Le 22 mai 2024, la coopérative agricole Terrena a été reconnue coupable de la mort d’Anthony Courtais, décédé dans l’une de ses usines, en Loire-atlantique, en 2017. C’est la troisième fois que des juges déclarent ce poids lourd de l’agro-industrie coupable de cet accident mortel. Par deux fois, la coopérative a contesté sa responsabilité : elle a fait appel de sa première condamnation en 2020 ; puis a décidé d’aller en cassation suite à sa seconde condamnation en 2021.
« C’est vraiment de l’acharnement, réagit Rosalie Lekoa, la veuve d’Anthony Courtais. À chaque fois, c’est un déchirement pour moi. Cette troisième condamnation me donne un sentiment de justice. » Le soir de l’accident, Rosalie Lekoa était à la maison avec les enfants, où ils attendaient Anthony pour dîner. « Nous devions partir le lendemain en Vendée pour camper en famille », retrace-t-elle tristement.
Un « employé modèle »
C’était le 3 février 2017. Le soleil vient de disparaître à l’horizon quand un salarié, monsieur O. pénètre dans l’un des ateliers de l’usine Terrena de Ancenis (en Loire-Atlantique), spécialisée en nutrition animale. Il fait alors presque aussi froid que dehors dans cet entrepôt d’où sortent chaque jour plusieurs tonnes de marchandises, dont une partie empaquetées dans des sacs de 25 kilos.
Quand il s’approche du palettiseur, une large machine qui permet d’empiler ces sacs, monsieur O. s’étonne de voir l’aspirateur en marche, sans personne alentours. Cherchant des yeux celui ou celle qui l’a mis en route, il aperçoit, coincé dans l’appareil, Anthony Courtais, 41 ans, « employé modèle » d’après les témoignages de ses collègues cités dans l’enquête suite à son décès. Anthony Courtais travaillait dans l’entreprise depuis 17 ans, et était père d’une famille de trois enfants. Il est 19h45. Les pompiers qui arrivent peu après ne parviennent pas à le réanimer.
Central dans le fonctionnement de l’usine, le palettiseur est situé au bout de la ligne d’emballage. Il est constitué d’un ascenseur qui soulève les palettes vides pour les redescendre par palier au fur et à mesure du dépôt des sacs de granulés. À la fin de l’opération de chargement, les palettes se retrouvent au niveau d’un tapis roulant qui les emmène vers le magasin « produits finis » où elles sont stockées avant d’être expédiées. « Anthony disait souvent que cette machine était défectueuse et il regrettait que la maintenance ne se déplace pas toujours, relate sa compagne Rosalie Lekoa, enceinte de quelques semaines au moment du drame.
« C’est une machine qui me faisait très peur, se souvient la veuve. Combien de fois je lui ai demandé de changer de poste ? » Elle n’était pas la seule à être effrayée par le palettiseur. Un ancien collègue d’Anthony Courtais a ainsi rapporté qu’il n’était pas tranquille au moment du nettoyage hebdomadaire, quand il faut entrer dans l’engin encrassé par la poussière et l’humidité ambiante.
« Il a sans doute voulu laisser l’endroit propre avant de s’en aller en vacances », suggère un ancien salarié de l’entreprise qui tient à rester anonyme. Équipé d’un aspirateur, Anthony Courtais entre une première fois dans le palettiseur et trouve au sol des morceaux des maillons qui soutiennent l’ascenseur, lequel est en position haute. Il décide alors de prévenir la maintenance, et appelle son collègue d’astreinte. Il est 19h20. Ce collègue sera la dernière personne qui entend la voix de l’employé.
Défaut de systèmes de sécurité
Que se sont-ils dit à ce moment-là ? Difficile à savoir. Les versions des témoins ont évolué au fil des enquêtes de l’Inspection du travail et de la gendarmerie. Seule certitude : il a été convenu que l’agent de maintenance laisserait un message pour ses collègues du lundi, de façon à ce qu’ils règlent le problème à ce moment-là.
Une fois ce coup de fil passé, Anthony Courtais retourne à sa tâche, mais sans pouvoir l’achever. Car soudain, plusieurs attaches de l’ascenseur lâchent et la plaque de 500 kilos dégringole, ne lui laissant aucune possibilité de s’enfuir ni de s’extirper. Il a juste le temps de se recroqueviller sur lui-même, avant de mourir écrasé.
« Normalement, quand on intervient sous l’ascenseur, on doit mettre des barres dessous, qui préviennent le risque de chute », explique Élie, un ancien salarié de Terrena qui préfère taire son vrai nom. L’agent de maintenance dira d’ailleurs aux enquêteurs qu’il pensait que ces barres étaient mises quand Anthony l’a appelé à 19h20, quelques minutes avant d’être tué.
« Il a fait le choix de poursuivre son nettoyage ou peut-être, par curiosité, de vérifier l’origine de ce maillon en contrôlant les chaînages, et ainsi n’a pas respecté la procédure pourtant connue pleinement par lui depuis plusieurs années, à savoir cesser toute intervention sur le palettiseur jusqu’à sa réparation », argumente l’avocat de Terrena dans les conclusions adressées au tribunal correctionnel de Rennes, peu avant l’audience du 26 mars 2024.
Pour Rosalie Lekoa, cette mise en cause est intolérable : « Ils ajoutent à ma douleur cet affront d’affirmer que mon mari aurait été coupable d’imprudence ! J’ai le sentiment d’une profonde injustice. » Elle s’insurge aussi que l’on puisse évoquer « un malheureux concours de circonstances », comme l’a fait un ancien collègue d’Anthony Courtais.
Pour Rosalie Lekoa, les défauts récurrents de maintenance, l’habitude de se débrouiller avec du matériel défectueux et l’obligation de faire vite sont des explications plus plausibles que l’imprudence de son mari. Si l’on en croit les enquêtes menées par l’inspection du travail et la gendarmerie, Anthony Courtais n’était pas le seul à s’aventurer sous l’ascenseur sans prendre toutes les précautions requises.
Une machine qui a 26 ans
« L’utilisation du dispositif de sécurité lors de chaque nettoyage du vendredi soir n’était pas systématique », mentionnait le jugement prononcé en première instance, en janvier 2020. « On ne sait pas pourquoi Anthony Courtais n’a pas mis les barres de sécurité, reprend Élie. Est-ce qu’il était trop pressé ? Est-ce qu’elles étaient grippées à force de ne pas servir ? La machine n’était pas toute jeune, elle datait de 1991. »
« Une machine qui a 26 ans, c’est normal qu’elle casse de partout, avance un ancien cadre de Terrena. Cela ne semble pas raisonnable de continuer à s’en servir. » Pour lui, il aurait fallu la changer au bout de 15 ans, d’autant que le coût de ce genre d’engin est amorti au bout d’une dizaine d’années…Contacté par Basta!, l’avocat de Terrena n’a pas répondu à nos sollicitations. Et la fabricant du palettiseur, Cetec, n’a pas souhaité s’exprimer.
Élie reprend la parole pour évoquer le poids des habitudes et le fait qu’au quotidien, « tout le monde se démerde comme il peut pour avancer et faire le boulot malgré les difficultés. Anthony Courtais était là depuis presque 20 ans, il s’était habitué au fait que cela ne marche pas toujours comme il fallait. »
Parmi les règles de base en sécurité, « la première est bien souvent qu’il faut se méfier de la force de l’habitude », ont d’ailleurs souligné les magistrats du pôle social au tribunal judiciaire de Nantes, balayant les arguments de Terrena qui évoquait le fait qu’Anthony Courtais connaissait parfaitement les règles de sécurité, étant « formé et formateur en la matière sur cette machine qu’il connaissait depuis plus d’une vingtaine d’années ».
Pas d’alarme
Pour les juges du pôle social, le fait qu’Anthony Courtais n’ait pas pris conscience du risque à poursuivre ses opérations de nettoyage après la découverte d’un maillon de chaîne brisé « révèle une insuffisance manifeste de réflexe de sécurité ». L’absence de recommandations de son collègue agent de maintenance confirme, selon les juges, cette absence de culture commune de sécurité.
C’est pour ces diverses raisons qu’en octobre 2021, ils ont condamné Terrena pour faute inexcusable, désignant la coopérative comme la principale responsable de l’accident dont Anthony Courtais a été victime le 3 février 2017. « Selon moi, leur responsabilité est d’autant plus importante qu’un autre accident mortel avait eu lieu dans un palettiseur en 2013 à Janzé, dans une usine CCPA, union de coopérative à laquelle appartient Terrena », s’agace Élie.
Le jour de l’accident d’Anthony Courtais, la sonnerie d’alerte qui se met en route dès qu’on pénètre dans le palettiseur était désactivée. Depuis quand ? Mystère. L’enquête n’a pas réussi à l’établir. Ce qui est clair, en revanche, c’est qu’il était habituel de shunter cette sonnerie, car son bruit était apparemment intolérable. « Oui, il est vrai qu’elle fait beaucoup de bruit, je dirais environs 100 décibels (le niveau sonore d’un cri, ndlr), détaille un ancien cadre de l’entreprise. Elle se met en route à chaque fois que la boucle électrique de sécurité est coupée, c’est-à-dire, si une porte s’ouvre, si une barrière est franchie ou si un arrêt d’urgence est déclenché. » La puissance de cette alerte, proportionnelle au danger, semble malheureusement avoir fait contre-emploi. Aujourd’hui, ces systèmes de sonnerie n’existent plus.
Terrena coupable d’homicide involontaire
Dans l’usine de Terrena, en 2017, les employés pouvaient d’autant plus oublier le danger du palettiseur que celui-ci n’était pas clairement indiqué sur l’engin. Cela a été déploré par plusieurs interlocuteurs au fils des années d’enquêtes et d’audiences, de même que l’absence de prévention spécifique lié à l’activité de nettoyage, pourtant à (très) haut risque. Dans les conclusions en vue de l’audience du 26 mars, l’avocat de Terrena reconnaît que ce risque lié au nettoyage n’était pas identifié comme « majeur ». Il admet également que le risque de chute de l’ascenseur n’était pas inscrit au document unique.
Par deux fois, pourtant, en 2015 et 2016, l’ascenseur avait lâché, pour des raisons similaires à celles qui ont coûté la vie à Anthony Courtais le 3 février 2017, à savoir la rupture des attaches de l’ascenseur. « Ces ruptures ont eu lieu en situation de production, sans risque de blessures de personnes », avance Terrena, ajoutant même que « l’hypothèse en situation d’arrêt demeurait assez peu prévisible. » Mais ces arguments n’ont pas convaincu les juges qui, par trois fois, ont déclaré la coopérative « coupable d’homicide involontaire dans le cadre du travail ».
Le casier judiciaire de la coopérative a interpellé les juges, car il comporte trois condamnations dont deux en 2015 pour « homicide involontaire » et « blessures involontaires causant une incapacité de plus de trois mois ». À chaque fois, il y a eu infraction à la réglementation sur la sécurité. Selon le tribunal, cette loi des séries « interroge sur [le souci réel de Terrena] de la sécurité au travail », mis en avant par l’avocat à l’audience.
« Compte tenu de [la] situation financière de la coopérative - dont le chiffre d’affaire s’élève à près de 5 milliards d’euros, et le résultat net à deux millions d’euros », les juges ont par ailleurs décidé de porter son amende de 20 000 à 30 000 euros. « J’ai le sentiment d’avoir été enfin entendue, dit Rosalie Lekoa. Mais je ne pourrai pas tourner la page pour autant. Car Anthony est parti pour toujours. »
Nolwenn Weiler
Dessin de Une : ©Matthieu Lemarchal.