Basta! : Divertissants et ouverts à toute la famille selon ses initiateurs, ces spectacles son et lumière jouissent d’un certain succès populaire. Comment savoir si le spectacle historique auquel on assiste est trusté par l’extrême droite ?

William Blanc : Vercingétorix, Clovis, Charlemagne, Napoléon, Charles de Gaulle… Ce qui met la puce à l’oreille, c’est que dans ce type de spectacles, ce sont toujours les grands hommes qui font l’histoire. Jamais le peuple ni les femmes – à l’exception notable de Jeanne d’Arc. Le collectif n’est que rarement mis en avant comme « moteur » des événements. Ce sont toujours des leaders ou des guerriers qui feraient bouger les choses. Ce qui est factuellement faux.
Le second point est condensé dans cette citation de Suzanne Citron [historienne, pionnière de la déconstruction du roman national, ndlr] : « La France est toujours déjà là » dans ces spectacles. En effet, ils omettent que l’idée de nation fluctue selon les époques. L’exemple le plus parlant est celui des Gaulois. Durant cette période historique, le territoire sur lequel nous vivons n’était pas un État-nation : il était peuplé de nombreux groupes. Vercingétorix est un personnage clé de ces spectacles célébrant une France éternelle. Pourtant, à l’époque de Vercingétorix, la France n’existait pas.
Dernière idée très récurrente : notre pays serait en déclin et attaqué par des ennemis de toutes parts. Là, on est dans la droite lignée des sons et lumières du Puy du Fou. Le point de rupture serait la Révolution française. Elle aurait précipité la France dans la décadence. Les ennemis intérieurs sont souvent représentés par des élites corrompues, auxquelles s’opposerait un chef qui défendrait les intérêts du « bon peuple de France ». Les ennemis extérieurs, ce sont tout simplement les barbares. C’est un récit complètement maurrassien, qui rejoue l’opposition entre le pays légal (les élites, la République) et le pays réel (la nation, la société civile).
Comment cette instrumentalisation de l’histoire sert des idées réactionnaires ?
En créant des parallèles avec la société actuelle. Pour les penseurs d’extrême droite, la France est en danger. Elle doit toujours se battre contre des ennemis intérieurs, qui ne représenteraient pas les intérêts du « vrai peuple ». Ce sont, selon eux, les « wokistes », les « féministes » ou les « islamo-gauchistes ». Elle serait également envahie par des ennemis extérieurs. En l’occurrence, aujourd’hui, les personnes issues de l’immigration.
Autre parallèle : la célébration des grands hommes. Dans leur interprétation de l’histoire, la société française serait par nature hiérarchisée et appellerait de ses vœux un homme providentiel pour la diriger. Cette vision sert les intérêts des entrepreneurs, grandes fortunes ou familles nobles qui organisent ces sons et lumières. Elles appuient leurs positions sociales. C’est comme dire : « Regardez : on a bien besoin de leaders et de guerriers pour faire avancer le pays. C’est pas moi qui le dis, c’est l’histoire qui le prouve. »
Mais ça ne s’arrête pas là. Ces spectacles fantasment aussi souvent, les grandes heures de la monarchie. Il y a l’idée qu’on a besoin d’un homme fort, qui peut gouverner sans contre-pouvoir, pour sauver la France de ses ennemis.
Corentin Stemler, metteur en scène de La Dame de pierre, spectacle sur Notre-Dame de Paris financé par le Fonds du bien commun, a écrit de 2021 à 2022 dans le journal de l’Action française (AF). Et, il n’est pas le seul dans cette galaxie d’entrepreneurs du spectacle à être proche des milieux royalistes. Y a-t-il une instrumentalisation particulière de l’histoire par cette frange légitimiste de l’extrême droite ?
Tout à fait. L’Action française a toujours utilisé l’histoire comme un outil politique, cherchant à contrer l’histoire scientifique. Elle l’instrumentalise pour montrer que la France serait par essence monarchiste. Depuis le début du XXe siècle, l’AF met en avant le récit d’une nation française dont les racines seraient catholiques, ce qui lui permet alors d’exclure les juifs, les protestants, et à présent les musulmans de l’histoire de France.

Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, ces spectacles historiques convient sur scène des saints ou des monuments comme Notre-Dame de Paris. Leur récit sous-entend que si on n’est pas catholique, on n’est pas vraiment français. Le spectacle La Dame de pierre est un cas très intéressant qui montre le double discours : il a été financé par un crowdfunding qui utilisait une confusion entre Notre-Dame, le monument, et Notre-Dame, la Vierge Marie. Ce double sens, le grand public ne le saisit pas, mais par contre c’est un dog whistle [message codé ou référence cachée dans un discours adressé à un public spécifique, antisémite ou raciste par exemple, ndlr] évident pour les cercles catholiques traditionalistes.
C’est Charles Maurras [1868-1952, directeur du journal Action française, ndlr] qui a initié la relation que l’extrême droite contemporaine entretient toujours avec l’histoire.
Dans les années 1920, des historiens, comme Marc Bloch ou Lucien Febvre optent pour des méthodes de recherche plus poreuses aux sciences sociales et économiques et à l’histoire internationale. Les royalistes sont marginalisés des milieux universitaires et se lancent alors dans l’écriture de grands récits pseudo-historiques pour conquérir l’opinion publique. Jacques Bainville de l’Action française en est le meilleur exemple. C’est une véritable star de l’édition dans l’entre-deux-guerres, avec son best-seller, l’Histoire de France, publié en 1924, qui a même été adapté en livre pour enfants. Difficile de ne pas voir une redite avec le succès populaire aujourd’hui du Puy du Fou et de ces spectacles historiques financés en partie par Stérin, qui en sont les héritiers directs.
Le quinquennat de Nicolas Sarkozy a aussi été un tournant pour les adeptes de cette histoire identitaire. Il ne faut pas oublier que Sarkozy a été élu avec l’aide du maurrassien Patrick Buisson, qui obtiendra en contrepartie la direction de la chaîne de télévision Histoire ; c’est le moment où de nombreuses figures monarchistes émergent et distillent leur vision de l’histoire sur des heures de grandes écoutes : Stéphane Bern, Lorànt Deutsch, Franck Ferrand… C’est aussi à ce moment-là qu’Éric Zemmour commence à publier ses livres d’histoire et que le Puy du Fou prend une ampleur nationale.
Comme les metteurs en scène de ces spectacles historiques (La Dame de pierre, Murmures de la cité, etc.), ces figures médiatiques cultivent un fort attachement au patrimoine. Pour eux, le bâti patrimonial doit être mis sous cloche, car il exprime les valeurs d’une France éternelle. Ce qui est un non-sens total. Notre-Dame de Paris n’a par exemple pas cessé d’être modifiée depuis sa construction. Elle a même largement été refaite au XIXe siècle. Cette vision tronquée du patrimoine est partagée par les élus du Rassemblement national. Dans leur programme, ils parlent d’une « histoire pétrifiée ». Le patrimoine ayant pour le parti, une « place majeure dans le programme de redressement moral du pays ».
Mais pourquoi cette vision réactionnaire de l’histoire plaît-elle autant ? Le Puy du Fou est quand même le parc d’attractions qui reçoit le plus de visiteurs en France, juste derrière Disneyland Paris et le Parc Astérix.
Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que ces entrepreneurs du roman national ne se sont pas lancés dans le spectacle historique uniquement pour des raisons idéologiques. Il est aussi question d’argent. Lors de périodes de crise (économique, sociale, écologique, etc.) comme celle que nous traversons, il est difficile de se projeter dans un futur glorieux. La nostalgie devient un produit commercial. Elle se vend bien et pousse de nombreux habitants à s’investir dans ces sons et lumières. En effet, ces spectacles historiques font payer leurs entrées et fonctionnent en grande partie, comme le Puy du Fou, sur le travail bénévole.
La vision de l’histoire qui est proposée dans ces spectacles est attirante, car simpliste, et je peux comprendre que ça séduise le public. Ces mises en scène donnent à voir l’image canonique du village français, avec son clocher, une image rassurante et réconfortante… mais il faut comprendre que c’est une construction très idéalisée ! Ces metteurs en scène d’extrême droite vendent une image d’Épinal et lissent complètement l’histoire. Par exemple, sur scène, leurs soldats napoléoniens ne sont jamais sales, malades. Jamais étrangers.
Leur attachement affiché au patrimoine leur confère également une légitimité auprès des pouvoirs publics. Les associations qui produisent ces mises en scène disent faire un travail de transmission tout en mobilisant la société civile.
Ce qui leur permet d’être subventionnés pour ces spectacles. Beaucoup de fêtes de villages jouent aussi sur cette nostalgie, mais sans arrière-pensée. Ce n’est pas étonnant de voir que « Les plus belles fêtes de France », label également financé par Pierre-Édouard Stérin, s’immiscent dans ce secteur. J’ai en tête des défilés de vieux tracteurs lors de ces foires, qui font appel à un imaginaire nostalgique des Trente Glorieuses et des années De Gaulle. Ce ne sont pas à l’origine des spectacles d’extrême droite, mais ils sont très facilement récupérables par leur discours.
C’est parce qu’il y a désinvestissement des pouvoirs publics que ces sons et lumières prospèrent partout en France ?
Oui, totalement. Depuis une dizaine d’années, on voit de plus en plus de vidéos de vulgarisation historique de très bonne qualité apparaître sur internet. Mais, le secteur manque cruellement de moyens. Pour ma part, il m’arrive de travailler pour le youtubeur Nota Bene. Mais, c’est très compliqué pour nombre d’historiens et collègues universitaires de s’investir dans de tels chantiers. Ils sont débordés, à cause de la situation catastrophique des universités et n’ont pas du tout le temps de faire de la vulgarisation. Tant que les pouvoirs publics n’investiront pas, il y aura des acteurs privés d’extrême droite pour combler le vide.
Il est important de valoriser le travail d’historiens (professionnels ou amateurs), qui étudient le passé avec recul et méthode. Car même si le roman national est l’apanage des identitaires, on trouve des figures de gauche qui instrumentalisent l’histoire pour elles aussi créer leurs propres romans nationaux.
Par exemple, Pacôme Thiellement sur Blast. Il raconte une histoire qui plaît à de jeunes militants, en essayant par exemple de prouver que Jeanne d’Arc est une figure féministe et décoloniale. C’est historiquement faux. Je ne pense pas qu’user des mêmes outils que l’extrême droite, que tordre l’histoire au service de valeurs progressistes, soit une solution. Tout comme de vouloir créer, comme certains le demandent, un « Puy du Fou de gauche », ce qui reviendrait à dire que chaque camp à le droit de créer sa propre vision du passé dans son coin, au mépris des réalités historiques.
Des historiens investissent le champ du spectacle pour contrer ce récit nationaliste, et offrir une vision plus nuancée de l’histoire, comme Patrick Boucheron qui a participé à la mise en scène de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques et veut proposer un grand show historique en 2027 au château de Chambord. Que pensez-vous de cette contre-attaque ?
La démarche de Patrick Boucheron n’est pas d’écrire un « contre-récit », mais d’ouvrir l’imaginaire national. Il ne dit pas « on oublie les rois », mais met en scène des figures historiques invisibilisées : comme la statue de Christine de Pizan (femme de lettres du XIVe siècle). L’image que j’ai trouvé très juste, c’est celle d’Aya Nakamura devant l’Institut de France avec la Garde républicaine. C’était une manière de dire : oui la société évolue, mais de quoi avez-vous peur ? La seule chose éternelle, c’est le changement…