Violences policières

Après la mort de Nahel : doit-on parler d’émeutes ou de révolte ?

Violences policières

par Michel Kokoreff

Depuis les débordements qui ont suivi la mort de Nahel, certains préfèrent parler de « révolte », terme qui semble plus politique. Mais pour le sociologue Michel Kokoreff , l’« émeute » contient aussi en elle-même une dimension protestataire.

« Émeute (ancien français esmeu p. p. émouvoir) : soulèvement populaire spontané », voici la définition du mot par le dictionnaire Le Robert. L’émeute fait partie de l’histoire. Il y a eu en France les « émeutes de la faim » durant l’Ancien Régime, les sabotages des ouvriers lyonnais au début du 19e siècle et les fameuses émeutes des Canuts en 1830.

Portrait de Michel Kokoreff
Michel Kokoreff
Sociologue, professeur des universités à Paris-8, auteur, entre autres, de Sociologie des émeutes (Payot, 2008), Violences policières, généalogie d’une violence d’état, (Textuel, 2021).

Il y a aussi eu les émeutes raciales des années 1960 aux États-Unis, puis le discours de Martin Luther King Junior en 1967, expliquant que l’émeute est le langage de ceux dont on n’entend pas la détresse et la demande de justice et de respect à la société bourgeoise blanche. Pensons encore aux émeutes anti-policières et interethniques en Grande Bretagne depuis les années 1980 et 1990, et plus récemment en 2011. En France aussi, depuis la fin des années 1970, l’histoire sociale et politique des émeutes urbaines est longue.

On parle en anglais de riots ou rioting, c’est-à-dire faire l’émeute. Le terme autorise des comparaisons internationales – les mêmes causes produisant les mêmes effets dans des contextes nationaux et locaux spécifiques.

Toujours une signification politique

L’émeute a toujours une signification politique : elle clarifie les problèmes, sociaux, urbains, raciaux. Elle court-circuite les formes de représentation politique (partis, parlement) et sociale (syndicats) comme moyens d’action conventionnels.

On pourrait parler d’émeutes de la mort, tant elles répondent au même script : mort d’un jeune de minorité ethnique ou descendant de l’immigration, colère collective, dégradations et destructions, affrontements avec la police, emballement médiatique, marche blanche silencieuse toujours impressionnante, demande de vérité et de justice, retour au calme, commissions parlementaires (aux États-Unis et en Grande Bretagne, pas en France), promesses non tenues qui se perdent dans les sables de la communication et de l’administration. Jusqu’au prochain drame… Ainsi va le cycle de l’émeute.

Toujours non organisée, l’émeute est devenue un répertoire d’action collective à part entière qui exprime la colère, la rage, le trop-plein (la goutte d’eau, l’allumette…), avec ses territoires spécifiques (les quartiers pauvres et leurs habitants qui se sentent abandonnés), sa logique propre (interpeller, dénoncer les pouvoirs publics, l’hypocrisie sociale, l’oubli ou le déni), ses acteurs (des jeunes mineurs ou « petits », souvent sans casier judiciaire), ses conséquences (mise à l’agenda de la violence policière considérée comme violence d’État, du « problème ou de la crise des banlieues », du racisme structurel, des discriminations ethniques, des défaillances de la politique de la ville).

Couverture du livre Sociologie des émeutes
Sociologie des émeutes, Michel Kokoreff, (Payot, 2008)

Il n’empêche : il y a débat sur la qualification d’un événement toujours singulier qui fait irruption et déborde les cadres de pensée. Il y a une lutte des interprétations entre les observateurs du monde social, qu’il s’agisse des politiques, journalistes, chercheurs, militants, etc.

La catégorie policière de « violences urbaines », inventée dans les années 1990 par la commissaire Lucienne Bui-Trong, avec une échelle à l’appui allant des feux de poubelles à la contagion des violences, est repris depuis par tous les ministres de l’Intérieur et une grande partie de la classe politique et médiatique. Obsédée par la violence de rue pour mieux gommer celle de l’État et du capital, elle suppose que l’on a affaire à des délinquants, plus ou moins en lien avec des organisations criminelles.

Ne pas oblitérer la violence de rue

On se souvient que telles avaient été les premières déclarations de Sarkozy après l’électrocution de Zyed Benna et Bouna Traoré le 27 octobre 2005 à Livry-Gardan : il s’agit de délinquants qui avaient été poursuivis par la police pour un vol sur un chantier en revenant d’une partie de foot. Bref, ils ont pris des risques, ils ont payé. Obscène !

On se demande vraiment pourquoi les jeunes des quartiers populaires ont appris à courir, à fuir la police. Les violences policières (contrôles d’identité discriminatoires s’inversant en outrages et rébellion, poursuites, bavures, etc.) sont des illégalismes de droit, qui constituent l’expérience sociale majeure des habitants, et pas que des plus jeunes.

Le terme d’émeute présente à cet égard un triple intérêt : ne pas oblitérer la violence de rue, prendre en compte sa dimension protestataire (contre la police, bras armé de l’État, les inégalités et injustices), et je le répète, autoriser les comparaisons internationales. Car ce phénomène ne se produit pas qu’en France. Il est beaucoup plus général, et il reste à comprendre pourquoi - même si les polices européennes ne développent ni les mêmes stratégies offensives ou d’escalade, ni les mêmes pratiques et représentations racialisées, ni la même culture du racisme pour des raisons historiques liées à la colonisation et à l’ordre post-colonial.

Les militants et habitants des quartiers ont eu tendance par le passé, en 2005 notamment, à faire l’amalgame entre « violences urbaines » et « émeutes », à reprendre et critiquer l’utilisation de ce dernier terme, pour leur préférer le terme de révolte (sociale, urbaine, populaire) ou de soulèvement.

Souligner la souffrance sociale

Une fois levées l’objection d’une telle confusion et la déconstruction du cadrage policier de l’émeute comme « ultraviolence », on peut bien évidemment entendre cette critique et ce choix. Au fond, parler de révolte c’est souligner la « souffrance sociale » et « l’oppression raciale », dans leurs dimensions structurelles, à l’origine de la propagation de la colère.

Avec ces nuances : la révolte est éphémère ; elle n’est pas organisée ; elle n’a pas bien souvent de débouchés politiques. Pour autant, elle conserve sa dimension politique manifeste dans les efforts de toute part, aujourd’hui comme hier, d’en dépolitiser la signification au profit d’une stigmatisation et criminalisation des milieux populaires (jeunes, familles, mères, etc.).

Violence, émeute, révolte, la qualification de l’événement n’est jamais neutre. Dans tous les cas, la police est toujours à l’origine de son irruption. La question est dès lors : qui nous protège de la police ? À problème politique, solutions politiques.

Michel Kokoreff, sociologue, professeur des universités à Paris-8, auteur, entre autres, de Sociologie des émeutes (Payot, 2008), Violences policières, généalogie d’une violence d’état, (Textuel, 2021), La diagonale de la rage : Une histoire de la contestation sociale en France (Divergences, 2021).

Photo : ©Pablo Billeul