Mon père avait hérité de cette propriété par sa mère et avait commencé à y travailler à l’âge de 14 ans. Pour mes parents, il n’y avait ni dimanche, ni jours fériés, et les vacances étaient rares. Pour lutter contre l’esca, une maladie du bois de la vigne, il faisait chaque année des traitements d’hiver à base d’arsénite de soude. Entre 1958 et 2000, il a notamment utilisé les produits phytosanitaires suivants : le Midipyral, le Pyralesca R et le Pyralesca RS (ces produits ont été interdits au début des années 2000, ndlr). Tous trois contenaient de grandes quantités d’arsénite de soude (de 151 à 250 g par litre). Et les résultats étaient là… Mais ni les représentants de la chambre d’agriculture, ni les distributeurs, ni les coopératives où il s’approvisionnait ne l’ont informé ou averti que le fait de pulvériser ces produits présentait des dangers pour sa santé.
Quand le cancer de mon père a été diagnostiqué en avril 2010, sa cancérologue, qui savait qu’il était viticulteur, l’a orienté vers le service des pathologies professionnelles, dirigé par le Professeur Brochard au CHU Pellegrin à Bordeaux. Les examens ont confirmé l’origine de la maladie : le lien entre le cancer et l’exposition aux pesticides à base d’arsenic entre 1958 et 2000 a aussitôt été établi. La mutualité sociale agricole (MSA) [1] a elle aussi reconnu ce lien. La pathologie de mon père étant inscrite au tableau 10 ter des maladies professionnelles.
Se sentir à la fois victime et coupable
Malgré ces reconnaissances officielles, il a vécu le parcours du combattant pour les démarches administratives. Nous avons souvent pensé à tous ceux qui se voient refuser cette reconnaissance et qui doivent avancer les frais médicaux, les allers-retours à l’hôpital, etc. Se bagarrer contre la maladie est déjà si difficile, subir les rejets et les complications administratives s’ajoutent à ces difficultés.
Nous avons tous ressenti une grande colère quand nous avons appris qu’il avait été empoisonné par l’industrie chimique. D’un caractère franc et sans tabou, mon père en a tout de suite beaucoup parlé autour de lui, ce qui est rare. Chez les paysans, on ne parle pas de ses difficultés, qu’elles soient financières ou de santé. Il y a une sorte de chape de plomb. Il y a aussi chez eux une sorte de culpabilité : ils se sentent à la fois victimes et coupables, puisque ce sont eux qui ont pulvérisé les produits. Mais mon père avait décidé de parler pour toutes les victimes qui mourront dans les prochaines années, et pour leurs familles qui seront détruites comme la nôtre.
Avec ma mère, nous prenons le relais du combat qu’il voulait mener, avant que la maladie ne l’emporte en décembre dernier. Nous avons confié notre dossier à Maitres Lafforgue et Darcq qui vont prochainement déposer un recours auprès de la commission d’indemnisation des victimes d’infraction (CIVI), pour démontrer que mon père a été victime d’un empoisonnement chronique par l’industrie chimique.
Tous les bidons des produits interdits entre 2000 à 2002 ont été collectés pour être détruits en 2006 [2]. Nous avons donc fait des demandes auprès du ministère de l’Agriculture pour avoir accès aux documents d’autorisation de mise sur le marché des produits utilisés par mon père. Le ministère de l’Agriculture tardant à réagir, nos avocats ont saisi la commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Pour le moment, nous attendons.
Valérie Murat