Législatives

« Ce que pourrait être l’Assemblée le soir du second tour » : la fiabilité controversée des projections en sièges

Législatives

par Pierre Jequier-Zalc

Les projections en sièges au sein de la future Assemblée nationale ont plus été analysées le soir du 1er tour des législatives que les résultats réels. Ces projections sont-elles fiables ? Influencent-elles l’électorat ? Décryptage.

Imaginez. Vous regardez la télévision pour découvrir, comme des millions de Français, le résultat du premier tour de l’élection présidentielle. Et à 20 heures, là où devraient s’afficher les trombines des deux candidats qualifiés pour le second tour, on ne vous présente qu’un seul visage. Celui du candidat dont les instituts de sondage projettent la victoire, sur la base des estimations des résultats du premier tour et de diverses autres hypothèses. Cela paraîtrait à la fois surréaliste et improbable.

Projection sur TF1
La projection qui est apparue sur TF1 le soir du premier tour à 20 heures.
Capture d’écran TF1

Pourtant, dimanche soir, lors de l’annonce des résultats du premier tour des élections législatives, c’est ce qu’il s’est passé. À 20 heures, sur les deux principales chaînes de télévision (France 2 et TF1) ce ne sont pas des résultats mais une représentation de « ce que pourrait être l’Assemblée nationale le soir du second tour », pour reprendre les mots de la présentatrice de TF1 Anne-Claire Coudray, qui est présentée aux téléspectateurs. En d’autres termes, ce ne sont pas les résultats issus des premiers dépouillements du premier tour qui sont apparus sur l’écran de millions de personnes, mais la projection des résultats du second tour basé, entre autres mais pas que, sur les premières estimations des résultats. Pis, si l’infographie de TF1 est accompagnée du terme « projection », celle du service public est simplement qualifiée d’estimation (voire les captures d’écran), ce qui est faux...

Projection sur France 2
La projection qui est apparue sur France 2 le soir du premier tour à 20 heures.
Capture d’écran France Télévision

« C’est comme si le soir du premier tour de la présidentielle, on essayait de donner le score du deuxième tour », abonde Jérôme Fourquet, le directeur du département opinion à l’IFOP dans un article paru le matin du premier tour dans Le Monde qui assure qu’il existe une « pression médiatique et politique très forte pour qu’il y ait des projections en sièges ».

« Une projection n’est pas une prévision »

« Ils ne devraient pas ouvrir sur la projection en sièges mais sur le rapport de force national », reconnaît Florent, sondeur dans un grand institut français. Cela était d’ailleurs le cas en 2017. Directeur d’études à Ipsos, l’institut qui a établi les estimations et les projections du service public dimanche soir, Mathieu Gallard reconnaît à demi-mot que cette présentation a pu induire en erreur certains téléspectateurs. « Je suis conscient que ça peut être problématique. Après, on a quand même répété à plusieurs reprises qu’une projection n’est pas une prévision », nuance-t-il. Ici, il soulève un point important. « Cette projection n’est pas prédictive et n’a d’ailleurs pas vocation à l’être. Elle reflète uniquement l’état des rapports de force à un moment donné. » Ainsi la projection montrée à 20 h expose « ce que pourrait être l’Assemblée nationale le soir du second tour » si les principaux résultats du premier tour (participation, rapport de force national entre les partis, etc) s’annoncent similaires le soir du 19 juin. Or, comme le rappelle Mathieu Gallard, « il reste une campagne » durant cet entre-deux tours.

« Du coup, si on a déjà les résultats, on vote pour quoi dimanche prochain ? » Cette question, c’est Martin, 25 ans, qui la pose en regardant France 2 dimanche soir. Cette manière de présenter les résultats peut-elle influer le comportement électoral de certains citoyens pour le second tour, en insinuant l’idée que « c’est joué d’avance » ? Forcément, il est compliqué d’apporter une réponse à cette question. Pour Alessio Motta, chercheur en sciences politiques à Epitech (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), qui a aussi réalisé des projections de répartition des sièges, « l’effet de démobilisation existe ». « Il n’est pas propre aux projections. Quand il y a des sondages défavorables à un camp, ça démobilise une partie de ce camp. Il y a une part de prophétie autoréalisatrice dans le vote. Ce n’est pas une règle absolue en tout point mais c’est tout de même une tendance forte. Et la projection s’inscrit là-dedans », précise-t-il.

« C’est assez compliqué et très artisanal »

Outre le fait que la présentation de ces projections comme premier « résultat » peut être problématique, il faut aussi légitimement s’interroger sur leur pertinence. Leurs méthodologies ne sont que rarement expliquées. Comment les instituts de sondage font-ils pour passer d’un rapport de force national (en l’occurrence une quasi-égalité entre Ensemble et la Nupes) à une répartition en sièges (qui, ici, donne une majorité à Ensemble) ? « C’est assez compliqué et très artisanal », confie Florent, « il y a quelques principes de base mais beaucoup d’hypothèses sont retravaillées à la main. Avant le 1er tour, on travaille avec beaucoup d’inconnues ».

Pour ajouter à cette difficulté de compréhension, les principaux instituts (Ipsos, Elabe, Ifop) ne publient pas leur méthodologie de projection. « Il y a un vrai manque de transparence », affirme Alessio Motta. Le chercheur souligne par exemple qu’avant le premier tour, les projections en sièges de certains instituts n’étaient pas très cohérentes. « En mai, l’institut Harris a publié un sondage qui plaçait l’union des gauches première et très haute dans le rapport de force national mais très basse en nombre de sièges. Quelques semaines plus tard, la Nupes était moins forte dans le rapport de force national mais disposait de beaucoup plus de sièges. Pourquoi ? On ne sait pas. »

Ce manque de transparence l’a d’ailleurs poussé à constituer lui-même ces projections de répartition des sièges, basées notamment sur les résultats de la présidentielle 2022, des élections législatives 2017, sur les spécificités locales et les données des différents sondages. Un jeu des projections auquel Basta! s’est également testé. « Je me suis lancé là-dedans pour apporter un contrepoids aux instituts de sondages », souligne celui qui assume être un proche de la France insoumise.

Le « scénario moyen » d’Alessio Motta
Le « scénario moyen » réalisé par le chercheur Alessio Motta.
Capture d’écran du site mobilisations.org

« Vu l’effet décisif qu’ont les sondages et projections dans une campagne électorale, ce type de pratiques mérite que l’on s’interroge sur le rôle démobilisateur joué par une partie des instituts dans l’élection », écrit le chercheur dans son bilan de ses projections à la suite du premier tour. Son « scénario moyen » établi en amont correspond globalement aux chiffres avancés par les instituts de sondage dimanche soir [1].

Des projections « à prendre avec beaucoup de prudence »

Interrogé par Basta! sur la fabrication de ces projections, Mathieu Gallard explique : « Très concrètement, à 20 h, on a une estimation du rapport de force national basé sur les premiers dépouillements. On a aussi les résultats des dernières élections législatives de 2017 qu’on plaque à cette estimation. À l’aide des remontées qu’on a des premiers dépouillements, on essaie en plus de prendre en compte les spécificités locales de certaines forces politiques. Enfin, il y a la question du report des voix. Lors des sondages réalisés avant le premier tour, on a demandé aux personnes pour qui elles voteraient dans leur circonscription au second tour, en testant les différentes configurations possibles. Avec ces réponses, on peut donc projeter les reports et le taux de participation. Tout ça nous permet d’avoir la projection que l’on donne à 20 h. »

La projection réalisée le soir du premier tour en 2017.
La projection réalisée le soir du premier tour en 2017. Elle avait été dévoilée après les estimations du rapport de force national.
Capture d’écran France Télévision

Malgré tout, de nombreux sondeurs soulignent la difficulté d’établir ce type de projection. « Il y a beaucoup d’humain derrière tout ça, l’algorithme ne fait pas tout. Il y a des curseurs à ajuster à chaque fois, qu’il faut bien régler. Ces réglages peuvent changer d’une projection à une autre, notamment sur le taux de participation au second tour qui est une hypothèse qui compte beaucoup dans la projection finale », souligne Florent. Dans un article paru le matin du premier tour, Le Monde cite plusieurs sondeurs qui pointent le caractère « très, très fragile » et « périlleux » de ces projections, « à prendre avec beaucoup de prudence ».

La Nupes a-t-elle une chance ?

Pour illustrer cette fiabilité limitée, il suffit par exemple d’aller chercher les chiffres annoncés le soir du premier tour des législatives 2017. Parmi les fourchettes données à l’antenne sur la répartition des sièges obtenus par chaque force politique, seule une (sur cinq) s’était avérée juste (voire captures d’écran) À titre d’exemple, la majorité présidentielle avait été surestimée de 40 à 80 députés.

Répartition réelle après le second tour 2017
La répartition réelle des sièges le lendemain du second tour des législatives 2017.
Capture d’écran FranceInfo.fr

Dans une élection écrasée par LREM, cette différence n’avait pas eu d’impact sur les rapports de force politique ensuite. « Les intentions de vote du second tour avant les résultats du premier tour, c’est assez foireux, mais ça marche "en gros" », glisse un sondeur. En 2022, dans un second tour qui s’annonce bien plus serré, une différence de plusieurs dizaines de sièges pourraient avoir un réel impact sur le rapport de force final à l’Assemblée nationale. Les projections qui paraîtront dans l’entre-deux tours devraient être plus précises, car elles s’appuieront sur des configurations réelles et non plus supposées.

Cela veut-il pour autant dire que la Nupes a une chance de l’emporter dimanche prochain ? Pour les sondeurs interrogés, pas vraiment. « Avec un rapport de force équilibré comme au premier tour entre Nupes et Ensemble, la Nupes ne peut pas avoir de majorité », assure Florent. « Il faudrait vraiment une hausse de la participation des jeunes et des catégories populaires pour que les projections au soir du premier tour changent beaucoup », souligne Mathieu Gallard.

Même analyse de la part d’Alessio Motta : « Il n’y a aucun indice qui pousse à croire à une participation très différente, mais il peut y avoir un fait majeur dans l’entre-deux tours ». En 2007, par exemple, le sujet de la TVA sociale apparu entre les deux tours des législatives avaient fait basculer quelques circonscriptions de la droite vers la gauche. Sans pour autant que la majorité passe d’un camp vers l’autre.

Pierre Jequier-Zalc

Notes

[1Pour voir sa méthodologie, vous pouvez vous rendre sur son site.