Alpages

Vivre dans une cabane sans eau, sans fenêtre, sans électricité : l’envers du métier de bergère et berger

Alpages

par Sophie Chapelle

Des cabanes de quatre mètres carrés sans eau ni sanitaire : des gardiennes de troupeaux alertent sur leurs conditions de travail en alpage. Dans la profession, les accidents du travail sont par ailleurs invisibilisés. Enquête.

« Niche à chien. » C’est le titre d’un clip de rap dévoilé fin mars par le collectif PastorX & the Black Patoux. Leur objectif : faire connaître et dénoncer les conditions d’hébergement proposées aux bergerères qui partent dans les alpages accompagner les troupeaux. Et y demeurent plusieurs semaines pour veiller sur les brebis. « Des parcs nationaux se sont permis d’inventer ces niches de 4 m2 pour cause de logement d’urgence avec le retour du loup », témoigne Félix Portello, berger et co-initiateur du clip.

C’est « deux fois la taille de tes chiottes », balance une bergère qui a passé un mois dans cet abri. En pratique, cela implique de vivre entassé entre les sacs de sel et de croquettes pour chiens de berger, avec à peine la place pour dormir. « Nous ne pouvons pas héberger nos chiens quand la météo est dure ni cuisiner », précise la pétition qui accompagne le clip.

« Rien n’est prévu pour l’hygiène : pas de toilettes, pas de douche, appuie Fanny Demarque, du Syndicat des gardiennes de troupeaux (SGT, affilié à la CGT). Le loup, ça fait 20 ans qu’il est là. Au lieu de reconstruire des logements aux normes pour l’alpage, on nous renvoie toujours cet argument de la logique d’urgence. » « Ces logements d’urgence sont devenus pérennes et essaiment dans les alpages, poursuit Félix. On a tiré toutes les sonnettes d’alarme, jusqu’à l’idée du clip. »

Dans un communiqué, le parc de la Vanoise, propriétaire de ces abris d’urgence héliportables, reconnaît qu’ils sont « particulièrement spartiates ». Ils sont conçus « pour héberger une seule personne » détaille le parc et « généralement implantés à distance de marche d’une solution d’hébergement plus confortable ». Entendez : avec alimentation en eau et sanitaires. « Il y a des estives uniquement équipées de ces cabanes où des bergerères passent un mois dedans, réagit Félix. L’été, la pression du loup amène souvent les bergers à être deux pour la garde. « Et même pour une personne, il n’y a pas d’eau potable. Dans l’abri où j’étais, l’électricité ne fonctionnait pas. »

Rapports alarmants de l’inspection du travail

Au-delà de ces « niches à chien », « les logements des gardiennes de troupeaux sont rarement dans les clous du Code du travail », relève Thomas, de l’association des bergères et bergers des Alpes du Sud Provence. « Les bergerères n’osent pas alerter, car ils sont trop précaires, renchérit Félix, ils ont peur de ne plus être recrutés. »

L’inspection du travail s’est donc auto-saisie et a mené des contrôles dans des logements d’alpage en 2022. Les propriétaires de ces logements peuvent être des parcs nationaux, mais aussi des éleveurs ou des groupements pastoraux qui gèrent des pâturages [1]. « Aucune des huit cabanes inspectées dans les Hautes-Alpes n’était aux normes, indique Fanny. Un des logements a même fait l’objet d’un arrêt d’urgence. »

« Cabane insalubre », « sans eau », « sans salle de bain », « pas de fenêtre », « pas d’électricité », « toit fissuré », « une seule pièce de 8 m2 avec un lit superposé alors que deux personnes y sont logées »... Ces éléments figurent dans un document de la direction départementale des territoires faisant suite à la restitution de l’inspection du travail.

Les conclusions du rapport de l’inspection du travail dans les Alpes-de-Haute-Provence que nous avons consulté sont également alarmantes : 85 % des cabanes contrôlées n’ont pas d’installations sanitaires, ni d’évier, ni d’eau à température réglable. 60 % n’ont pas de captage d’eau enterré. Le rapport fait état de « risques de pollution de l’eau par des bactéries » et du « problème de conservation de l’eau et de son transport. »

Il mentionne aussi des « cabanes vieillissantes  » avec des problèmes électriques, de moisissures, d’étanchéité, de poêle non entretenu, d’exiguïté... « Aucun des logements inspectés n’était équipé de détecteur de monoxyde de carbone et de fumée alors que les deux coûtent seulement 50 euros avec un jeu de piles ! » s’indigne Thomas.

Intoxications au monoxyde de carbone

Les conséquences peuvent être dramatiques. En juillet 2020, en Savoie, une bergère a été hospitalisée pour intoxication au monoxyde de carbone, aux côtés de deux autres personnes qui se trouvaient dans le logement d’alpage. Elle est aujourd’hui en incapacité de reprendre un travail. Lors du procès en correctionnel qui s’est tenu en avril 2022, elle relate avoir de graves troubles neurologiques. La juge a reconnu « des négligences graves » du propriétaire qui a été condamné à huit mois de prison avec sursis et 3000 euros d’amende.

« Les propriétaires doivent aussi penser aux paratonnerres, alerte Félix. Il n’y a pas un arbre à des kilomètres à la ronde, on est sur des crêtes... Le paratonnerre doit être systématique en alpage. ». Un couple de bergers a ainsi été foudroyé avec partie de leur troupeau à l’été 2020 dans le Champsaur (Alpes), à 50 mètres de leur cabane. Ils sont encore en vie, mais « un paratonnerre les aurait probablement protégés » estime Félix.

« Il n’y a pas de données de la Mutuelle sociale agricole sur les accidents et la mortalité au travail des bergerères, car nous sommes fondus dans les ouvriers agricoles », déplore Fanny. Les risques sont pourtant élevés dans ce métier. « On est exposés aux aléas climatiques, c’est un métier très usant pour le corps... », énumère-t-elle. « Tous les ans, il y a des blessures graves en raison notamment de chutes de pierres, ajoute Thomas. « On est dans un environnement dangereux et on a la charge du troupeau. La pression nous amène à nous mettre en danger. »

Combien recense-t-on de bergères et bergers aujourd’hui en France ? Il n’existe pas de chiffres exacts sur la profession. Une des rares évaluations réalisées par l’État compte entre 1000 et 1200 bergères salariées sur l’arc alpin [2]. « Ce qu’on sait en revanche c’est que le turn-over dans la profession est alarmant : les gens s’en vont au bout de trois à cinq ans », souligne Félix. « C’est un métier qui plaît dans l’idée qu’on s’en fait. Mais au bout d’un an, seule une poignée reste. »

70 heures de travail par semaine

Comment expliquer qu’autant de bergerères quittent aussi rapidement la profession ? Outre les conditions de logement, « on ne s’en sort pas économiquement, explique Félix. On travaille plus de 70 heures par semaine, mais on est payés 44 heures. » Les 26 heures en plus ? « C’est gratuit », lâche-t-il.

La majorité des bergerères sont des salariées d’exploitants agricoles éleveurs, essentiellement organisés en groupements pastoraux. Leurs contrats de travail reposent sur la convention collective agricole du département où ils exercent. « On a des contrats de 44 heures semaine alors que c’est 12 heures de travail par jour, observe Fanny. Quant au jour de repos hebdomadaire prévu dans le contrat, il est pris exceptionnellement. » « Ça pose la question du droit à être malade, à partir en cas de décès d’un proche », ajoute Félix.

Le temps de préparation aux mois de travail ininterrompu en estives n’est pas non plus indemnisé. Chiens de conduite et équipements sont à la charge des bergerères. Sous contrat saisonnier agricole, les bergerères ne perçoivent pas la prime de précarité de 10 %. Le salaire moyen s’élève à 1800 euros net par mois, indemnités comprises. « Avec la réforme de l’assurance chômage, ça ne passe plus ! Pour ouvrir des droits, il faut désormais travailler six mois alors que la saison en dure seulement quatre. On se retrouve sur les périodes non travaillées avec un revenu proche du RSA », tempête Fanny.

La Fédération des associations des bergers et bergères de France demande une convention collective nationale pour les gardiens de troupeaux pastoralistes salariés, avec les mêmes droits pour toutes et tous. « Aujourd’hui, les écarts sont énormes d’un département à l’autre », souligne Fanny. Le syndicat SGP-CGT de l’Isère estime ces écarts de revenus « de 1000 euros d’une montagne à une autre ». « Si on veut pérenniser ce métier, il faut que les conditions de travail soient correctes, en termes de revenus comme de logement », insiste Thomas.

Un cahier des charges en dessous des normes du Code du travail ?

« Il y a des logements d’alpage reconstruits avec un effort de mise aux normes, reconnaît Fanny. Mais d’autres continuent d’être réaménagés sans être aux normes. » basta! a pu consulter le cahier des charges relatif aux prochaines rénovations et constructions de cabanes pour les bergerères dans les Alpes-de-Haute-Provence. Ce cahier des charges distingue les cabanes principales utilisées plus de 30 jours, les cabanes secondaires (moins de 30 jours) et les abris occupés ponctuellement.

Proposé par la préfecture à la suite de concertations, ce cahier des charges prévoit seulement 35 litres d’eau par jour et par personne, alors que la norme fixée par la loi est de 100 litres [3]. « Ils sont en train de définir un cadre en dessous des normes du Code du travail ! déplore Thomas. Quant aux logements secondaires, ils indiquent qu’on peut se passer de la douche. » « Il n’y a pas de logement secondaire ou principal, il faut des logements dignes, quel que soit le temps qu’on nous demande d’y passer », souligne pour sa part la Fédération des associations de bergères et bergers de France dans une lettre ouverte. Contactée, la préfecture n’a pas donné suite à nos demandes.

Le parc de la Vanoise indique pour sa part travailler à la conception et à la réalisation d’un nouveau modèle de cabane pastorale réversible, « permettant de loger une personne dans des conditions décentes et respectant le droit du travail ». Cette cabane appelée « La Tatou » a été expérimentée par Thomas. « C’est tout à fait correct pour un berger. Mais il y a des erreurs dans la conception qui auraient été évitées si on avait été associés. L’eau chaude par exemple a été prévue uniquement pour la douche, pas pour la vaisselle » « Ça fait des années qu’on se bat pour être convié aux réunions sur les nouveaux modèles de cabanes, confirme Fanny. On ne demande pas la lune, juste que ce soit fonctionnel. »

« Les bergerères doivent pouvoir participer aux organes de décision sur les alpages et le pastoralisme, c’est une priorité. En nous associant, notamment sur la construction et la rénovation, on pourra coller davantage aux usages et améliorer les choses », résume Félix. Avec la Fédération des associations des bergers et bergères de France, il demande la création d’un statut spécifique aux gardiens de troupeaux pastoralistes. « Nous avons le rêve de vivre dignement de notre métier. Même si cela ne doit pas occulter les situations désespérantes que nous affrontons au quotidien. »

Sophie Chapelle

Photo de une : ©Magda.

Notes

[1Depuis la loi pastorale de 1972, les éleveurs s’organisent en groupements pastoraux qui gèrent collectivement l’exploitation des pâturages saisonniers. Ces groupements embauchent les bergers.

[2Un article du Monde diplomatique publié en 2015 évoque le nombre d’un millier de bergerères dans les Pyrénées, plusieurs centaines dans les Alpes et le Massif central et quelques dizaines dans le Jura, les Vosges et la Corse.

[3Le logement sur l’estive doit respecter les normes fixées par le décret 95-978 du 24 août 1995 et l’arrêté ministériel du 1er juillet 1996.