Violences policières

Tués par la police : pourquoi le recensement de basta! est différent de celui de l’IGPN

Violences policières

par Ivan du Roy, Ludovic Simbille

Les inspections générales de la police et de la gendarmerie rendent public depuis 2018 un recensement des particuliers tués au cours d’une mission, similaire à la classification initiée par basta! en 2014. Notre approche reste cependant différente.

« Les chiffres de basta! (...) sont à prendre avec des pincettes, car ce site est clairement classé à gauche. » Ainsi parle-t-on de notre base de données sur les interventions policières létales sur la radio info du service public, France info (le 30 juin). La mort du jeune Nahel à Nanterre a rouvert le débat sur certaines modalités d’action de la police et sur les chiffres de ses interventions létales que nous publions chaque année. Toute méthodologie de recensement que nous avons d’ailleurs détaillée, ou analyse tirée de nos chiffres sont évidemment critiquables, mais disqualifier un travail d’enquête de cette manière, sous prétexte de nos partis pris éditoriaux – et oui, nous traitons de l’actualité sociale et écologique ! – n’est pas recevable. D’autant que la seule autre source existante en capacité de publier ce type de données est... le ministère de l’Intérieur. Et depuis peu.

Lorsque Basta! a commencé à recenser les interventions policières létales, en 2014, aucune donnée, ni officielle ni indépendante, n’était rendue publique sur ce sujet. Quatre ans après notre premier article, et la création de notre base de données, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) a publié son « recensement des particuliers blessés ou décédés » en 2018.

Basta actualise chaque année [sa base de données et sa visualisation des interventions policières létales->https://basta.media/webdocs/police/], pour contribuer à mettre en lumière les circonstances de ces interventions, surtout quand elles interrogent. Les années 2021 et 2022 seront réactualisées ce 29 juin.
Interventions policières létales
Basta actualise sa base de données et sa visualisation des interventions policières létales, pour mettre en lumière les circonstances de ces interventions, surtout quand elles interrogent. Les années 2021 et 2022 seront réactualisées ce 29 juin.

Le détail des affaires prises en compte par l’IGPN n’est cependant rendu public qu’à partir de l’année 2020. L’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) fait de même en 2021. La publication de ces informations par les deux instances de contrôle de la police nationale et de la gendarmerie nous a permis de vérifier et de compléter certaines de nos données.

Quelle différence entre notre recensement et celui de l’IGPN ?

En 2020, la « police des polices » recensait 32 décès, quand nous en comptions 22 liés à l’action de la police nationale (plus six liés à la gendarmerie). Huit décès pris en compte par l’IGPN n’avaient pas fait l’objet de coupure de presse, ni de réaction publique de la famille ou de proches. Deux autres avaient été au préalable traités par la presse locale, mais nous avaient échappé. Nous avons donc ajouté ces dix affaires.

À la suite de cette mise à jour, nous dénombrons finalement 40 personnes tuées lors d’une mission des forces de l’ordre en 2020, soit huit de plus que l’IGPN. Comment expliquer cette différence ? Nous comptons six décès liés à un membre de la gendarmerie nationale qui ne sont logiquement pas présents dans le rapport de l’instance de police nationale. Il y a également un mort lors d’une arrestation réalisée par la police municipale de Béziers. De plus, un décès controversé quant au rôle joué par la police n’a visiblement pas retenu l’attention de l’IGPN : celui de Sabri Choubi, décédé le 17 mai 2021 Argenteuil, dans un accident de moto-cross avec une voiture de la BAC à proximité. L’affaire a été classée sans suite mais l’enquête a été réouverte au vu des zones d’ombres et des incohérences dans les versions policières.

En 2021, L’IGPN compte 37 personnes décédées et l’IGGN 10. Soit 47 morts du fait des deux corps de maintien de l’ordre public. De notre côté, nous en dénombrons 52. Quatre décès n’ont pas été recensés par les deux inspections générales qui prennent pourtant en compte des cas similaires. Il s’agit d’un garçon de 14 ans à Orchies (Nord) qui a refusé de s’arrêter alors qu’il roulait au volant de la voiture dérobée à sa tante. Suivi par la police, le garçon a paniqué avant de perdre le contrôle du véhicule et de s’encastrer contre un arbre. Nous recensons également le cas d’un homme qui se noie dans le Louet, près d’Angers, en fuyant la police qui le suspectait d’avoir volé des affaires dans un restaurant.

Même chose côté gendarmerie, qui n’a pas pris en compte certains cas, comme le décès de deux frères à Étampes (Essonne). Après avoir fui un véhicule de gendarmerie, les deux hommes ont emprunté une route à contresens avant d’emboutir un camion. L’hommage que leur avait rendu la ville avait fait polémique du fait de leur passé judiciaire. Autre cas : l’accident mortel ayant coûté la vie à un jeune de 17 ans, au motif d’un refus d’obtempérer à Montchanin (Saône-et-Loire), n’a pas non plus été référencé par l’IGGN, alors qu’un décès aux circonstances similaires, survenu à Jardres (Vienne), en juillet 2021 a lui été compté.

Ces affaires que nous ne prenons pas en compte pour le moment

À la différence de l’IGGN, nous n’avons pour l’instant pas intégré le décès d’un motard sur une route nationale en Haute-Loire, dans un accident avec une voiture banalisée de la gendarmerie : il s’agirait d’un tragique accident de la route sans action spécifique des forces de l’ordre. Côté police nationale, nous avons également pour l’instant mis de côté une affaire controversée à Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire). Plusieurs témoins affirment que la police avait pris en chasse un jeune homme, Amza B., circulant à moto, avant qu’il ne percute une voiture, ce que démentent d’autres témoins. Nous recherchons des informations supplémentaires avant d’intégrer – ou non – cette affaire dans notre recensement [1].

À ces cas supplémentaires, intégrés à notre base, s’ajoute l’homicide d’une personne en gare d’Ermont-Eaubonne. Armée d’un couteau, elle aurait menacé un groupe d’enfants. La police ferroviaire intervient et ouvre le feu à cinq reprises. Deux agents sont mis en examen pour « meurtre ».

Quand le ministère de l’Intérieur critique notre travail... mais s’en inspire

Après des décennies de silence, le ministère de l’Intérieur a justifié la publication de son propre recensement parce que, « faute d’un outil institutionnel », le manque de « donnée fiable » « favorisait nécessairement la diffusion d’information souffrant d’un manque de rigueur et d’objectivité ». Ajoutant qu’il faut « décorréler les conséquences de l’action policière de la question de la légitimité ». Est-ce une référence implicite à notre travail ?

Pourtant, nous avons toujours rappelé que « sans préjuger de la légitimité, de l’intentionnalité ou de la légalité de l’acte qui a mené à la mort d’une personne, ce recensement doit nous aider à comprendre dans quelles conditions l’action des forces de l’ordre conduit à une issue mortelle ». Le ministère de l’Intérieur écrit sensiblement la même chose : « Le RBD [recensement des particuliers blessés ou décédés] n’a donc pas vocation à spéculer sur la légitimité des actions ayant pu conduire à ces blessures ou à ces décès. »

Interrogée par Le Figaro, la Direction générale de la police nationale estime que notre méthodologie « ne met pas à l’abri les journalistes de compter parfois deux fois de suite la même personne » - sans expliciter réellement pourquoi... Malgré cette critique, l’IGPN a cependant mis en œuvre des catégories de décès sensiblement similaires aux nôtres (terrorisme, flagrant délit, contrôle, etc.).

Les descriptifs que nous réalisons sur chaque affaire tentent de s’en tenir aux faits, tout en prenant en compte d’éventuelles versions contradictoires entre la version policière, celle de témoins de la scène et ce que montrent les images vidéo, si elles existent.

Mort à cause de sa rébellion ou d’un geste d’immobilisation brutal ?

Cela nous permet dans un second temps d’interroger la légitimité ou non de telle action dans nos analyses et enquêtes. Le traitement choisi par l’IGPN est bien moins neutre. Dans le cas de Cédric Chouviat par exemple, décédé le 3 janvier 2020 lors d’un contrôle routier, l’institution évoque un décès en « rapport avec l’usage de la force physique lors d’une interpellation ». Et précise : ce livreur se « rebellait, puis faisait un malaise suivi d’un arrêt cardiaque lors de son interpellation ». L’IGPN omet de mentionner la clef d’étranglement subie par le quadragénaire ainsi que son plaquage au sol. Le Monde ou Mediapart ont révélé que sa « rébellion » relevait davantage d’un échange tendu avec les agents que d’une réelle agressivité à l’encontre des forces de l’ordre. Idem pour la mort de Merter Keskin, répertoriée par l’IGPN comme un « décès liés à l’état de santé et aux addictions dont souffrait la personne », car l’autopsie parle d’une « intoxication potentiellement létale à la cocaïne ». Le plaquage ventral opéré sur Merter Keskin dans sa cellule par les policiers pendant trois minutes et demie n’est pas évoqué.

Notre recensement ne classifie pas les cas mortels en fonction de la responsabilité présumée de la victime dans son décès. L’IGPN s’autorise pour sa part à avancer « que dans bien des cas le comportement du particulier a été déterminant ». C’est à la justice, en cas de procès, de déterminer les responsabilités. L’institution compte sept personnes décédées « à la suite de leur comportement ».

Parmi elles, un sexagénaire s’étant imbibé d’un liquide inflammable sur la voie publique avant l’arrivée de policiers. L’un des agents a alors tiré avec son Taser, l’homme s’est enflammé et est mort. Les règles encadrant l’usage du pistolet électrique établissent qu’« il convient de tenir compte des éléments connus concernant l’état des personnes présentant une vulnérabilité particulière », notamment « les personnes aux vêtements imprégnés de liquides ou vapeurs inflammables (alcool, gaz, combustibles, etc.) » [2]. Rendre cet homme fautif de sa mort devance les conclusions d’une éventuelle enquête qui déterminerait si l’agent tireur avait, ou pas, connaissance de la présence de liquide inflammable et commis, ou non, une tragique erreur de discernement.

Un recensement de l’IGPN utile mais également critiquable

Le comportement irresponsable d’une personne pendant une tentative d’interpellation ne dédouane en rien les policiers et gendarmes de poursuites judiciaires. Même en cas de suicide lorsque l’appréhendé est sous la responsabilité des forces de l’ordre. En janvier 1996, trois gendarmes ont par exemple été condamnés à huit mois de prison avec sursis au motif « d’atteinte à la vie » par le tribunal correctionnel de Lyon pour avoir laissé sans surveillance un homme, avec une arme à proximité, qui s’est donné la mort lors de sa garde à vue.

En plus des décès survenus à la suite de gestes d’immobilisation ou à l’ouverture du feu, plusieurs décès que nous recensons sont reliés de manière plus indirecte à l’action des forces de l’ordre, comme une chute ou une noyade dans le cadre d’une fuite par exemple. Mais s’attacher à classifier ces décès en fonction de l’éventuelle responsabilité du défunt nous paraît peu pertinent pour permettre un débat sur les modalités du recours à la force et sa légitimité. Au-delà de l’éventuelle responsabilité pénale ou administrative des agents concernés, il s’agit de comprendre pourquoi une action de police conduit à un décès et si celui-ci est évitable.

Ludovic Simbille, avec Ivan du Roy

Boîte noire

Dans un article daté du 1er juillet 2023, Libération se demande, à juste titre, si la prise en compte récente des chiffres parus dans les rapports de l’IGPN et l’IGGN (qui recensent, depuis peu, les décès perpétrés par l’action des forces de l’ordre) ne fausse pas l’idée même d’une hausse des décès telle que le relève Basta!. La question paraît pertinente. Plusieurs cas rendus publics récemment (depuis 2018) par l’IGPN ne figuraient pas initialement dans le recensement de Basta! sur certaines années. Du coup, le nombre de décès par an avant 2018 n’est-il pas sous-estimé vu que nous ne disposons pas des données IGPN concernant ces années ?

Trois remarques à ce sujet :

 D’abord, on observe entre nos propres chiffres avant 2018 (date du premier compte-rendu par les autorités des particuliers décédés au cours d’une opération de police), une augmentation du nombre de tirs mortels à partir de 2010.

 Ensuite, en 2018 et 2019, l’IGPN et l’IGGN rendaient déjà publics des chiffres que nous intégrions dans notre base. Or, sur ces années-là nous sommes sur le même ordre de grandeur. Il y a bien une bascule en 2020.

 Enfin, si l’on se base uniquement sur les chiffres avancés par l’IGPN, en 2019, l’institution comptait 19 décès, en 2020, 32 et 37 en 2021. Il y a donc bien une augmentation significative du nombre de morts suite à l’action des forces de l’ordre. Sans même compter les morts au contact de la gendarmerie.

Notes

[1Seul le reportage de France Culture est à ce jour disponible.

[2Instruction relative à l’emploi du pistolet à impulsion électrique et au lanceur de balle commune à la police nationale et à la gendarmerie nationale, 2 septembre 2014.