Claire a découvert la profession d’infirmière en plein confinement. Réquisitionnée alors qu’elle n’était pas encore diplômée, elle a eu en plus à sa charge deux étudiantes de deuxième année. « J’ai clairement été livrée à moi-même », estime-t-elle à propos d’une crise sanitaire qu’elle n’est pas prête d’oublier. À l’instar de bon nombre de ses collègues. « Je pense que cette période a été un gros traumatisme pour beaucoup de soignant
es », résume Stéphanie Crozat, présidente de la Fédération nationale des associations d’aides-soignants (Fnaas).« On était les infréquentables »
Stress démultiplié, manque de personnel comme de matériel approprié... à l’époque, les soignant
es avancent « à l’aveugle » face à un virus inconnu. « On a eu des masques périmés, voire moisis. Puis à un moment donné, il y a eu une rupture de de blouses et de surblouses, donc des associations nous en fabriquaient », se remémore Stéphanie Crozat, également aide-soignante en médecine interne et néphrologie au centre hospitalier de Libourne, en Gironde.
Mathilde, qui était infirmière en Ehpad près de Lille, se rappelle avoir au début fait « avec les moyens du bord » : « Il y avait des jours où on n’avait pas de blouses, donc la seule solution était de mettre des sacs-poubelle. » À ce climat « très angoissant » s’ajoute un isolement pesant, qui contraste avec la reconnaissance sociale qui semble émerger. « Le soir on nous applaudissait, mais en réalité on nous rejetait jusqu’au sein de nos familles, parce qu’on risquait de ramener le virus à la maison », se souvient la présidente de la Fnaas. Qui ajoute : « Au quotidien, on était les infréquentables. »
Même amertume chez Caroline, alors aide-soignante en Ehpad : « On était des “héroïnes”, mais du jour au lendemain il a fallu se vacciner, sinon c’était nous qui allions tuer les gens. » La vaccination obligatoire pour les personnes travaillant dans les secteurs sanitaire et médico‑social reste encore en travers de la gorge des concerné
es : les réfractaires risquaient une suspension sans salaire, selon la loi du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire.Et gare à celles et ceux qui tombaient malades : « Moi j’ai eu le Covid en décembre 2020, on me disait presque que c’était de ma faute », se rappelle Christine Forêt, qui travaillait dans un service conventionnel de chirurgie. Sans parler de Claire, qui a attrapé le virus à peine propulsée dans la vie professionnelle : « Ma famille l’a eu dans la foulée et ma mère a été hospitalisée donc ça a été très dur à gérer. » Et tant pis si les symptômes étaient sévères : « On nous demandait de tout de même venir travailler. »
« C’est après que c’est devenu un enfer »
Pour plusieurs soignantes, à l’image de Caroline, la période du Covid n’a toutefois « pas été que négative » : « Au niveau professionnel, je suis tombée sur des gens avec qui j’avais peu d’affinités, et, au final, on a travaillé ensemble en ayant conscience des risques et ça nous a uni
es », décrit-elle. Amélie, qui était infirmière en hôpital psychiatrique, porte également un regard « bienveillant » sur ce moment.Réquisitionnée en renfort d’un service hospitalier de psychiatrie, elle allait exceptionnellement voir les patients à domicile. « Ça a permis de créer des liens beaucoup plus profonds », confie-t-elle. Contrairement à d’autres soignantes, Amélie parle ainsi de cette période « comme d’une bulle d’oxygène ». Avant d’ajouter : « C’est après que c’est devenu un enfer. »

Il y a d’abord eu plusieurs déceptions. « On nous a refusé la maladie professionnelle. On m’a enlevé 600 euros sur ma prime de fin d’année parce que j’avais été arrêtée 15 jours pour le Covid, c’est un peu dur à avaler ! On travaille en horaires décalés, de nuit, les jours fériés et dimanches, et on n’est pas du tout considérées », déplore Christine Forêt.
En avril 2020, le gouvernement annonce une prime de 500 à 1500 euros pour les soignant
es des départements les plus touchés par l’épidémie. Mais celle-ci ne compte pas pour le calcul de la retraite. Caroline, aide-soignante près de Lyon, commente : « Mon salaire est aujourd’hui de 1750 euros net par mois. Mais si on enlève toutes les primes, je suis payée moins qu’au Smic. » Le travail de nuit, les jours fériés et les dimanches, sont aussi rémunérés sur ce mode, dénonce Christine Forêt : « Donc on n’a pas une retraite qui correspond au travail que l’on fait. Et les réveillons du Nouvel An qu’on n’a pas passé avec notre famille, les repas ratés avec nos enfants… ? Envolés ! »« Ils sont en train de tout foutre en l’air »
Depuis 2020, le métier d’aide-soignante, occupé à 90 % par des femmes, a tout de même connu quelques avancées, avec la « réingénierie » du diplôme en juin 2021, faisant passer la durée de formation de 10 à 12 mois, et s’accompagnant d’une revalorisation de la profession. « Il y a cinq ans, le salaire de débutant était à 1400 euros brut, maintenant il est à 1600 », décrit Christine Forêt, qui ajoute : « Mais cela ne suffit pas. »
Alors que le nombre d’aides-soignantes avait augmenté de 7,6 % entre 2013 et 2020, celui-ci a reculé de 1,1% en 2021, d’après la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la Santé (Drees). Comme beaucoup de ses collègues, Christine Forêt dit avoir vu ses conditions de travail régresser au fil des années.
« On est pourtant une profession ancienne, essentielle à la vie de l’hôpital, mais ils sont en train de tout foutre en l’air », lance-t-elle. Aide-soignante dans le public depuis 30 ans, elle a fait le choix de l’intérim il y a trois ans. « Au moins, on choisit où on va, nos horaires, notre planning, et on n’a pas autant la pression que quand on est dans un service », confie-t-elle.
Faisant état d’une désertion générale, elle a constaté que de nombreuses aides-soignantes préféraient désormais travailler en CDD. Un choix par défaut, tandis que celles-ci ne peuvent à ce jour pas exercer en libéral. « Il faut obligatoirement une infirmière qui chapeaute, explique Nadège, depuis plus de 23 ans dans la fonction publique hospitalière. Quand on veut faire autre chose, c’est très compliqué. Il n’y a pas d’équivalences. Donc les vieilles aides-soignantes comme moi restent beaucoup dans les services, quitte à être cassées, physiquement comme psychologiquement. »

Nadège a vu l’ensemble des services dans lesquels elle est passée se dégrader depuis la crise du Covid. Exerçant à l’époque dans un Ehpad public rattaché à un hôpital, ses collègues et elle étaient cinq pour 180 patients. Elles sont encore moins aujourd’hui. Désormais affiliée à un service de médecine de gériatrie et en mi-temps thérapeutique après être tombée gravement malade, Nadège ne bénéficie plus de la prime Ségur.
Dans son service, « où ils ont beaucoup de mal à recruter, ils font appel à des soignants assimilés, en faisant passer des diplômes à des auxiliaires de vie », décrit-elle. Or « c’est là qu’il y a dérives de maltraitance », alerte-t-elle. Comme ses collègues, Nadège dépeint un travail à la chaîne : « Quand on arrive dans une chambre le matin, on y passe 20 minutes. Le petit déjeuner arrive, on discute cinq minutes, puis l’infirmière vient cinq minutes déposer des médicaments, et après vous n’avez plus aucun passage. »
Des infirmières qui désertent la fonction publique
Lorsqu’elle était à temps plein, Nadège avait treize toilettes à faire dans la matinée. Une tâche à laquelle elle se refuse aujourd’hui : « Ça demande beaucoup de temps, de patience, de négociation, et de force physique, aussi. On est souvent en conflit parce qu’on rentre dans l’intimité… Je n’ai plus la patience pour ça. » Ayant par conséquent « toujours l’impression d’être maltraitante », et estimant ne plus pouvoir faire son métier « dans la joie », Nadège songe à se reconvertir. Mais pour faire quoi ? « Je sais qu’il faut que je change de métier. Mais je suis une femme célibataire avec un enfant de neuf ans, donc je ne peux pas faire n’importe quoi. Peut-être secrétaire médicale… »
Chez les infirmières interrogées – à 87 % des femmes chez les salariées et 82 % en libéral –, un fort besoin de changement ressort également. Passer en libéral attire de plus en plus d’infirmières, épuisées par la fonction publique. Pour freiner les départs, l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), qui emploie 74,5 % de femmes, a embauché 1150 infirmières ces deux dernières années, selon son directeur général.
L’établissement a également annoncé en décembre 2024 le déploiement d’un « plan égalité professionnelle entre les femmes et les hommes », prévoyant notamment une analyse des écarts de rémunération sur l’ensemble des métiers. Mais cela sera-t-il suffisant pour freiner l’hémorragie ?
Un salaire doublé en Suisse
À l’époque infirmière titulaire dans un hôpital psychiatrique, Amélie a quant à elle vécu la crise sanitaire « comme un besoin de reprendre les rênes » de sa vie. « On avait de moins en moins de temps à accorder aux patients, dans une ambiance de plus en plus morose », met-elle en avant. Amélie a alors changé de service, pour de l’hospitalisation en soins sous contraintes. « Quand je suis arrivée, début 2021, il n’y avait plus de médecins, c’était un défilé d’intérimaires depuis le Covid. Au bout d’un an et demi, on nous a fermé les 20 lits, car il n’y avait plus de budget de l’agence régionale de santé. Je me suis sentie trahie par la fermeture de ce service qui tournait bien, avec une cohésion d’équipe », décrit-elle. À l’échelle nationale, ce sont plus de 43 500 lits d’hospitalisation complète qui ont été fermés depuis 2013, selon la Dress.
Alors qu’Amélie avait rejoint un « pool » de remplaçant
es dans son hôpital précédent, des collègues lui ont parlé de la Suisse. « Ils ont vu que je n’étais plus moi-même. Avec du recul, je pense que j’étais en dépression », confie-t-elle. L’idée fait vite son chemin : « En quatre mois, j’ai décidé de partir vivre en Haute-Savoie. » Depuis janvier 2024, elle est infirmière intérimaire en Suisse, où ses conditions de travail sont contrastées.« Ce n’est pas du tout l’eldorado attendu. Certes, on a moins de patient
es à prendre en charge, mais en termes organisationnels et niveau management, c’est catastrophique. Là-bas on ne parle pas de patient es, mais de client es. L’aspect budgétaire est au centre de la prise en charge », met-elle en lumière. Amélie gagne en revanche bien plus qu’en France : entre 4500 et 5500 euros net pour du 80 à 100 %, contre 2200 euros en moyenne avant. Elle ne regrette pas du tout sa décision : « Avec ce salaire, ça permet de recommencer à vivre et à rêver… »De nouvelles missions sans plus de rémunération
Diplômée en tant qu’infirmière en juillet 2020, Claire a depuis travaillé dans à peu près tous les services imaginables, avant d’opter pour un foyer de l’enfance. Après seulement cinq ans de métier, elle est presque désabusée. « Quand j’étais étudiante, c’était déjà compliqué, mais j’ai l’impression que le côté relationnel et humain disparaît encore plus aujourd’hui. Il faut faire le maximum de chiffres, et des soins à la chaîne », critique-t-elle.
Déplorant « un niveau de responsabilités énorme après seulement trois ans d’études », Claire pense déjà à l’après. « Je ne me vois pas être encore infirmière à 40 ans, ne serait-ce que pour la charge mentale », livre-t-elle. Un constat qui ne risque pas de s’arranger, alors que l’Assemblée nationale vient d’adopter à l’unanimité une proposition de loi visant à donner de nouvelles missions aux infirmier
es.Sans pour l’instant, prévoir de rémunération supplémentaire. Entre mars 2020 et avril 2022, le personnel soignant avait permis à 655 000 personnes hospitalisées à cause du Covid de survivre au virus et de rentrer chez elles, en vie.