« Ça me fout les boules » : la tournée d’un facteur communiste en terres RN

par Rozenn Le Carboulec, Valentina Camu

Facteur depuis 23 ans, Dimitri Estimbre est aussi militant CGT et conseiller municipal communiste dans l’Hérault. Dans sa circonscription, le Rassemblement national a obtenu 49% de voix dès le premier tour des législatives et l’a emporté à 55% le 7 juillet. Reportage. 

Au centre courrier de Bédarieux, commune d’un peu moins de 6000 habitants près de Béziers, les agents postiers s’activent, gueule de bois électorale ou pas. Dès 7h30, plusieurs discutent un peu, avant d’enchaîner avec le tri des colis et de leurs tournées. Dimitri salue ses collègues. Son nom ? Estimbre, « comme un timbre, j’étais prédestiné ! »

Des facteurs et factrices à la sortie d'un camion, un homme décharge des colis.
Dimitri Estimbre est facteur dans le secteur des communes Bédarieux et Hérépian, dans l’Hérault. Au centre de tri, le 1er juillet dernier, les collègues de Dimitri déchargent le camion chargé de colis. Le tout sera ensuite préparé pour la tournée.
©Valentina Camu
Le facteur tire un charriot de courrier et colis.
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Le 30 juin, ce facteur et conseiller municipal PCF « de l’opposition » dans une mairie PS tenait un bureau de vote pour le premier tour des législatives anticipées. À plus de 21h, il était encore devant la mairie, commentant les résultats avec ses camarades. Décevants, selon lui : dans sa circonscription, la députée sortante du Rassemblement national (RN), Stéphanie Galzy, y est arrivée en tête du premier tour des législatives, avec près de 49% des voix ; devant le candidat du Nouveau Front populaire (NFP) Aurélien Manenc, à 32%. Au deuxième tour, le 7 juillet, le RN l’a emporté à 55%.

Dimitri chatge sa voiture avec les courriers et les colis.
Avant d’être embauché en CDI à La Poste, Dimitri Estimbr a enchaîné 38 CDD.
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« Il y a désormais des gens qui ne prennent qu’un bulletin Reconquête et un RN de façon à ce que ça se voit, là où avant, les gens qui votaient FN se cachaient », décrit le facteur. « Sur notre commune, si on n’a pas les services publics ou ce qu’il en reste, c’est la déshérence la plus totale, parce que le taux de chômage officiel est à 20% », poursuit-il. Un sentiment d’abandon qu’il observe à la fois en tant que conseiller municipal et dans son travail.

La dégradation des services publics et la précarité, Dimitri Estimbre connaît. Avant d’être embauché en CDI, il dit avoir enchaîné 38 CDD « et autant d’avenants de contrats en un an et demi » à La Poste, dont il a observé la transformation d’entreprise publique en société anonyme. Ce matin-là, au centre courrier, il y a selon lui 25 à 30% de contrats précaires, parmi lesquels CDD, intérimaires, apprentis, ou encore alternants. « Par rapport à quand on a été embauchées, ça n’a plus rien à voir », commente Christelle, factrice depuis 28 ans, face aux vignes qui prennent les premiers rayons de soleil de la journée.

Comme ses collègues, elle avait pris l’habitude de commencer sa tournée à 6h et de l’avoir finie pour midi, tandis qu’elle débute aujourd’hui à 8h et termine vers 15h, après une pause de 45 minutes obligatoire. « C’est un travail physique », met en avant cette syndiquée à la CGT, qui a commencé à La Poste à 18 ans. Elle décrit des colis de plus en plus lourds, « parfois des valises aussi ».

À ses côtés, Dimitri pointe du doigt la pile de colis Amazon : « Notre métier change. C’est plus de manutention, plus de colis hors norme. Depuis le Covid, ça peut être n’importe quoi : de la nourriture, des croquettes pour chien… C’est le facteur qui ravitaille !, rapporte-t-il. Un jour, un colis s’est ouvert après une chute : c’était des raviolis en boîte. » 

Dimitri marche sur un trottoir, des colis à la main, en regardant son téléphone.
« Officiellement on n’est pas contrôlés, on n’a pas de traceur GPS, mais on doit scanner les objets distribués », explique Dimitri.
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Dimitri debout devant un bâtiment aux portes vertes, du courrier à la main.
Postier depuis 23 ans, Dimitri touche 1600 euros net par mois.
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Certes, le courrier se fait plus rare, « mais en zone rurale, on amène tout », décrit-il : recommandés, colis, publicités… « On peut faire jusqu’à 120 kilomètres par jour », fait-il remarquer. Si l’on s’en tient à la description de sa position de travail sur son application professionnelle, Dimitri doit distribuer 29 objets ce jour. « Là je n’ai pas tout flashé et j’en suis déjà à 44 », remarque-t-il, tandis que sa responsable vient s’enquérir de notre identité, suivie par le chargé des relations presse de La Poste, qui nous appelle quelques minutes plus tard.

Plus de contrôle

Militant CGT déjà passé en conseil de discipline, Dimitri Estimbre est un des rares facteurs à accepter de décrire son quotidien. Car l’anonymat est souvent requis par peur de la hiérarchie. « On est fliquées », a lancé une factrice, qui avait accepté de nous rencontrer avant de se désister. « Officiellement on n’est pas contrôlés, on n’a pas de traceur GPS, mais on doit scanner les objets distribués et l’heure s’affiche », ironise Dimitri. 

Sur sa tournée, partagée entre ville et campagne, le facteur ouvre une boîte aux lettres dans la rue commerçante d’Herepian, où figurent encore des tracts du NFP, qui n’ont visiblement pas intéressé. « Ça me fout les boules », souffle-t-il. Dans cette commune, le RN a fait 54% au premier tour des législatives. Plus du double que son concurrent de l’alliance des gauches.

Dimitri, souriant, de profil devant une porte de garage grise.
Dans l’entre-deux-tours, Dimitri distribué des tracts du Nouveau Front populaire tous les jours avant et après sa journée de travail.
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Le chiffre désole également Thierry Deloulay, gérant du restaurant L’Ocre Rouge, installé dans la région depuis 24 ans, qui déplore la disparition des services publics. Il connaît Dimitri depuis quelques années. « On se voyait aux manifestations contre la réforme des retraites », raconte-t-il. 

Moins de temps pour le contact humain

Le postier, que tous les passants saluent, prend des nouvelles de François, le fleuriste, seul derrière son comptoir. « Il prend le temps, on discute deux-trois minutes, ça fait du bien », confie ce dernier. Ce n’est pas toujours le cas. « Avec l’intensité du travail, tu galopes, tu aimerais parler et tu peux pas, c’est ça le plus grand malheur », regrette le postier, qui alterne entre plusieurs tournées différentes. Avant d’ajouter : « La Poste joue sur la notoriété du facteur pour essayer de faire du business, et en même temps elle nous enlève le temps nécessaire à ce contact humain, donc c’est toute une contradiction. »

Deux hommes âgés devant la devanture d'un fleuriste appelé "La fine fleur", logé dans une maison aux murs verts.
Le fleuriste de la commune d’Hérépian. Dimitri connait beaucoup de monde dans la petite ville et notamment les commerçants qui il a l’habitude de voir au quotidien.
©Valentina Camu
Le postier de dos parle à un homme assis derrière un comptoir devant un mur jaune. Une lettre est posé sur le comptoir du fleuriste.
Le postier prend des nouvelles de François, le fleuriste de la commune d’Hérépian.
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Parmi cette diversification des missions à l’œuvre depuis plusieurs années, il est ainsi parfois demandé aux agents de faire de la vente de timbres, du portage de repas, de la livraison de fleurs, ou de proposer le service de téléassistance « Veiller sur mes parents », payant pour les usagers. Le tout sans contrepartie, ou presque. « Avant on était payés pour distribuer les bottins, les catalogues, les plis électoraux… aujourd’hui tout est intégré dans la charge de travail, déplore Clémence, factrice depuis 26 ans et fière fonctionnaire. J’ai eu un des derniers concours pour entrer dans le métier, maintenant il n’y en a plus ! »

1600 euros nets

Postier depuis 23 ans, Dimitri touche 1600 euros net par mois. Soit un peu plus du double que ce que gagne Armand, qui distribue du courrier pour Milee, concurrent historique de Médiaposte, filiale du groupe La Poste. Avec 700 euros par mois, il complète ainsi sa petite retraite de 1160 euros. Dimitri s’arrête pour serrer la main à cet ancien maître d’hôtel de 80 ans, qui tire un petit chariot bleu à roulettes. « Je pense arrêter en septembre », confie Armand après 17 années de distribution dans cette entreprise qui emploie 9000 personnes, dont beaucoup de retraités, et qui a récemment demandé son placement en redressement judiciaire.

Un hômme âgé sourit, dans une rue. Il porte une casquette.
Armand, 80 ans, travaille pour un opérateur privé de distribution d’imprimés publicitaires, sous-traitant de la Poste. Il complète ainsi sa petite retraite, mais prévoit de s’arrêter en août.
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Dimitri de dos serre la main à Armand.
Pour Dimitri, les travailleurs des sous-traitants devaient être intégrés au groupe La Poste.
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« Il faudrait que tous soient intégrés à Médiaposte », défend le facteur, solidaire. Mais partout, la tendance est plutôt à la réduction des effectifs. Nombreux sont ses collègues qui déplorent des départs à la retraite non remplacés, ou alors par des intérimaires. 
 

Une camionnette de la poste vue de derrière s'engage dans un rond-point.
©Valentina Camu

Dans le contexte politique actuel, les facteurs de la commune Bédarieux ont obtenu d’être payés en heures supplémentaires à 200% pour la distribution des plis électoraux. « Mais la semaine prochaine on va se retrouver à distribuer le courrier et les colis en souffrance », pressent déjà Dimitri. Le tout sans compter les heures supplémentaires qu’il effectue bénévolement en dehors de son temps de travail.

Pour des plis bien choisis, cette fois : les tracts du NFP, qu’il a distribués sans relâche jusqu’au 5 juillet. Chaque jour, il faisait ainsi une heure et demie de tractage de 6h à 7h30, avant de se rendre au centre de tri. Inépuisable, il recommençait l’après-midi, après sa tournée, pour tenter de convaincre quelques « fâchés pas fachos ».

À cette tâche, il reconnaît être plutôt efficace : « J’avance vite, c’est mon métier ! », s’amuse-t-il. Et alors que la candidate RN l’a emporté au second tour dans cette cinquième circonscription de l’Hérault, les efforts de Dimitri semblent avoir porté leurs fruits à Bédarieux, où Aurélien Manenc, du NFP est arrivé en tête de justesse, à 51,5 contre 48,5%. « Ça veut dire que notre travail de proximité a payé », réagit le facteur depuis sa tournée.

Rozenn Le Carboulec

Photo de une : Lors de sa tournée dans la commune d’Hérépian, le postier trouve des tracts du Nouveau Front populaire laissés dans les boîtes aux lettres/©Valentina Camu.

Suivi

L’article a été mis à jour le 8 juillet 2024 à 10h30 avec les résultats de deuxième tour.