Bébés nés sans bras : et si c’étaient les pesticides ?

par Nolwenn Weiler

Deux scientifiques ont présenté des hypothèses vraisemblables d’exposition aux pesticides des mères d’enfants nés sans bras au cours de leurs grossesses. Mais elles ont été balayées par Santé publique France.

Les effets sanitaires insoupçonnés des pesticides, et la longévité des ces produits que l’on retrouve pendant de nombreuses années dans l’environnement sont des sujets de recherche quasi quotidiens pour Hervé Gillet. Agronome à la retraite, longtemps rattaché à la Brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires [1], il épluche inlassablement les revues scientifiques et sites d’informations spécialisés pour formuler des hypothèses et tâcher de comprendre ce qui se joue avec ces produits utilisés massivement, sans que l’on mesure toujours leurs conséquences.

Quand l’affaire des bébés sans bras éclate, à l’automne 2018, il fait partie des scientifiques qui se mettent bénévolement au travail pour tenter de pister les causes environnementales de ces malformations. Pour creuser cette piste, il se concentre sur le cluster de Guidel, dans le Morbihan. Les quatre enfants nés sans bras entre 2012 et 2014 dans cette petite commune rurale ont-ils été exposés à des pesticides pendant leur vie in utero ? Cette hypothèse « n’a pas pu être confirmée malgré une enquête approfondie », affirme l’agence nationale Santé publique France (SPF) dans un rapport publié en 2020.

Les travaux d’Hervé Gillet arrivent à une conclusion bien différente. Pour lui, l’exposition des mères à des pesticides dangereux pour les fœtus est une hypothèse vraisemblable qui aurait mérité de plus amples investigations. Ses travaux ont été présentés au comité d’experts scientifiques sur les agénésies transverses des membres supérieurs (ATMS) en mai 2019. Seul l’un d’entre eux, Michel Mench, directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) juge ses premières investigations scientifiques recevables et s’emploie à les défendre, sans succès.

Des épandages de pesticides à proximité des habitations concernées

Pour commencer son enquête, Hervé Gillet se demande ce qui était cultivé à proximité des quatre domiciles familiaux des enfants du cluster de Guidel au moment où leurs mères étaient enceintes. C’était en 2011 et 2012 et l’agronome se concentre sur leurs premiers mois de grossesse, au cours desquels se forment les bras et les jambes des fœtus. Le paysage cultural qu’il réussit à reconstituer fait apparaître un damier dans lequel s’enchâssent champs et lotissements. Dans un rayon de 250 mètres autour des habitations (soit la longueur de deux terrains de football), on trouve des parcelles de maïs, de blé et de colza.

« Au printemps 2012, il a beaucoup plu, observe l’agronome qui se plonge dans les archives des bulletins météo de l’époque. Résultat : le maïs a été semé plus tard que d’habitude et les jeunes pousses se sont retrouvées confrontées aux risques d’attaques de ravageurs. » Il cite les taupins, ces petits vers friands de racines, et les vers de gris, qui font des petits trous style emporte-pièces sur les premières feuilles des plants.

À cause de la pluie très abondante, les champignons sont nombreux, sans parler des « mauvaises » herbes. Pour se débarrasser de tous ces « indésirables », les agriculteurs sortent leurs épandeurs à pesticides. Ils avaient fait de même à l’automne 2011, époque à laquelle Hervé Gillet a relevé d’importantes infestations de pucerons, en fouillant notamment dans les « guides techniques d’aide aux cultures » dont se servent les agriculteurs.

« La proximité des habitations concernées par les zones pulvérisées représente une situation à haut risque d’exposition aux pesticides comparativement à celle rencontrée habituellement par la population générale », précise Hervé Gillet, qui rappelle que la part de produit n’arrivant pas sur les cibles au moment des pulvérisations peut être très importante. En résumé, il y a à Guidel, pendant ces deux années 2011 et 2012, « un contexte climatique et parasitaire particulier, coïncidant avec les périodes à risque pour chacune des mères d’enfants nés avec des ATMS ».

Pour répondre à ce « contexte particulier », de nombreux pesticides sont utilisés autour du village (comme ailleurs). C’est ce que suggère en tout cas l’inventaire des ventes de pesticides à ce moment. « 133 substances actives différentes ont été vendues sur la commune, 21 sont classées au plan toxicologique comme pouvant nuire aux fœtus, dont certaines sont susceptibles d’être présentes autour des habitations des enfants nées avec des ATMS », détaille Hervé Gillet. L’agronome aurait aimé établir, sur le modèle de Guidel, le « paysage cultural pour chacun de seize cas d’ATMS bretons mentionnés dans le premier rapport de l’Anses du 11 juillet 2019 ».

Faute de données disponibles sur les adresses des enfants concernés, cela n’a pas été possible. Mais Hervé Gillet a néanmoins trouvé des critères communs d’exposition aux pesticides dans plusieurs communes où sont nés des enfants « sans bras » : Guidel donc, mais aussi Calan, Inguiniel, et Le Saint, toutes situées en Bretagne.

Deux suspects : Protéus, un insecticide vendu par Bayer, et l’herbicide « Chamois »

Deux substances avec lesquelles les mères des bébés sans bras ont pu être en contact attirent particulièrement son attention : le thiaclopride et le bromoxynil. Le thiaclopride est le principe actif du Protéus, un insecticide vendu par Bayer pour tuer les pucerons. Autorisé en 2009 et interdit en 2018, il a des effets tératogènes : c’est-à-dire que son action peut produire des malformations sur l’embryon. Quant au bromoxynil, également tératogène, on le retrouve dans l’herbicide « Chamois », vendu par Philagro (qui appartient aujourd’hui au groupe japonais Sumitomo Chemical).

« L’étude des ventes de bromoxynil sur les données disponibles montre des surventes en Bretagne en 2011 et 2012 », souligne Michel Mench, le membre du comité d’experts scientifiques qui a prêté attention aux pistes présentées par l’agronome, mais dont l’avis au sein du comité est demeuré « minoritaire » dans le rapport publié en 2020 par Santé publique France.

Bataillant pour que de plus amples investigations soient menées à propos de l’exposition aux pesticides des mères des enfants nés sans bras, il suggère de saisir la Brigade nationale d’enquête vétérinaire et phytosanitaire (BNEVP). Objectif : exiger des agriculteurs situés aux alentours des clusters qu’ils ouvrent leurs livres de comptes pour connaître précisément les produits utilisés, et faire de même auprès de leurs fournisseurs (coopératives agricoles notamment). Cette demande, comme toutes les autres, est balayée par le comité d’experts qui estime que « l’ensemble des expositions des mères des enfants porteurs d’ATMS pendant leur grossesse a été passé en revue ».

Des avis d’experts bien étranges

Les arguments avancés pour justifier la fin des recherches sont parfois très étranges. Il serait ainsi inutile de s’interroger à propos des pesticides contenant du bromoxynil, que l’on retrouve pourtant en quantité non négligeable dans les urines des femmes enceintes bretonnes, notamment en zone rurale. Pourquoi ? Parce que la présence de ce produit dans les urines « ne préjuge pas de la source de la contamination ». Il y aurait donc des petits malins non-agriculteurs qui utiliseraient cet herbicide pour s’amuser ?

À propos du bromoxynil, le comité d’experts écrit par ailleurs qu’« il n’y aurait pas d’accumulation en cas d’absorption orale, la substance étant presque complètement éliminée en 7 jours ». Tout est dans le « presque », sachant que l’on sait aujourd’hui que de très faibles doses peuvent avoir de redoutables effets sanitaires, en particulier sur les organismes en construction, tels que les fœtus.

Autre « analyse » qui interroge : celle de la qualité de l’eau distribuée au robinet des mères des enfants nés sans bras. À Guidel, 86 substances pesticides ont été retrouvées, mais dans des quantités inférieures aux « valeurs sanitaires maximales » (Vmax). Cela suffit à rassurer le comité qui omet une donnée fondamentale, à savoir que ces valeurs sont « le plus souvent calculées pour un adulte de 60 kg qui boit 2 litres d’eau par jour », précise Pauline Cervan, toxicologue au sein de l’association Générations futures. « Depuis 2019, l’Anses utilise une approche un peu plus protectrice, mais qui ne tient toujours pas compte des expositions in utero. Il faudrait ajouter des facteurs de sécurité, mais ce n’est pas fait. » Peu importe, semble-t-il.

Des essais de pesticides au même endroit et au même moment ?

Concernant les pesticides, une autre hypothèse nous a été soufflée, mentionne Emmanuelle Amar, épidémiologiste au Remera, l’organisme chargé de surveiller les malformations en Rhône-Alpes.

Début 2019, la chercheuse a été informée que des essais de pesticides étaient pratiqués en plein champ, sans que les riverains n’en sachent rien, en vue de l’obtention d’autorisations de mises sur le marché (AMM). Ces tests « grandeur nature » sont censés prouver que les produits sont sans effet sur la santé et l’environnement. Depuis 2015, ils sont encadrés par l’Anses. Mais avant – au moment où les mères des enfants nés sans bras étaient enceintes – c’est le ministère de l’Agriculture qui s’en chargeait. Il est le seul à savoir qui a pratiqué ces essais et avec quels produits.

Consultée par les agents de l’Anses à la demande de Santé publique France, la base de données du ministère montre que des essais ont bel et bien été réalisés autour de Guidel en 2011 et 2012. Problème : « L’absence de date de fin de l’essai ne permet pas de dire si l’essai s’est déroulé pendant le premier trimestre des grossesses des mères d’enfants porteurs d’ATMS. » On ne sait pas non plus qui a réalisé ces essais, ni où exactement, et encore moins le nom des produits ou molécules qui ont été testés…

Aucune investigation complémentaire n’a été menée, et les meneurs d’essais n’ont semble-t-il pas été rappelés à l’ordre.

Pourtant, « tous les essais doivent faire l’objet d’une demande d’implantation et de clôture », assure le directeur de l’Anses Jean Genet, dans un courrier envoyé à la députée Delphine Batho qui demandait à en savoir plus sur le sujet…

« Il y a aussi tous les pesticides issus de la contrebande [et qui représentent plusieurs centaines de tonnes chaque année, ndlr], poursuit Emmanuelle Amar. Mais Santé publique France refuse de tenir compte de ces produits frauduleux. » Ces diverses omissions et imprécisions sont jugées négligeables par Santé publique France qui estime, dans son rapport final de 2020 qu’« aucun facteur de risque commun n’a pu être identifié » dans l’environnement des enfants nés avec des ATMS en Bretagne, ou ailleurs. En toute logique, « en termes de prévention et de gestion des risques environnementaux, aucune mesure complémentaire n’est recommandée ».

Il convient en revanche de prévenir les « comportements à risque pendant la grossesse » identifiés chez certaines des mères, comme la consommation de tabac ou l’utilisation de pesticides à usage domestique potentiellement toxiques. Et ce, même s’« il est impossible d’incriminer le tabagisme de façon certaine », reconnaît SPF qui choisit ainsi de faire retomber la responsabilité collective de choix productifs mortifères sur les seules mères de famille.

Notes

[1Rattachée au ministère de l’Agriculture, la Brigade nationale d’enquêtes vétérinaires et phytosanitaires (BNEVP) enquête sur l’ensemble de territoire pour traquer divers trafics, dont ceux de pesticides.