Paris Match, est limogé un mois après avoir contesté une Une qui avait tout pour plaire à Bolloré.

Fin 2022, alors que Vincent Bolloré est en passe d’avaler Europe 1, deux articles sont mis à la trappe par la direction pour « ne pas déplaire au futur patron », révélait Les Jours. Sur les plateaux de BFM TV, quelques mois avant le rachat d’Altice, Rodolphe Saadé avait demandé que les médias du groupe évitent toute « attitude agressive vis-à-vis de l’actionnaire ».

Au-delà de ces ingérences directes, une autre forme de pression plus subtile est celle qui pousse les journalistes à s’autocensurer. À Europe 1, rachetée par le groupe de Vincent Bolloré, « tu arrives avec des sujets en conférence de rédaction en sachant qu’ils ne seront pas acceptés, car ils ne sont pas assez de droite, nous dit une ancienne salariée. Certains modifient même les témoignages pour que les sujets restent dans la ligne. »

Et puis il y a les « poursuites bâillons » qui peuvent dissuadent les médias de s’emparer de certaines sujets par peur de se voir attaqués en justice. En 2022, Patrick Drahi a poursuivi le site d’enquêtes Reflets-info après une série d’articles sur son groupe Altice.

La course à l’acquisition

La concentration s’accélère. En trois ans, Vincent Bolloré a absorbé les groupes Lagardère et Prisma Media. Sur la même période, Rodolphe Saadé s’est offert un quotidien national (La Tribune), est monté à 10 % du capital du Groupe M6, est entré au capital du média en ligne Brut, et a acheté Altice Media.

Au niveau des quotidiens régionaux., Xavier Niel devient actionnaire majoritaire du groupe Nice-Matin (Var-Matin, Monaco-Matin, Nice-Matin…) en 2019. Trois ans plus tard, Rodolphe Saadé s’est offert La Provence et Corse-Matin.

En parallèle de cet accaparement, d’autres ont mis la main sur des entreprises de production actives pour les télés. L’entreprise Mediawan par exemple, détenue par Xaviel Niel, produit pour France 5 les émissions « C dans l’air », « C à vous » et « C l’hebdo », par l’intermédiaire de différentes sociétés de production. C’est aussi elle qui produit certains documentaires pour les « TF1 Reportages ».

Cette ingérence des puissances de l’argent dans les médias contribue à la dégringolade de la confiance dans la presse. 57 % des Français considèrent qu’il faut « se méfier de ce que disent les médias sur les grands sujets d’actualité », selon le baromètre du quotidien La Croix en 2023. La perception de l’indépendance des journalistes en prend aussi un coup : presque 60 % des personnes sondées considéraient que les journalistes ne résistent pas aux pressions des partis politiques, du pouvoir et de l’argent.