Ce 14 avril 2011, salle Wagram à Paris, c’est donc jour d’AG, et de fête pour tous ceux qui possèdent un portefeuille chez Casino. Le bulletin de santé annuel du groupe va bientôt être diffusé. Les heureux porteurs ont rendez-vous à 9h30. Taxis et autres voitures avec chauffeurs se succèdent devant la classieuse entrée pour y déposer les invités officiels. Les costards-cravates défilent devant le stand aux allures de piquet de grève tenu à même le trottoir par Fakir, un journal satirique « fâché avec tout le monde ou presque ». Impossible de l’esquiver. Mais hormis la vingtaine de sympathisants de la cause, facilement identifiables par leur allure décontractée, les tracts ont du mal à trouver preneurs.
Peu importe, les contestataires ne sont pas là pour assurer l’accueil. Pour ça, il y a déjà suffisamment d’hôtesses et de gorilles à oreillette au mètre carré. Et même si leur profil ne cadre pas avec celui de l’actionnaire classique, eux aussi ont leur pass d’entrée. Il y a Maguy et Jean-Louis, anciens salariés de Moulinex, qui gardent un assez mauvais souvenir de la collaboration avec M. Naouri. « Devenu actionnaire de référence de la société en 1994, Jean-Charles Naouri nomme deux ans plus tard son ami Pierre Blayau comme PDG, qui procède aussitôt à un premier plan, puis à un second l’année suivante avec près de 3.000 licenciements à la clef », raconte Maguy Lalizel, ancienne employée de l’usine de Cormelles-le-Royal, dans le Calvados.
La stratégie se révèle particulièrement efficace. En 1998, l’action bondit de 21%. C’est le moment que choisit Naouri pour se retirer dans des conditions inespérées, avec une plus-value estimée à 50 millions d’euros par les anciens salariés, 25 millions d’euros aux dires de l’intéressé. Coïncidence malheureuse, « dès le retrait de l’actionnaire, les mauvaises nouvelles se succèdent ». L’entreprise décline jusqu’au dépôt de bilan en 2001. Mais là où Naouri s’en sort avec un confortable tremplin doré, pour les anciens salariés, c’est la chute sans parachute.
Précarité pour les licenciés
Pas facile en effet de retrouver du travail dans un bassin sinistré par l’emploi. Bilan : dépression généralisée, une dizaine de suicides, et une nouvelle clientèle pour les Restos du cœur et les services sociaux. « Pour l’instant, malgré ses responsabilités évidentes dans cette affaire, jamais, ni devant les députés, ni devant la justice, ni devant la presse, Jean-Charles Naouri ne s’est expliqué », dénonce Maguy, qui avec ces anciens collègues réunis au sein de l’association APIC-Mx, demandent au PDG de Casino de restituer les millions d’euros engrangés.
Dans la lignée des collaborateurs mécontents, il y a aussi Joël et Sylvain, gérants de petits Casino en bisbille avec le Groupe, qui sont venus demander « la requalification de tous les gérants non-salariés qui le souhaitent en contrats de travail salariés, avec 35 heures hebdomadaires et au-delà, des heures supplémentaires majorées. » Ces petits commerçants seraient de plus en plus nombreux à dénoncer les pressions subies de la part de la hiérarchie et la souffrance au travail. D’après un article de l’Express du 16 juin 2010 « au moins 5% des ex-gérants de Petit Casino sont en procès avec le groupe ».
Interrogée par Fakir, Maître Jorquera, à Grenoble raconte ainsi : « En général, les gens que je reçois sont dévastés. Ils ont travaillé six jours sur sept, pour même pas le Smic. Et à l’arrivée, ils sont virés de leur emploi, de leur logement, pour de soi-disant déficits de gestion. Je suis atterré par ces méthodes »,. L’avocat a pu obtenir pour un client dommages et intérêts. Même constat pour Maître Bouyer-Fromentin, à Neuilly : « Je rencontre des gens brisés. Qui n’ont pas pris de congé depuis deux ou trois ans. La pression sur les gérants s’est renforcée, très nettement, depuis que ce sont les financiers qui ont pris les rênes du groupe Casino. »
Libéralisation de la finance en catimini
Et puis, ce matin là, avenue Wagram, il y aussi quelques journalistes de Fakir et de Là-bas si j’y suis. Le journal et l’émission de radio sont poursuivis pour diffamation par Casino et son président. Ceux-ci réclament à chacun la bagatelle de 75.000 euros, après qu’ils aient rendu compte de ces différentes situations dans leurs médias et enquêté sur la part de responsabilité de J.-C. Naouri dans la libéralisation de la finance. « Entre 1984 et 1986, Monsieur Jean-Charles Naouri exerçait comme directeur de cabinet au ministère de l’Économie. C’est lui qui aux côtés de Pierre Bérégovoy, a opéré le “big-bang de la finance”.
De son propre aveu, il a mis en œuvre cette révolution, non pas dans la transparence, mais de façon cachée », expliquent les journalistes de Fakir. Ils ont extrait de la biographie sur Pierre Bérégovoy, de Christine Rimbaud, une citation de Jean-Charles Naouri particulièrement significative : « On ne voulait pas donner l’idée qu’il y avait un grand mouvement, parce qu’on aurait fait peur. Au contraire, on a fait cela très éparpillé, très morcelé, pour qu’il ne se constitue par une opposition unie contre nous. »
L’assemblée générale va maintenant bientôt commencer. Sous les conseils de François Rufin, rédacteur en chef de Fakir, des couples actionnaire/accompagnateur se forment. Après avoir passé trois guichets et le vestiaire, ça y est, on a nos badges, assortis d’un bon d’achat de 25 euros chez Casino, généreux cadeau du Groupe à ses fidèles ! Jean-Charles Naouri, au centre de la tribune, est déjà en train d’officier. Devant lui, quelques centaines de personnes écoutent religieusement. Le reste du groupe d’agitateurs est facile à repérer. Il y a plus de caméras de la sécurité braquées sur eux que sur le PDG.
Un chiffre d’affaire en hausse continue
Casino n’a pas lésiné sur le service d’ordre. Les « Men in Black » sont partout. « Rien à voir avec l’année dernière, où on leur avait fait la surprise. Là, ça se voit qu’on est attendus », glisse Maguy. Devant nous, une des filles s’est endormie. C’est vrai que l’étalage des chiffres est particulièrement soporifique. Vu l’omniprésence des signes « + » sur les diapos et de la rhétorique du succès abondamment utilisée, le groupe n’a pas l’air de trop souffrir de la morosité économique.
On apprend qu’en 2010, l’international a représenté 38% du chiffre d’affaire total du groupe, contre 34% en 2009. Le PDG annonce un objectif de 45% pour 2011. Il parle le langage de « la croissance organique », de « la performance excellente dans tous les formats » et de la « poursuite de rationalisation du portefeuille ». Et c’est comme ça pendant une heure. Même mon voisin décroche. Pourtant, c’est un vrai pratiquant. Mais il faut croire qu’il préfère suivre le cours de la bourse en live sur son téléphone que d’écouter les auto-satisfecit du groupe.
« Il faut continuer à faire de nos marques propres un levier de différenciation. » Blablabla. Certaines données sont faciles à comprendre : le groupe Casino en 2010 affiche un chiffre d’affaires de plus de 29 milliards d’euros contre 26, 7 milliards d’euros en 2009. Pour le 1er trimestre 2011, le CA consolidé du Groupe s’avère largement supérieur aux attentes, affichant une progression de 18,8%. Trois films sont projetés, un peu comme une page de pub, dans lesquels on apprend notamment que le Groupe lutte contre la faim dans le monde, soutient des programmes d’alphabétisation et est adepte du développement durable.
Gros actionnaires plutôt que petits porteurs
Le moment des questions arrive enfin. Dans le petit coin de la salle où on se trouve, dix mains se lèvent simultanément. Dans le reste du public, c’est plutôt calme plat. Pourtant, les « dames micro » ignorent ostensiblement cet élan de motivation et préfèrent attendre d’autres opportunités. Un poil vexés, François Ruffin et un acolyte se lèvent pour les interroger sur cette attitude, contraire au règlement. L’une d’elles finit par avouer qu’elle a « pour consigne de ne pas leur donner la parole ». C’est donc bien ça. On quitte les rangées occupées. Un conciliabule s’improvise sur le bas-côté. « Puisqu’ils refusent de nous donner la parole, on va aller la prendre. » Tout le monde acquiesce.
Sous les regards mi-ahuris, mi-réprobateurs de l’assistance, le petit cortège s’ébranle bruyamment en direction de l’allée centrale, encadré de très près par le personnel de sécurité. « On nous refuse le droit de nous exprimer alors que nous avons des actions ! », lance un manifestant à l’adresse du PDG, en brandissant le boîtier remis à chaque porteur pour lui permettre de voter. « Posez votre question », lui rétorque cordialement Jean-Charles Naouri.
Sylvain, « gérant-non salarié » d’un petit Casino, se lance : « Sachant qu’un gérant travaille environ 70 heures par semaine, serait-il possible de le rémunérer au minimum avec un Smic sur la base de 35 heures ? » Jean-Charles Naouri semble avoir préparé son discours. « Le statut de gérant mandataire, défini par le Code du travail concerne près de 4.000 personnes en France. Nous avons chaque année 4.000 candidatures, ce qui confirme l’attractivité du statut », répond-il.
La séance de questions est abrégée
Dans la salle, un actionnaire isolé demande à son tour, si compte-tenu du chiffre d’affaires du groupe, il ne serait pas envisageable de salarier les gérants. Le PDG réitère sa réponse, en rappelant que « le statut est validé par la Cour de cassation ». Un camarade s’énerve. « Il ne répond pas à la question ! Au lieu de dire oui ou non, il se défausse en disant que c’est légal ! » C’est au tour de Maguy, présidente de l’association APIC Mx, de prendre la parole. Elle demande à Jean-Charles Naouri de restituer les « 25 millions d’euros qu’il a retirés de la débâcle » de Moulinex.
Sans surprise, le PDG lui signifie que « cette question n’est pas à l’ordre du jour de l’assemblée générale ». Jean-Charles Naouri ne se laisse pas déstabiliser. Il sait qu’il peut compter sur le soutien des autres actionnaires qui sifflent copieusement les interventions successives. Normal, le groupe leur a versé au titre de l’année 2010 un total de 424 millions d’euros de dividendes... Alors, quand Pierre Souchon, journaliste à Fakir, tente d’aborder la question de la libéralisation de la finance, les protestations de la salle rendent quasiment inaudible sa prise de parole.
Le PDG décide d’abréger la séance. « S’il y a obstruction, on va passer tout de suite au vote des résolutions. » Les protestataires essaient de reprendre en vain la parole. C’est peine perdue. « Debout les petits actionnaires, debout les gérants d’magasins, entonnent les manifestants sur l’air de l’Internationale, alors que le service d’ordre les repousse de manière musclée vers la sortie. Ici résonne notre colère, Aux financiers mordons la main ! C’est la lutte à Jean-Charles, groupons-nous et demain, l’assemblée générale sera dans le pétrin. »
Linda Maziz