Dans une petite commune, le maire organise la tenue des élections, délivre les permis de construire, célèbre les mariages… Il peut aussi se transformer, bien malgré lui, en chasseur de têtes pour recruter des professionnels de santé. C’est ce qui est arrivé au maire d’Évaux-les-Bains, cité thermale de 1300 habitants dans la Creuse. Pendant plusieurs années, Bruno Papineau a fait des pieds et des mains pour trouver un chirurgien-dentiste pour ses habitants.
« On a créé en 2017 une maison de santé pluriprofessionnelle. Dès le début, on y avait trois médecins, deux cabinets d’infirmières, un kiné, qui étaient en libéral. Et on avait prévu d’y accueillir un chirurgien-dentiste. Donc, on avait installé tous les tuyaux qu’il faut pour un cabinet dentaire, mis des portes plombées pour les radios, etc. On avait tout anticipé, retrace le maire. Mais on ne trouvait personne. Alors, on a payé un bureau de recrutement pour essayer de nous dénicher l’oiseau rare. »
Cela n’a pas suffi. Une jeune médecin de la maison de santé a aussi publié des annonces dans son ancienne fac de médecine, à Clermont-Ferrand. À la faveur d’un jumelage avec une commune du Portugal, le maire est même allé chercher des candidats à l’université de Coimbra, dans le centre du Portugal, qui forme des dentistes. Sans résultat.
Sept ans sans dentiste
Et puis, en mai 2024, un couple portugais installé depuis quelque temps en France appelle la mairie. « Au téléphone, une femme me dit “on est tombé sur l’annonce d’Évaux-les-Bains, vous cherchez toujours un dentiste ?” se souvient le maire. Elle est assistante dentaire, son époux chirurgien-dentiste, les deux ont exercé au Portugal, puis dans un centre de santé en France. Avec leurs deux enfants, ils cherchent une commune calme pour s’installer. Trois jours plus tard, la famille vient visiter la cité thermale. « Et là, ça a matché », nous dit Bruno Papineau. Le couple a ouvert le cabinet dentaire en octobre dernier. « Leur carnet de rendez-vous est plein jusqu’au mois de mai 2025 », signale le maire.
Il faut dire que ça faisait sept ans que les habitants d’Évaux-les-Bains vivaient sans dentiste. « Les gens allaient se faire soigner à la fac dentaire de Clermont-Ferrand, à une heure et quart de chez nous. Tous les dentistes alentour sont saturés. Je pense que beaucoup de communes sont dans ce cas-là », déplore Bruno Papineau.
Le maire voit juste. Comme toutes les communes de la Creuse, Évaux-les-Bains est classée par l’Assurance maladie comme « très sous dotée » en chirurgiens-dentistes. Mais le désert médical dentaire français s’étend bien au-delà : 60 % des communes de France sont également considérées comme très sous dotées en chirurgiens-dentistes. Si on ajoute la catégorie des territoires considérés « sous dotés », on voit que plus de la moitié de la population a très difficilement accès aux soins dentaires. Seules 0,3 % des communes, soit 5 % de la population du pays, sont implantées sur des territoires considérés comme assez dotés en chirurgiens-dentistes pour être classés comme « non prioritaires » pour les nouvelles installations.
« On gère la pénurie »
« Qu’il y ait un problème d’accès aux chirurgiens-dentistes est quelque chose qui, je pense, n’est contesté par personne dans la profession. On le constate tous les jours sur nos lieux d’installation, confirme Alain Vallory, secrétaire général de l’organisation Chirurgiens-dentistes de France, lui-même praticien. Il n’y a pas en France d’endroit où la situation est totalement satisfaisante. Dans la nouvelle nomenclature de l’Assurance maladie, il n’y a même plus de territoire considéré comme “ sur doté ”. Au maximum, les territoires sont dits “non prioritaires”. Cela signifie bien qu’on gère la pénurie. »
Dans ce contexte, à l’été 2023, les chirurgiens-dentistes ont accepté de signer une convention avec l’Assurance maladie qui, pour la première fois, régule de manière contraignante les nouvelles installations. Selon cette convention, les chirurgiens-dentistes, qu’ils soient libéraux ou salariés, ne pourront plus s’installer dans les territoires considérés comme « non prioritaires », sauf à prendre la place d’un praticien qui en part.
Certes, cette régulation concerne au final 0,3 % des communes seulement. Mais c’est tout de même une petite révolution. La régulation de l’installation des professionnels de santé est réclamée par des associations et par des parlementaires de gauche comme de droite depuis des années pour lutter contre les déserts médicaux. Mais elle est toujours catégoriquement refusée par les médecins. Alors que pour d’autres professions médicales, les pharmaciens, les sages-femmes, les kinésithérapeutes, les infirmiers et infirmières libérales, l’installation est déjà régulée, depuis longtemps.
Une régulation toujours refusée par les médecins
« Il y a quand même beaucoup de professions de santé qui ont maintenant une forme de régulation, note Alain Vallory. Malgré tout, l’introduction d’une forme de régulation pour les chirurgiens-dentistes n’a été acceptée que pour lutter contre le développement des centres dentaires qui fleurissent dans les villes. Car il y a une crainte que cela ouvre la boîte de Pandore, qu’on court le risque d’entrer dans un engrenage de régulation, alors qu’on souhaite continuer à pouvoir avoir une liberté d’action. »
Ce qui a finalement fait pencher la balance pour que les chirurgiens-dentistes acceptent ce début de régulation, c’est un problème propre à la profession : l’expansion des centres dentaires privés à but (très) lucratif, développés par des entrepreneurs qui n’ont rien à voir avec le soin dentaire. « Pour nous, cette convention est clairement une mesure qui vise à asphyxier les centres de santé dentaires en bloquant leur expansion, explique Alain Vallory. Ces centres ne vivent que par la croissance qu’ils génèrent. Donc, pouvoir bloquer leur évolution en limitant le nombre de ressources humaines qu’ils sont en mesure d’embaucher dans les zones non prioritaires, cela peut les amener à mettre la clé sous la porte. Et c’est ce qu’on voulait. »
Avec la nouvelle convention, à partir de janvier, plus aucun nouveau centre de santé dentaire ne pourra être conventionné par l’Assurance maladie dans les zones non prioritaires. Et les centres de santé dentaire et centres de santé polyvalents avec activité dentaire installés dans ces zones ne pourront ni recruter ni augmenter leurs effectifs de chirurgiens-dentistes salariés.
Enrayer l’expansion des centres à visée ultra-lucrative
Déjà, après une série d’abus de groupe de centres dentaires et ophtalmologiques, une loi oblige déjà depuis 2023 les centres de santé à obtenir un agrément de l’agence régionale de santé pour pouvoir ouvrir.
« Nous, nous demandons l’interdiction des centres dentaires qui sont dirigés par une autre personne qu’un chirurgien-dentiste. C’est ça le nœud du problème », ajoute le représentant des Chirurgiens-dentistes de France. Aujourd’hui, on peut être mécanicien automobile et ouvrir un centre dentaire en passant par la construction d’une structure, une association 1901, et on fait remonter les bénéfices sur une société commerciale derrière qui vend des produits à ladite association. C’est ça qui crée des abus. Parce que sinon, des centres dentaires à vocation sociale, en général ils sont gérés par une mutuelle, il en existe depuis longtemps et ils ne posent aucun problème. Ils sont d’ailleurs souvent installés dans des zones sous-dotées. »
Un autre point qui a convaincu les dentistes de signer pour la régulation, c’est la mise à jour régulière du zonage des territoires, de « très sous-doté » à « non prioritaire ». « Cela tenait beaucoup à cœur que ce zonage soit remis à jour régulièrement, tous les ans ou tous les deux ans. Car le précédent zonage n’avait pas été revu depuis plus de 15 ans. Il n’avait donc plus grand-chose à voir avec la réalité », explique Alain Vallory.
L’introduction de la régulation décidée en juillet 2023 doit entrer pleinement en vigueur à partir de janvier. Elle a été saluée par l’Association citoyenne de lutte contre les déserts médicaux et par l’Union fédérale des consommateurs-Que choisir. Même si au final, en l’état, elle ne concerne qu’une infime partie du territoire.
Incitations pour attirer les jeunes
Un autre volet de la convention prévoit en revanche des mesures incitatives sur la majorité du territoire, pour attirer les chirurgiens-dentistes dans les zones « très sous dotées » ou « sous dotées ». « On avait auparavant des aides à l’installation qui étaient à peu près moitié moindres que celles attribuées aux médecins. La nouvelle convention les double, au même niveau que les médecins, alors qu’on a un plateau technique qui coûte entre quatre et dix fois plus cher que celui d’un cabinet de médecin, détaille Alain Vallory. Mais on arrive à environ 50 000 euros pour l’aide à l’installation dans une zone très sous-dotée. C’est incitatif. » Et comme ces zones représentent plus de la moitié des communes de France, la mesure laisse un large choix de lieux où s’installer.
Le nouveau zonage détermine aussi les territoires où peuvent s’installer les jeunes chirurgiens-dentistes qui ont obtenu un contrat d’engagement de service public. En échange de 1200 euros par mois pendant une partie de leur études, ils et elles s’engagent à commencer leur carrière en zone « très sous dotée ».
« Il faut des écoles, des haltes-garderies »
Pour lutter contre les déserts médicaux dentaires, la profession en demande plus : comme la possibilité de négocier des indemnités de congé maternité pour les chirurgiens-dentistes en libéral. Car les femmes représentent aujourd’hui la très grande majorité des diplômées de fac dentaire. Et puis, il y a « les normes », tient à souligner Alain Vallory. Pour lui, « c’est l’exercice libéral qui permet le maillage territorial. On rejoint les autres professions libérales sur la critique du poids des normes, de la réglementation, à la fois vis-à-vis de l’Assurance maladie, mais également de l’administration fiscale, à tous les niveaux. »
Le maire d’Évaux-les-Bains abonde dans le même sens à ce sujet. Les formalités à accomplir pour faire venir un dentiste dans sa commune, il en a lui-même fait les frais : « Il y a les démarches au niveau du conseil de l’ordre, les inscriptions à la CPAM… On a la chance d’avoir sur le territoire une coordinatrice de santé [salariée par la maison de santé, ndlr]. Elle a joué un rôle déterminant, parce qu’elle connaît tout le parcours des professionnels de santé, elle les a accompagnés dans leurs formalités. C’est une lourde tâche. »
En attendant de voir les effets sur le terrain de la nouvelle mesure de régulation, les maires comme Bruno Papineau devront encore jouer aux recruteurs pour assurer l’accès aux soins sur leurs territoires. « Je pense qu’il faut que le maire soit vraiment l’ambassadeur de sa commune pour trouver des professionnels de santé. Et il faut aussi des infrastructures pour les gens qui ont des enfants et ont besoin de haltes-garderies, d’écoles à proximité, d’une vie associative qui propose des activités sportives… Une maison de santé, c’est un élément, mais ce n’est pas suffisant. Il faut qu’il y ait un cadre de vie autour. » Sans surprise, une commune a aussi besoin de services publics pour faire venir des médecins.