Dans le local du syndicat SUD, Aurélie* remet les choses à leurs places. « Sans nous, PPR ne serait pas aussi rentable. Pendant des années, on a épongé les dettes du groupe et aidé ses autres filiales. Maintenant, elles nous bouffent. » Sa voisine, Nathalie, rebondit : « À la dernière réunion, nous avons eu l’impression qu’on vendait la ferme, le matériel et les bêtes avec... C’est grâce à nous que Pinault a bâti sa fortune personnelle, il ne faudrait pas l’oublier ! » À Roubaix, depuis quarante ans, La Redoute a souvent été leur « premier boulot ». Saisir les commandes courrier, retranscrire sur écran, transférer, gérer des données, parfois garder la caisse, le soir. Quarante années pendant lesquelles on leur a vanté un « métier d’avenir », pour lequel elles ont difficilement dépassé le Smic : « Nous avons façonné ce métier d’opératrice pendant quarante ans, et maintenant, on nous met dehors. » « Dehors », martèle Aurélie, comme pour s’en convaincre.
En pleine crise financière, au mois d’octobre, la direction du groupe s’est engouffrée dans la brèche battue aujourd’hui par les patrons des industries automobile ou métallurgique. « Conformément aux engagements pris par l’ensemble des marques et enseignes avant l’été, de nombreux plans d’actions sont en cours d’exécution, tandis que d’autres seront initiés prochainement pour réduire les coûts face au ralentissement économique », a affirmé dans un communiqué daté du 21 octobre, le PDG du groupe, Francois-Henri Pinault (le fils de François Pinault, 7e plus grande fortune française), lequel assurera pourtant, à propos de la récente « notation stable » du cabinet Standards & Poors : « Cela traduit à la fois une solidité financière du groupe et son niveau de qualité. (...) Aucun refinancement n’est à opérer d’ici la fin de 2008 » (L’Express, 30.10.08). La « solidité financière » a un coût pour la fratrie des milliardaires amateurs d’art : 13 % des effectifs du groupe La Redoute (5000 salariés) seront supprimés d’ici 2012. « La crise a bon dos », dénoncent les syndicats. « Ce projet n’est pas conjoncturel, mais structurel. Il veut asseoir le leadership de La Redoute sur Internet et assurer la pérennité de l’emploi et des activités », rétorque la direction de Redcats, filiale en charge de La Redoute (LibéLille, 23.10.08).
Six plans de licenciements en dix ans
À Roubaix, personne n’a autant « aimé » son entreprise qu’Aurélie, Nathalie ou Valérie : elles y ont passé toute leur vie. Aurélie, 56 ans, est entrée à La Redoute à peine sortie de l’adolescence, à seize ans. Grande, mince, portant des petites lunettes, elle n’a connu que La Redoute, comme Nathalie, 56 ans, « très probablement » virée dans un mois, lorsque des noms seront associés au chiffre qui fait mal : 151 licenciements au siège, sur 672 dans tout le groupe La Redoute [1].
Au service des commandes courrier, la direction a d’ores et déjà annoncé que les 91 emplois seraient supprimés, puis éventuellement externalisés à l’entreprise SAFIG, un sous-traitant dans la banlieue de Lille. « Hors de question », répond Nathalie, qui dit avoir été dans cette entreprise et constaté des conditions de travail « honteuses » : « Ils sont toujours en train de taper, il n’y en a pas une qui ose lever le nez de son ordinateur et quand ils doivent fumer, on les oblige à pointer. Quand ils ne remplissent pas leur production, ils reçoivent une lettre chez eux, et c’est terminé. »
Depuis les grèves du mois du mois d’avril dernier pour une augmentation, les salariés ont eu un avant-goût des conditions de travail « modernes » largement en cours chez les sous-traitants : « Après la grève d’avril, on a compris que quelque chose se tramait. On ne pouvait plus bouger, nos pauses duraient dix minutes, pas une minute de plus, explique Aurélie, syndiquée depuis peu. Des listings à la minute près circulaient, on n’avait pas le droit de parler entre nous, et on nous a menacées de nous séparer, comme à l’école. Notre chef faisait des contrôles inopinés et déployait les minutes perdues pour nous demander des explications. Dans les bureaux, on entendait les mouches voler. On avait l’impression de veiller les morts. » Un « très mauvais climat, sans aucun dialogue, alors que c’est dans ces moments-là qu’on doit parler. »
« Qui va éteindre la lumière la dernière » ?
Les salariés n’en sont pas à leur premier plan de licenciement. En moins dix ans, le fleuron français de la vente à distance (VAD) a effectué pas moins de six « restructurations d’effectifs » et supprimé près de 1700 postes. Il a également délocalisé le service des appels téléphoniques, en 2007, vers la Tunisie et le Maroc. « On voyait bien que notre travail diminuait, mais on pensait qu’il y aurait toujours une cellule avec du travail pour nous. Là, de but en blanc, c’est un secteur complet qui disparaît... »
Aurélie doit débourser chaque mois 700 euros pour rembourser son emprunt immobilier. Son mari, actuellement aux prud’hommes, vogue de « boulot de merde » en « boulot de merde » (« il n’y a pas d’autre mot »), lui-même viré du jour au lendemain par un plan social il y a quelques années. « Je sais ce que c’est le chômage », dit-elle. « Supposons qu’on aille chez SAFIG : on aura aucune prime de licenciement et on sera viré dans trois mois. C’est sûr ! » dit-elle, persuadée, comme Nathalie, d’être « trop vieille » pour être formée ou réorientée. « Favoriser l’emploi des seniors »... en ne touchant pas aux plans de licenciements qui concernent au premier chef des seniors, « ça nous fait bien rire », ironise-t-elle. « Pour nous, c’est certain, il n’y aura pas de pot de départ, pas de bulles de champagne », regrette Isabelle, travailleuse handicapée licenciée « à vingt mois de la retraite » et frappée par le « manque de reconnaissance » après 27 ans de travail...
Les fêtes de fin d’année seront marquées par le sceau de l’incertitude, nous dit Aurélie. « En deux mois de temps, tout est chamboulé. On entend plus que la misère : tous les jours, une boîte ferme. Le matin, quand j’écoute RTL, je me rends compte que tout le monde est concerné. On arrive au moment des fêtes : on n’y pense même pas, tellement on est pris par ce travail. C’est triste d’être persécutées par le travail, à notre âge. La nuit on est réveillées par ça, le soir, on rentre chez nous, on parle de ça. On sait qu’on est licenciés, mais on ne sait pas dans quelles conditions. On se demande qui va éteindre la lumière la dernière... »
Une loterie de Noël ?
Au siège de Roubaix, certaines n’ont pas eu la « chance » de savoir qu’elles étaient virées. « Je me réveille toujours avec des questions. Je ne sais pas rester dans l’attente », souffle Valérie, mère isolée d’un petit garcon de huit ans. Touchant 1048 euros net, cette femme de moins de cinquante ans travaille dans un « petit service » de trois salariées où un poste doit sauter. Gorge serrée, le visage emprunt d’angoisse maquillée avec force fond de teint, elle se demande comment la décision sera prise. « On va nous tirer au sort, peut-être ? Dans mon service, on se connaît depuis plus de dix ans. Moi j’ai 24 ans de boîte. D’autres en ont 27, voire davantage... Forcément, on ne commence pas à dire "c’est pas toi, c’est toi"..., mais tu as des réactions du genre : "toi tu es toute seule, tu as plus de chance de te faire virer que moi"... Ce n’est pas de la méchanceté parce que ce sont des gens que tu connais bien, leur quotidien, les enfants et tout, mais c’est vrai que le jour où on dira : "c’est toi", tu auras envie de dire : "pourquoi ce n’est pas l’autre". C’est humain... » Avertir trois mois à l’avance qu’il y aura des saignées, sans donner la certitude aux salariés qu’ils devront « se reconvertir », « changer de crémerie » ou que leur poste sera « maintenu » est une façon de briser ce qui a été construit entre collègues pendant de nombreuses années de travail.
Virées ? Pas virées ? Les « copines » de La Redoute se serrent les coudes. En attendant l’annonce finale, en janvier, Valérie patiente, continue de travailler, mais ses ongles rapetissent de jour en jour. « Quand tu sais que tu vas être viré, au moins, tu t’en vas, tu te mets à chercher ailleurs. Moi j’aime pas être dans l’attente, je préfère être dans l’action. Tu te réveilles avec ça en tête, tu vas dormir avec ça en tête... et puis tu te dis : reclassement, congé reclassement, 65 %, ça fait combien ? Tu ne vis pas, tu survis... À moins que tu sois cadre, ou AM (agent de maîtrise)... À partir du moment où tu es AO (agent opérationnel), où tu es déjà au Smic quand on enlève les primes, tu te demandes vraiment ce que tu vas faire. Tu as déjà 500 euros de loyer, que tu sois locataire ou propriétaire. Est-ce que c’est pas mieux de partir tout de suite ailleurs, de prendre ta prime de licenciement, de faire marcher ton assurance maison... À la limite, je préfère être nominée et pouvoir anticiper... »
Internet a bon dos
Difficile à croire qu’une entreprise qui fait des bénéfices, maintient son chiffre d’affaires à niveau constant depuis plusieurs années (et ce avec des effectifs amputés), décide de renvoyer près de 700 personnes, dont beaucoup ne sont qu’à quelques années de la retraite. Dans la presse du patron (Le Point appartient au groupe PPR), on explique que c’est « le Web qui a porté un coup à la vente par correspondance » et qu’en supprimant tant de postes, Pinault « veut relancer La Redoute » (LePoint.fr, 21.10.08). Les journalistes du Point disent la même chose de la presse, pour éviter de se demander si ce ne serait pas l’intrusion des logiques d’économie d’échelle qui mènent mécaniquement à des sacrifices humains. Mais quid de la crise de la VAD ? « En dix ans, les commandes par courrier ont seulement diminué de 13 à 10 %. Il y a encore et il y aura toujours des commandes par courrier. L’arrivée d’Internet n’explique pas tout », explique Grégory, délégué SUD pour qui « la VAD va bien, très bien même ». Aurélie s’exclame : « Si c’est à cause d’Internet, pourquoi ne nous forment-ils pas à l’Internet ? » La Redoute réalise déjà 54% de son chiffre d’affaires sur le web, contre 5% il y a trois ans...
Grand retour de l’État oblige, pour « sauver » La Redoute, le ministre du travail, Xavier Bertrand, a promis lors d’une récente visite à Croix (59), que « s’il y a des secteurs qui ont besoin d’être aidés, (l’État) répondra présent » (La Voix du Nord, 16.11.08) et mis en avant les Contrats de transition professionnelle [2]. « Il devrait relire ses fiches, parce que La Redoute n’est pas éligible à ces types de contrats », remarque le délégué SUD, pour qui « ce n’est pas à l’État de faire les frais » de la politique de réduction de coûts par la réduction de la main d’œuvre de la famille Pinault. Réservés aux entreprises de moins de 1000 salariés et celles en redressement ou en liquidation judiciaire, quel que soit leur effectif, les Contrats de transition professionnelle ne peuvent donc s’appliquer à La Redoute, entreprise qui fait des bénéfices et a doublé les dividendes de ses actionnaires l’an passé. Mais le ministre a proposé de l’élargir aux entreprises de VAD comme La Redoute. Une proposition sur mesure reprise récemment par René Vandierendonck, maire PS de Roubaix et vice-président du Conseil régional. « Contrairement à d"autres politiques [3], le maire de Roubaix est resté très en retrait, rappelle le délégué SUD. Ce sont les élus du peuple et leur rôle, c’est aussi de prendre parti. Lui s’est contenté de dire qu’il était surpris que ce plan arrive si tôt. Il faut dire que sa fille travaille aux ressources humaines de La Redoute », note Grégory.
En attendant le 18 décembre, date de la délivrance du rapport d’un expert mandaté par le comité d’entreprise (le 12 novembre dernier) pour observer les comptes de plus près, comme la loi le permet, les salariés de La Redoute se serrent les coudes. Noël sera rude. Pour Pinault, Noël sera marqué du sceau... chiraquien. Le 15 novembre, Francois-Henri Pinault (le fils) annonçait qu’il confiait la communication du groupe PPR à quelqu’un qui « aime » plus que tout sa boîte : Claude Chirac. On attend avec impatience l’annonce finale du « plan d’actions » en janvier et son corollaire d’analyses sur « l’arrivée du web » et « l’essouflement de la vente à distance » pour justifier les 672 mises au placard.
Julien BRYGO (texte et photos)
Photo de une : Nathalie et Aurélie travaillent toutes les deux depuis l’âge de seize ans pour La Redoute. A 56 ans, elles se préparent à être mises dehors.
* La plupart des prénoms ont été changés à la demande des interviewées.