Des palettes de denrées alimentaires recouvrent les murs de l’entrepôt perdu dans la zone commerciale d’Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis. Depuis l’après-midi, Rosa et Georges chargent les sept camions des Restos du Cœur avec du pain, des grands thermos de soupe et de café préparés à l’avance, des centaines de bouteilles remplies d’eau et de lait [1]. Des plats chauds, récupérés le matin à Aubervilliers, dans les cuisines de l’association situées à une dizaine de kilomètres, sont répartis dans les fourgons. Au menu ce 17 janvier, semoule et poisson.
Les yeux rivés sur sa montre, Jeannot, responsable de la maraude, vient s’assurer que tout sera prêt pour le départ à 20h. Bénévole depuis onze ans, retraité de l’imprimerie, il coordonne avec deux autres permanents les sept équipes de maraudeurs. Environ 200 bénévoles à organiser pour que chacune des sept équipes puisse assurer la maraude un soir de la semaine, du lundi au dimanche. La misère ne fait pas de pause. Pire, elle explose. « Quand j’ai commencé, il y avait trois tournées soit 70 à 80 repas. Là, nous en sommes à sept tournées, c’est plus de 500 repas chauds complets chaque soir. Nous sommes mieux organisés mais il y a une explosion des demandes. » Cette pauvreté grandissante mine le moral de Jeannot. Mais il s’accroche. Son moteur dit-il, « c’est l’esprit Coluche : sans intérêt, sans bénéfice, pour les autres. »
« C’est bon, j’ai mis trois collants et quatre paires de gants, je suis prête »
C’est dans un petit local chauffé, à l’intérieur de l’entrepôt, que se retrouvent chaleureusement la quinzaine de bénévoles, pendant que Jeannot ajuste la répartition des binômes dans les sept véhicules chargés de nourriture. De retour de Tunisie, Majoub tient à faire au moins deux maraudes par semaine. « Avant, j’en faisais trois, mais le médecin m’a dit de ralentir un peu suite à mon infarctus. Je sais que si je ne viens pas, c’est un camion qui ne sort pas, soit 100 à 150 repas qui ne seront pas distribués ». Jocelyne, elle, fait des maraudes depuis trois mois. C’est après son divorce qu’elle a pris conscience du risque de se retrouver à la rue. « Pour moi, la maraude est un échange, un regard, un sourire. Parfois, c’est une souffrance exprimée, comme celle d’un homme qui me demandait la dernière fois pourquoi il était toujours le dernier à être servi. On essaie d’entendre et de comprendre. »
Chaque motivation est différente. Mais il en faut pour sortir, la nuit tombée, le thermomètre en dessous de 0°C, parcourir les no man’s land urbains de Seine-Saint-Denis. Jean-Marc est retraité depuis peu. Auparavant, il était bénévole dans un centre de distribution des Restos du Cœur à Villepinte. « J’avais envie d’être davantage dans l’échange, et la maraude permet d’aller à la rencontre des gens dans la rue », explique t-il.
Georges, Bénédicte et Majoub, bénévoles à la maraude du 93.
« C’est bon, j’ai mis trois collants et quatre paires de gants, je suis prête », lâche Faustine à son arrivée, alors que les températures dégringolent à l’extérieur. Nouvelle recrue, elle s’attable pour signer la charte des bénévoles des Restos dont les principes essentiels sont le respect et la solidarité envers les personnes démunies, ainsi que l’absence de profit direct ou indirect. Autour de la table, des étudiants, des salariés, des chômeurs, des retraités. « Il y a de tout, des secrétaires aux PDG, commente Jeannot. Mais là, tout le monde est pareil. » Le tutoiement est de rigueur entre bénévoles, mais le vouvoiement est employé à l’égard des démunis. L’effet du « plan grand froid » sur l’équipe ? « Cela n’a aucun impact, répond t-il. On est déjà au taquet, on ne peut pas faire plus. »
Les maraudeurs viennent en général une fois par semaine, la plupart après leur journée de travail. Débutant vers 20h, la tournée ne se termine généralement pas avant minuit. « Quand le réveil sonne 4 à 5 heures plus tard pour aller au boulot, c’est éprouvant, reconnaît Jeannot. Il y a un turn-over important. Seuls quelques-uns tiennent le coup dans la durée d’où une recherche perpétuelle de bénévoles. » Ces périodes de sous-effectifs stressent Jeannot. Comment accepter que certaines personnes dans la rue n’aient pas à manger certains soirs par manque de personnes disponibles et motivées ? Pour y remédier, il allonge parfois certaines tournées, conscient que celles-ci ne finiront pas avant 2h du matin. « Apporter à manger aux gens de la rue avec un peu d’humanité, la chaleur d’une poignée de main, un sourire, c’est le premier moyen de tisser des liens, ajoute-t-il. Mais si tu viens ici pour sauver le monde, c’est pas la peine. »
19h55. Il est l’heure d’embarquer dans les camions. Chaque maraudeur enfile un chasuble jaune fluo avec le badge des Restos du Cœur, afin d’être facilement identifié. Jeannot rappelle la hauteur des camions, distille les consignes. « Avant de rentrer chez vous, n’oubliez pas de bien remplir le cahier de correspondance en mentionnant tout événement, anomalie, nouveau bénéficiaire... Je ne reverrai pas certains d’entre vous avant la semaine prochaine. Ce cahier, c’est le seul moyen pour nous d’être informés en temps réel. » Tout ce qui est consigné permet au coordinateur de savoir dès le lendemain s’il faut commander plus de plats, modifier une tournée trop chargée, attirer l’attention de l’équipe suivante sur un bénéficiaire qui va mal, servir dès le lendemain une nouvelle personne dans le besoin, ou bien encore s’inquiéter de l’absence d’un habitué.
Deux à trois bénévoles prennent place dans chaque camion. Ils s’égaillent dans diverses directions de l’agglomération. Aulnay, La Courneuve, Aubervilliers, Noisy-Le-Grand, Saint-Denis, Stains, Epinay... Plus de 110 000 kilomètres sont parcourus chaque année en Seine-Saint-Denis par les sept véhicules. Ce soir, Philippe et Bénédicte sont en charge de la tournée allant de Rosny à Montreuil, avec neuf arrêts prévus.
« Mieux vaut donner à un faux pauvre que refuser son assistance à un vrai »
Un parking d’Aulnay-sous-Bois constitue la première halte pour deux des camions. « Sur certains arrêts, deux camions se rejoignent car il y a trop de monde à servir », explique Bénédicte. Quelques personnes patientent déjà sur le bitume glacial. Les visages sont tout sourire. Poignées de mains et regards bienveillants marquent le début de la distribution.
En quelques minutes, les quatre bénévoles ont déplié les tables et disposé la nourriture. L’organisation est bien rodée. Faustine distribue les sacs, préparés l’après-midi, avec du pain, un fruit, des sardines ou du thon, une compote ou un gâteau, un yaourt ou du fromage... Philippe sert la semoule, Bénédicte le poisson, et Rosa se charge de la soupe et du café. La file d’attente s’allonge. Des enfants et adolescents ont accompagné leurs parents. 32 personnes seront servies ce soir-là sur ce seul point de rendez-vous. Aucun justificatif n’est demandé, l’accueil est inconditionnel. Toute personne qui fait la démarche de venir doit être accueillie. « Mieux vaut donner à un faux pauvre que refuser son assistance à un vrai », disait Coluche. Une philosophie mise en acte par les bénévoles.
Terminant leur soupe, plusieurs personnes confient être sans papier et connaitre de grandes difficultés pour payer leur loyer. C’est pour beaucoup le premier repas chaud de la journée. Les bénévoles doivent à contrecœur refuser de servir « du rab » pour garder de la nourriture pour les personnes suivantes. Alors que les tables se replient, un jeune homme demande discrètement un rouleau de papier toilettes rangé au fond du camion. Une adolescente s’approche à son tour pour savoir si elle pourrait avoir une chaufferette pour le corps. « Il fait vraiment froid chez moi », confie t-elle. « Je suis désolée mais on en a peu et on les donne uniquement à celles et ceux qui dorment dehors », répond gentiment une bénévole. La jeune femme n’insiste pas, elle comprend. D’autres maraudeurs prendront le relais le lendemain, à la même heure sur ce même lieu.
« Je ne vais pas dormir cette nuit, je vais marcher. Sinon je vais crever »
Parfois, une seule personne peut faire l’objet d’un arrêt spécifique. C’est le cas pour Rémi*, un sans abri d’une quarantaine d’années vivant dans les rues de Rosny. Une fiche précise les différents endroits de la ville où l’on peut le trouver. Son numéro de portable est aussi indiqué. Après l’avoir cherché sans succès, Bénédicte finit par l’appeler. Son cabas à la main, complètement frigorifié, il retrouve le camion des Restos du Cœur. « Je veux pas rester à la rue ce soir », dit-il d’emblée. « Voulez-vous qu’on appelle le 115 pour savoir s’il reste de la place en hébergement d’urgence ? », demande Bénédicte. Rémi acquiesce. La maraude n’est pas seulement alimentaire, elle vise aussi à accompagner, à aider dans les démarches. Pendant que Bénédicte cherche à joindre le Samu social, Philippe sert la soupe à Rémi.
L’homme tente de se remémorer comment il s’est retrouvé à la rue. Il évoque la mort de son père, trois vaines cures de désintox, une mère qui ne répond plus à ses appels. Les dates sont confuses. Il répète son envie de s’en sortir, de « retrouver un boulot, une piaule surtout ». Bénédicte finit par joindre le 115 qui annonce ne pas avoir de place avant le lendemain matin, malgré le plan « Grand froid ». « Rémi, il faut que vous rappeliez le 115 demain à 9h. C’est gratuit. Je me charge de mon côté de leur faire un mail », explique Bénédicte, calmement. La nouvelle est rude. Rémi va devoir passer une nuit de plus dehors. Philippe lui remplit une bouteille en plastique de café chaud. « Je vais pas dormir de toute façon cette nuit, je vais marcher. Sinon je vais crever. »
« Je voudrais passer commande pour une paire de chaussettes »
Nouvelle escale, sous une passerelle sombre, à côté de la gare de Rosny. « C’est important que ce soit là car c’est plus discret », confie Ahmed*, qui attend le camion. « Regardez, on a tous la capuche, c’est pas facile de faire la démarche [de venir aux Restos]. Sur le boulevard de Vincennes par exemple, on nous voit trop, c’est la honte. » La cinquantaine, Ahmed a longtemps vendu des vêtements sur les marchés. Puis il est tombé malade, a commencé à boire, a dû quitter son logement. Il vit désormais chez un ami, fait des petits boulots le week-end et s’accroche à l’espoir de lendemains meilleurs. « Avant, j’étais bénévole à l’Armée du Salut dans le 13e [arrondissement de Paris]. Je me dis que c’est peut-être à mon tour de recevoir un peu. Mais c’est pas facile quand même d’accepter. » Avant de repartir chez son ami, il interpelle des nouveaux bénéficiaires. « Eh, laissez pas votre gamelle par terre, ça se fait pas. »
Lina* patiente à la halte suivante. Mère célibataire, elle vient régulièrement récupérer trois plats chauds pour ses enfants. Après avoir donné quelques nouvelles de sa famille, elle interroge : « Y a pas de tickets ce soir ? Je voudrais passer commande pour une paire de chaussettes, là j’en ai une paire avec une couleur de chaque... » Certains soirs, les maraudeurs sont chargés de prendre les commandes, notamment de vêtements, et de les transmettre à d’autres bénévoles des Restos qui récupèrent et trient les dons. Si la commande est en stock, elle est livrée dans les jours suivants par l’équipe du soir. Une sacrée logistique reposant là-encore uniquement sur des bénévoles.
« La vie, c’est la guerre tous les jours »
Malgré l’heure tardive et le froid, des groupes de personnes attendent, à chaque arrêt, le passage du camion. L’un d’eux indique où trouver un ami à lui, installé en bas d’un escalier en colimaçon qui ne mène nulle part mais qui protège un peu du froid. Yann* y a tout juste la place pour s’allonger dans son sac de couchage sur un carton. Il est visiblement heureux que les Restos aient pensé à lui apporter un plat chaud. « C’est la fête », glisse t-il doucement. Grégory a lui trouvé refuge à l’abri d’un centre commercial. Les vigiles le laissent tranquille. Il n’a pas la force de se redresser. Il indique que le Samu social est déjà passé et qu’il voudrait juste un sac de victuailles. Bénédicte lui remet en même temps une couverture de survie. « Il a raison Coluche quand il dit que la vie, c’est la guerre tous les jours », confie Dominique, une comédienne d’une cinquantaine d’années, qui connaît des problèmes pour se loger, et venue prendre un repas.
« En ce moment, il y a plusieurs structures qui assurent des tournées, notamment le Secours Populaire, la Croix Rouge, le Secours Islamique français et les Restos du Cœur », relève Bénédicte. « Mais l’été, c’est plus compliqué, nous sommes moins nombreux à tourner alors que les besoins sont aussi importants, notamment en eau. » La maraude s’achève à Montreuil vers 23h30. Il reste encore aux bénévoles à ramener les camions à l’entrepôt à Aulnay, à les ranger et à les nettoyer, pour que d’autres maraudeurs puissent prendre le relais le lendemain, lorsque l’entrepôt rouvrira ses portes et que camions et bénévoles parcourront de nouveau les froides avenues.
Sophie Chapelle (texte et photos)
* Le prénom a été modifié.
Ci-dessus, l’équipe des maraudeurs du 93 rencontrée le 17 janvier au soir. Merci à eux pour l’accueil et la confiance accordés.