Ces stagiaires, apprentis et très jeunes adultes qui meurent au travail

par Nolwenn Weiler, Sophie Chapelle

Arthur avait 14 ans, Tom 18. Ils sont morts sur leur lieu de travail, dans une exploitation agricole et dans un abattoir. La jeunesse est un facteur de risque dans le monde du travail, particulièrement dans l’agriculture et l’agroalimentaire.

Les enfants peuvent-ils mourir au travail, en France, au 21e siècle ? Oui, hélas. L’histoire d’Arthur Fréhaut, 14 ans, écrasé par le bras télescopique d’un engin de manutention, est là pour nous le rappeler. C’était « un bon gamin », selon l’agriculteur chez qui il travaillait, dans une ferme pas loin de la frontière belge, à Ghissignies.

Portrait du jeune Arthur Fréhaut
Arthur Fréhaut
Mort à 14 ans, écrasé par le bras télescopique d’un manitou.
©DR

Le 10 avril 2017, Arthur revient des champs où il était allé refaire des clôtures, et il est lové dans le lit du bras télescopique du manitou. Au volant : Dimitri C., salarié. Il est normalement interdit de transporter qui que ce soit de cette manière. Dimitri le sait, mais la « pratique est tolérée sur de courts trajets », explique t-il, lors de sa première audition. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois qu’Arthur se met à cet endroit pour aller d’un champ à l’autre.

Mais ce jour-là, Dimitri oublie que l’enfant est assis-là. Arrivé dans la cour de la ferme, il se gare, et actionne le levier pour amener l’engin au sol ; écrasant Arthur que les pompiers ne parviendront pas à sauver. Arrivée sur place peu après le drame, sa mère Laëtitia Landot peine encore aujourd’hui à pouvoir en parler. Elle souffre de stress post-traumatique et rappellera lors du procès quatre ans plus tard « les circonstances de la mort d’Arthur, jour de la naissance de son troisième enfant R. et jour anniversaire de sa fille. »

Prison avec sursis

Licencié de la ferme après le drame, Dimitri C. est reconnu coupable d’homicide involontaire et condamné à 18 mois de prison avec sursis en janvier 2022. Son patron, Monsieur L. écope de 12 mois de prison avec sursis. Il est accusé de « défaut de surveillance et d’encadrement » et désigné coupable d’homicide involontaire « par la violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence dans le cadre du travail ».

Très choqué par l’accident, Monsieur L. n’ignorait pas que son entreprise pouvait être dangereuse, surtout pour un gamin qu’il qualifiait lui-même de « curieux » et « motivé » mais « un peu tête en l’air ». Il lui avait interdit l’accès aux zones où étaient épandus les pesticides et a déclaré au cours de l’enquête qu’il ne savait pas qu’il lui arrivait de voyager sur le manitou.

« Il y a beaucoup de machines très dangereuses dans le secteur agricole », remarque un inspecteur du travail. « Et ce peut être difficile pour une entreprise de petite taille – ce qui est le cas de beaucoup d’exploitations agricoles – d’encadrer correctement un jeune pour lui faire faire des tâches potentiellement dangereuses », ajoute Marie-Pierre Maupoint, inspectrice du travail dans l’Ain et membre de la section syndicale régionale Sud Travail affaires sociales en Auvergne Rhône-Alpes.

Il n’est pas toujours facile non plus, dans un contexte de travail à flux tendu, de s’assurer que le document unique d’évaluation des risques (DUER) est bien à jour, et qu’il colle à la réalité du quotidien. Ce document est obligatoire dans toutes les entreprises dès l’embauche du premier salarié. Pourtant, il arrive que ces DUER n’existent pas. Celui de la ferme où Arthur travaillait mentionnait bien l’interdiction de transporter des passagers sur les engins et remorques. Mais rien n’était précisé concernant les conditions de trajets dans le cas où plusieurs personnes se déplacent en même temps.

Des jeunes mis en danger

La maison familiale rurale (MFR) où Arthur était scolarisé, mise en examen avant de bénéficier d’un non-lieu, n’avait pas consulté ce document, ni même visité la ferme avant que l’enfant ne commence son stage. Quand il s’y est blessé avec un taille-haie, personne n’a demandé d’explication. Aucune formation de sécurité n’avait par ailleurs été dispensée dans la classe d’Arthur. « Il y a un souci dans le suivi des stagiaires et apprentis du côté des lycées agricoles et des MFR, pointe Marie-Pierre Maupoint. Comme c’est compliqué de trouver des maîtres de stage ou employeurs, ils ont tendance à fermer les yeux sur ce qui se passe dans les exploitations. »

Qu’ils fassent des semaines de 70 heures ou accomplissent des tâches déconnectées de leurs formations, ces jeunes sont trop souvent mis en danger. « Récemment, une maman pleurait au téléphone, car elle avait peur qu’il arrive quelque chose à son fils qui travaillait même le week-end et revenait épuisé », témoigne Marie-Pierre Maupoint.

« On est un peu pris en étau, parce que les jeunes ont besoin de leurs semaines de stage pour valider leurs diplômes », dit Yannick Billiec, professeur d’histoire géographie en lycée professionnel, en charge de la formation professionnelle au sein de la CGT éducation. Il plaide pour la création d’un droit de retrait spécifique pour ces jeunes travailleurs, avec la mise en place d’une dérogation qui leur permettrait d’avoir leur diplôme malgré quelques semaines manquantes.

Des jeunes qui viennent combler des trous

Mais détenir le droit de retrait (comme les apprentis ou les jeunes intérimaires ou CDD) ne signifie pas que l’on va s’en servir. Car le monde du travail est très hiérarchisé, et le rapport de force n’est pas favorable aux plus jeunes. Les parents de Tom Le Duault en savent quelque chose. Leur fils avait tout juste 18 ans quand il est mort écrasé sous plusieurs centaines de kilos de volailles, dans l’abattoir LDC, à Lanfains dans les côtes d’Armor, le 25 octobre 2021.

Les parents de Tom devant des arbres
Pour Jean-Claude et Isabelle Le Duault, « le manque est là, tout le temps. Quand on a quelque chose qui nous réjouit, on se dit : ’’Tom n’est pas là pour partager avec nous’’. »
©Nolwenn Weiler

Embauché à l’atelier découpe pour un CDD de deux semaines, le jeune étudiant était occupé à manier un transpalette au moment de son accident. « La personne qui devait s’en occuper était en vacances ce jour-là. Tom a donc été désigné pour faire ce boulot, relate son père Jean-Claude. Il n’a pas osé dire non, sans doute. Ce n’est pas facile, quand on est jeune, de dire non. »

« Les jeunes viennent combler des trous, et ils se retrouvent à faire des choses qu’ils ne doivent pas faire, observe Mathieu Lépine, professeur d’histoire et animateur du compte X « Silence des ouvriers meurent ». Ils sont moins expérimentés, ils méconnaissent leurs droits ou n’osent pas les faire respecter. » La mère de Tom, Isabelle Le Duault, salariée de LDC depuis de nombreuses années, a appris après l’accident que son fils n’était pas rassuré par le maniement du transpalette. « Si seulement je l’avais su, je serai allée voir le chef pour lui dire de ne pas lui faire faire ça », glisse-t-elle, des larmes dans la voix.

Absence de formation

Que s’est-il passé le 25 octobre 2021 au fond de la chambre froide de l’abattoir de Lanfains ? Comment deux des trois bacs que Tom venait d’empiler se sont retrouvés sur lui ? Ses parents ne le sauront jamais, l’enquête n’a pas été en mesure de reconstituer précisément les causes de l’accident. « On peut simplement formuler des hypothèses, avance Ralph Blindauer, leur avocat. Mais ce qui est sûr, en revanche, c’est que plusieurs règles de sécurité ont été enfreintes, à commencer par l’absence de formation de Tom. On lui a montré vite fait comment utiliser un transpalette électrique et puis c’est tout. »

Il n’a pas eu de formation sur les dangers de ce transpalette. Personne ne lui a dit qu’il y avait des dangers spécifiques au moment de l’empilement et qu’il ne faut pas en empiler plus de deux, car il y a alors un risque de déséquilibre et de chute. « L’employeur connaissait pourtant ce risque, puisque le même accident a eu lieu quelques années auparavant sur un autre site, en Bourgogne », ajoute Ralph Blindauer .

À l’audience, LDC a affirmé qu’ « il était impensable qu’un salarié utilise ce matériel sans avoir eu une formation en interne. » Mais c’est précisément ce choix de « former » les salariés en interne pour « éviter d’attendre les disponibilités des formateurs externes » qui pose problème selon l’inspection du travail. Dans l’enquête qui a fait suite au décès de Tom Le Duault, l’inspection déplore ce type de formation « dispensée en cascade par des formateurs relais non expérimentés, simplement utilisateurs ».

Du côté de LDC, personne n’a « jamais imaginé que ce type de formation puisse entraîner une déperdition de l’information ou ne pas être homogène ». C’est mal connaître les cadences et contraintes qui règnent dans les ateliers, où le manque de main d’œuvre oblige chacune à aller au-delà de sa fiche de poste. Dans le cas de Tom Le Duault, la formation était en plus trop courte (à peine une heure) et ne correspondait pas aux conditions réelles de travail.

De plus, Tom était en binôme avec un salarié qui maîtrisait mal le français. « Et tout ça dans une entreprise qui a touché six mois plus tôt 1,8 millions de subventions pour améliorer les conditions de travail et le bien-être animal », glisse Jean-Paul Le Duault.

Deux images de Tom en train de marcher dans un parking
Tom, 18 ans, était étudiant en BTS. Il profitait des vacances de la Toussaint pour mettre un peu d’argent de côté en vue d’un voyage avec une amie.
©DR

À quel moment Tom s’est-il rendu compte que l’empilement était branlant ? A-t-il vu les bacs tomber ? Nul ne le sait. Et c’est difficile pour Isabelle, cette absence de reconstitution. « Je me demande toujours s’il s’est vu mourir », souffle-t-elle. Imaginer cette angoisse de son enfant, c’est de cette douleur là qu’est aussi fait son quotidien, désormais. « Quand il est mort, il portait sa propre polaire, ils ne lui avaient même pas donné d’équipement de travail à notre fils » , constate le père. « Ils n’ont pas pris soin de notre petit lapin, ajoute Isabelle. Alors que nous n’avons cessé de le faire. »

 
Leur chagrin n’est malheureusement pas isolé, et ils l’ont découvert lors de la marche blanche organisée à Paris en mars 2023, par le collectif des famille de victimes des morts au travail. « Il y en a beaucoup…. », commente simplement Isabelle. Beaucoup trop. À tel point que le gouvernement semblait s’en inquiéter avant la dissolution.

« Les jeunes travailleurs (apprentis, stagiaires, nouveaux embauchés) [font partie des] catégories de travailleurs les plus exposées au risque d’accidents du travail graves et mortels, remarquait à la fin de l’année dernière l’ancien ministre du Travail Olivier Dussopt (en poste jusqu’en janvier 2024). La sinistralité est particulièrement importante dans le secteur agricole où ils sont davantage victimes d’accident du travail que leurs aînés », ajoutait son dossier de presse consacré au sujet.

Des peines plus dissuasives

Comment en finir avec cette cruelle réalité ? « En étant plus restrictif sur de nombreuses tâches que les plus jeunes peuvent faire », répond un inspecteur du travail. Et en augmentant les moyens des inspecteurices du travail, ajoutent plusieurs de ses collègues. Mais ces solutions, formulées par ceux et celles qui savent, de par leur expérience de terrain, ce qui pourrait stopper l’hécatombe, ne font pas partie du programme du gouvernement. Aucun ministre n’a proposé, par exemple, de revenir sur la possibilité de déroger aux travaux dangereux pour les mineurs, instaurée en 2015.

Suite à la crise agricole de l’hiver 2024, le ministère du travail a même demandé à ses inspecteurs de restreindre leurs contrôles inopinés dans les fermes. C’est pourtant là que les abus perpétrés notamment contre les plus jeunes peuvent être repérés. À l’instar de ce jeune mineur embauché pour découvrir le métier d’éleveur laitier et qui était occupé à couper du bois de chauffage pour son employeur quand l’inspection du travail a déboulé sur la ferme.

En plus de cela, il faisait des semaines de 70 heures. « L’employeur s’est montré hyper agressif en mode "on ne peut plus rien leur faire faire", relate l’inspectrice qui a procédé à ce contrôle. L’exploitant a pris le tas de bois et a fait tomber des mètres cube devant moi. C’est clairement de l’intimidation. Je me sentais en danger. »

« Pour protéger nos enfants, il faudrait aussi des peines plus dissuasives », pense Jean-Claude Le Duault, qui aurait aimé que les responsables de la mort de son fils soient condamnés à des peines de prison ferme. Ce qui n’arrive jamais quand des ouvriers meurent au travail. Même si ce sont des enfants.

Sophie Chapelle et Nolwenn Weiler

Dessin de Une : ©Matthieu Lemarchal