« Ce midi, il y avait déjà six ou sept personnes dans la salle d’attente des urgences. Hier aussi, il y a eu énormément de monde. » Étienne* (le prénom a été changé) [1] est aide-soignant aux urgences de l’hôpital de Chinon, en Indre-et-Loire. Il exerce son métier depuis dix ans. En mai, à bout de force, Étienne a été arrêté. « À part les sept jours quand j’ai eu le Covid, c’était le premier arrêt maladie de ma carrière », dit le trentenaire.
Le 18 mai, 31 des 32 personnels non-médecin (infirmiers, aides-soignants, agents des services hospitaliers) des urgences de l’hôpital étaient en arrêt maladie. Ne pouvant faire fonctionner le service avec un seul infirmier, l’établissement l’a fermé complètement, pendant trois semaines. Les urgences n’ont rouvert que le 8 juin. Les lits d’hospitalisation de courte durée des urgences – un service « tampon » avant une prise en charge dans d’autres services – ont ensuite rouvert à leur tour, après une fermeture d’un mois.
Chinon est une petite ville de 8000 habitants à 40 kilomètres de Tours, mais son hôpital soigne un bassin de 85 000 habitants. Il s’est retrouvé en tension le mois dernier à l’image de ce qui est arrivé dans une centaine d’établissements forcés de limiter l’activité de leurs urgences, selon un décompte diffusé fin mai par l’association Samu-Urgences de France. Certains hôpitaux, comme à Cherbourg et Bordeaux, ont décidé de filtrer les entrées aux urgence. D’autres, comme Laval, Voiron ou Manosque les ferment de manière intermittente, souvent la nuit. Partout, le problème est similaire : les services n’ont pas le personnel suffisant pour fonctionner.
« Les aides-soignants font aussi le secrétariat »
À Chinon, la situation a atteint des extrêmes. « Le samedi d’avant la fermeture (le 14 mai, ndlr), j’ai été contacté par des collègues des urgences. Je me suis rendu dans le service, une collègue était en pleurs. Elle est partie en mode burn out ce jour-là », rapporte Alexandre Robert. Lui aussi est aide-soignant. Il a travaillé dans différents services de l’hôpital avant de devenir délégué syndical Force ouvrière. « On voit au quotidien l’état de santé des soignants se dégrader, et le stress qui monte, ajoute-t-il. Ça se sentait depuis longtemps que ça pouvait craquer. Mais beaucoup ont halluciné que les urgences aient dû fermer. En général, les soignants tiennent. Là, il y a eu un effet boule de neige, de voir les collègues effondrés. »
Pour Étienne, ce qui a déclenché le crash de son service, c’est le non-remplacement d’une collègue pendant des mois. « Elle est en arrêt depuis décembre. Pendant six mois, on revenait travailler sur nos jours de congés et sur nos week-ends pour compenser son absence », rapporte Étienne. Après la fermeture du 18 mai, l’hôpital a enfin recruté quelqu’un pour ce remplacement. « Cela devrait arranger les choses », dit l’aide-soignant. Aujourd’hui, presque tous les personnels sont revenus dans le service. Étienne n’est pas optimiste pour autant. « Cela fait des années qu’on est toujours huit aides-soignants alors que l’activité a augmenté. Le week-end, nous n’avons pas de secrétaire le matin aux urgences. Donc, les aides-soignants font aussi le secrétariat. Nous devons aussi nettoyer et faire des soins infirmiers que nous ne sommes pas censés faire. »
« Cela fait déjà un moment que les passages aux urgences ont augmenté, ajoute Alexandre Robert. Avant, on avait environ 30 passages par jour. Aujourd’hui, c’est plutôt 60. C’est un problème de médecine de ville. Il est de plus en plus difficile d’avoir un rendez-vous dans la journée chez un généraliste ou un spécialiste. On ne devrait pas venir aux urgences pour une douleur dentaire, mais quand on ne peut pas avoir un rendez-vous chez le dentistes avant des semaines… » À l’augmentation de l’activité due à la désertification médicale s’ajoute la précarité des personnels. « Les agents de service hospitaliers sont pour moitié des contractuelles aujourd’hui », dit le délégué syndical.
« Jamais connu une situation pareille »
Face à la crise générale des urgences, la ministre de la Santé Brigitte Bourguignon avait annoncé début juin quelques mesures pour faire tenir les hôpitaux pendant l’été : le doublement de la rémunération des heures supplémentaires du personnel non médical, du temps de travail additionnel des médecins, et l’embauche des élèves infirmiers et aides-soignants ayant achevé leur formation initiale dès juin, sans attendre la remise officielle de leur diplôme. En région Centre-Val-de-Loire, où se trouve Chinon, l’agence régionale de santé (ARS) a aussi décidé d’une prime exceptionnelle pour attirer les diplômées : 3000 euros pour les nouvelles aides-soignantes, 5000 euros pour les infirmières.
« Cela ne résout rien au problème de fond, qui est la souffrance dans les services, juge Charlie Mongault, délégué du syndicat Sud santé-sociaux en Indre-et-Loire. Nous n’avons jamais été aussi inquiets sur la situation aux urgences. On craint un effondrement, face à une incompétence de la direction à résoudre cette crise. » Nous avons sollicité la direction de l’hôpital de Chinon au sujet de son analyse des causes de la fermeture des urgences et des solutions à apporter. La direction nous a fait savoir qu’elle ne souhaitait pas « donner suite » à notre demande. « On est dans une situation chaotique, renchérit Marie-Pierre Martin, aide-soignante toute juste retraitée mais toujours active au collectif citoyen de défense des hôpitaux de proximité d’Indre-et-Loire. Notre collectif existe depuis 2012 et nous n’avons jamais connu une situation pareille. » Battue aux législatives, Brigitte Bourguignon devrait quitter son ministère. Les soignants, eux, continuent de subir l’incurie.
Dans toute la région, les urgences vacillent. À Loches, face à une vague d’arrêts maladie du personnel paramédical, elles ont fermé le 8 juin, le jour même où celle de Chinon rouvraient à 60 kilomètres de là. À Amboise, les urgences ferment de manière intermittente ce printemps. À Orléans, une patiente âgée a été retrouvée morte sur un brancard des urgences, fin mars. Elle y attendait une prise en charge. « Il y a eu ensuite des burn out dans le service, donc les urgences d’Orléans ont fermé, puis réouvert, mais à restent en tension, précise Marie-Pierre Martin. Les soignants constatent qu’ils ne sont plus en capacité d’accueillir les patients à l’hôpital, c’est aussi pour cela qu’ils s’arrêtent. »
La maternité fermée pendant un mois
À Tours, les fermetures alentour ont pour effet d’augmenter l’activité du CHU. « On a des transferts des urgences d’Orléans, de Poitiers, de Chinon, de Loches, et aussi d’établissements privés, qui sont aussi en difficulté à cause d’arrêts maladie…, énumère Anita Garnier, infirmière de nuit aux urgences de Tours et déléguée Sud santé-sociaux. Moi, la dernière fois que j’ai travaillé un week-end aux urgences, à la prise en charge des sutures, des plâtres, des phlébites… à 21 h, j’avais 24 patients en attente. Cela veut dire sept heures d’attente pour une prise en charge. Quand quelqu’un attend sept heures pour deux points de sutures, vous imaginez les tensions que cela peut provoquer… »
À l’intérieur même de l’hôpital de Chinon, la fermeture des urgences a eu des effets collatéraux : la maternité a dû suspendre les accouchements pendant un mois. Comme l’hôpital n’a pas de service de chirurgie, quand la maternité pratique une césarienne, elle doit faire appel à un infirmier des urgences. « Mais à la maternité elle-même, nous avons une équipe au complet. On ne manque ni d’anesthésiste, ni d’obstétricien, ni de sage-femme. On est attractifs », insiste Léa* (le prénom a été changé), sage-femme à la maternité de Chinon. La structure a développé un focus sur l’accouchement physiologique (sans intervention médicale). « On a des patientes qui viennent d’Orléans, de Tours, de Blois », souligne la jeune femme.
Pendant un mois, l’équipe n’a pu pratiquer que le suivi pré et post-accouchement, et devait envoyer ses patientes accoucher ailleurs. « On a peur de perdre nos patientes », disait Léa le 15 juin, avant d’apprendre le lendemain que les accouchements allaient reprendre. « Les quinze premiers jours, on appelait les patientes régulièrement pour leur expliquer la situation. Elles étaient en colère, elles étaient angoissées, elles pleuraient eu téléphone, et nous avec… »
Un service de psychiatrie exemplaire…
En mai et juin, l’intersyndicale de l’hôpital de Chinon a mobilisé, et les personnels et la population, sur la situation aux urgences. Ils étaient 200 à manifester le 13 mai, 400 dans le centre de la petite ville le 4 juin. Des banderoles sont toujours accrochées à l’entrée du site de l’hôpital : « Maternité, le désert ou la vie », « Maternité fermée, parents abandonnés », « Hôpital sans moyens n’est que ruine de votre santé », « Urgences en détresse », et « Touche pas à ma psychiatrie ».
Le service de psychiatrie de Chinon dispose d’une cinquantaine de lits d’hospitalisation, un unité de prise en charge de jour, un centre de consultation à l’extérieur, un atelier thérapeutique… « Jusque là, on était bien au niveau des effectifs. On peut faire beaucoup de choses avec les patients, ce qui permet d’avoir moins d’agressivité », explique Constance* (le prénom a été changé), infirmière dans le service. Elle a toujours voulu travailler en psychiatrie. « J’ai commencé à Tours, mais j’ai entendu parler de Chinon et j’ai voulu venir ici. » Comme à la maternité, les soignantes de psychiatrie de Chinon disent du bien de leur service. Elles ne sont pas les seules.
Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), qui contrôle prisons, centres de rétention et hôpitaux psychiatriques (où une partie des patients est hospitalisée sans leur consentement) s’est rendu dans le service de Chinon fin février, sans prévenir. Il y est resté plusieurs jours. « Contrairement au constat effectué ces dix dernières années dans d’autres établissements, cette visite a révélé des conditions de prise en charge des patients particulièrement respectueuses de leur liberté d’aller et venir et de leur dignité, a constaté le CGPLP à Chinon. Les soins sont organisés de façon à garantir une présence permanente des soignants auprès des patients pendant la journée que ce soit à travers de nombreuses activités dans le service, l’accompagnement et la préparation des sorties, et l’ensemble des activités thérapeutiques et physiques. »
…menacé par des réduction d’effectifs
En plus, ajoute le contrôleur dans une lettre au ministère de la Santé, « il n’y a jamais de contention (fixation d’un patient à un lit ou une chaise, ndlr) ce qui est exceptionnel », et « la pratique de l’isolement (enfermement dans une chambre) n’est qu’exceptionnellement mise en œuvre ». Bref, Chinon est un service de psychiatrie comme en réclament nombre de professionnels et de personnes concernées à travers le pays. Un service modèle. Pourtant, la direction de l’hôpital prévoit d’y supprimer dix postes d’infirmiers, soir plus d’un quart des effectifs. Et de recruter à la place six postes d’aide-soignants, qui n’ont pas de modules de psychiatrie dans leur formation.
« Quand on peut détacher au moins un infirmier pour passer du temps avec le patient, on n’a pas à pratiquer la contention. On essaie d’apaiser autrement. Mais si on est plus que deux infirmiers pour 24 patients, cela ne sera plus possible de fonctionner comme cela », craint Constance. « Notre culture est de ne pas pratiquer la contention. Mais on est conscient que moins on aura de moyens, moins on pourra tenir ainsi » dit une autre infirmière.
Le CGLPL a alerté le ministère sur le conséquences que pourraient avoir les suppressions de postes sur la prise en charge en psychiatrie, la qualité des soins, la liberté des patients. Le ministre (Olivier Véran à l’époque) a répondu : les effectifs réduits du projet de la direction de l’hôpital sont « cohérents avec ceux des autres services de la région », a-t-il écrit. En effet, à Tours aussi, la direction de l’hôpital prévoit la suppression de 84 places de prise en charge de psychiatrie . Ces suppressions de postes, « c’est purement pour des questions financières, déplore Constance. On est endetté. L’ARS nous demande de faire des économies », résume l’infirmière.
La moitié des personnels envisagent de quitter l’hôpital
L’hôpital accuse un déficit de près de 9 millions d’euros. Il a contracté des emprunts dans les années 2000 et 2010 pour rénover ses bâtiments. Il en paie encore des centaines de milliers d’euros d’intérêts chaque année : plus de 600 000 euros en 2022, plus de 800 000 euros en 2019, selon des documents que basta! a pu consulter. « Aujourd’hui, on doit reconstruire 45 lits d’Ehpad et le projet n’est pas validé par l’ARS parce qu’on est en déficit, précise Alexandre Robert. L’hôpital risque donc de perdre ces places d’Ehpad. Pour le délégué FO, « il faut annuler la dette de tous les hôpitaux, et revoir le financement des hôpitaux ».
En mars, le syndicat FO a présenté au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’hôpital une enquête sur la qualité de vie du travail dans l’établissement. Plus d’un tiers des 1000 agents du centre hospitalier ont répondu. La moitié (49 %) se disent plutôt ou fortement insatisfaits du travail accompli à la fin de la journée. Plus de 86 % pensent que la direction ne leur donne pas les moyens de mener à bien leurs missions. 81 % des personnes estiment que leur travail a un impact négatif sur elles sur le plan psychologique ou physique. Plus de la moitié (52 %) envisagent de quitter l’hôpital.
En avril, la direction annonçait malgré tout de nouvelles suppressions de postes. Étienne, aide-soignant aux urgences, pense lui aussi partir dans les prochains mois. « Avant, je ne me voyais pas quitter l’hôpital. Là, je pense quitter tout à fait le secteur de la santé. » Selon lui, ils sont plusieurs dans le même cas dans le service des urgences, qui diront adieu à l’hôpital de Chinon « avant la fin de l’année ».
Rachel Knaebel
Photo de une : Lors de la grève du 13 mai 2022 des personnels de l’hôpital de Chinon. ©Yoan Jäger-Sthul/Divergence