Inégalités

Face à l’inflation, « ceux qui perdront seront ceux qui n’ont pas le pouvoir de renégocier leur salaire »

Inégalités

par Emma Bougerol

Les organisations de lutte contre la précarité s’inquiètent : la hausse des prix touche déjà les ménages les plus défavorisés. Sans augmentation des salaires et véritable politique sociale de l’État, les inégalités pourraient encore augmenter.

Au Secours populaire de Montreuil, des bénévoles en chasuble bleu s’affairent. Dans moins d’une heure, ils devront avoir trié et rangé toutes les courses pour la distribution alimentaire hebdomadaire. Devant, des femmes attendent à l’ombre, à côté de leur caddie encore vide. Actuellement, 130 familles en grande précarité sont inscrites pour être bénéficiaires d’aides de la part de l’association.

Quand on parle hausse des prix avant l’ouverture au public, personne ne s’étonne. Selon l’Insee, entre mai 2021 et mai 2022, les prix à la consommation ont augmenté de 5,2 % - un record de ces dernières décennies. « Je le sens énormément, surtout pour l’alimentation, raconte Michel, à la fois bénévole et bénéficiaire au Secours populaire. J’ai un enfant à nourrir. Je trouve quelques petits boulots, mais même s’il n’y en a pas, les enfants, eux, ont toujours besoin de manger. C’est normal. » Chaque semaine, à la fin de la distribution, il récupère lui aussi un colis alimentaire. « Ce que je crains, si les prix continuent d’augmenter, c’est qu’on ait moins de produits à distribuer », ajoute-t-il.

« Je ne m’inquiète pas encore, les distributions ont toujours changé d’une semaine à l’autre. Des fois c’est plus, des fois c’est moins », nuance Murielle, bénévole depuis 14 ans. « On ne voit pas encore les conséquences de l’augmentation des prix dans notre activité, raconte Catherine, secrétaire générale du comité. Mais je vois des personnes qui connaissent à la virgule près le prix de l’huile dans tel ou tel magasin … Ça veut quand même dire quelque chose. » À côté, Inès*, bénévole elle aussi, connaît les chiffres sur le bout des doigts. « C’est 3,80 € le litre, et si tu vas plus loin, c’est même 4 €. Tu te rends compte ! », lance-t-elle à sa voisine. La femme, en attente de papiers, vit en foyer avec quatre enfants et son mari. La hausse des prix, elle l’observe minutieusement. « Heureusement qu’il y a le Secours populaire », souffle-t-elle.

« On voit arriver des personnes qui gagnent l’équivalent du Smic ou un peu plus »

« Je pense qu’aujourd’hui, on se sent tous en danger, on sait que se retrouver dans cette situation peut nous arriver. On a tous un ami, un proche, un membre de la famille qui est touché par la précarité. » Houria Tareb, membre du bureau national du Secours populaire, constate depuis quelques mois l’augmentation du nombre de personnes aux permanences et distributions de l’association. « On remarque cette hausse de la précarité sur le terrain depuis mi-mars environ. Nous avons entre 25 et 30 % de bénéficiaires en plus. C’est énorme ! »

Le directeur de l’Observatoire des inégalités, Louis Maurin, estime qu’il faut rester prudent sur les conséquences à long terme : « L’impact de l’inflation sur les inégalités n’est absolument pas mesurable pour l’instant. On ne peut faire que des hypothèses, des suppositions. Les vraies conséquences, on ne les aura que bien plus tard. » Mais si cette inflation venait à continuer ? Tout dépend du type de produits qui augmente. « Par exemple, le prix de l’énergie a un impact sur les personnes qui prennent beaucoup la voiture. Si cette hausse se poursuit sur les produits alimentaires, ça aura un impact sur les plus précaires. »

Des conséquences déjà observées par Houria Tareb, du Secours populaire : « Le public "habituel", ce sont des personnes qui vivent dans la précarité, qui touchent les minima sociaux. Là, on voit arriver des personnes qui gagnent l’équivalent du Smic ou un peu plus, et qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts. Ils ont des fins de mois difficiles, se retrouvent à devoir choisir entre des dépenses. On a de plus en plus de sollicitations de gens pour nous aider à payer leur loyer par exemple. »

« Ceux qui perdront seront ceux qui n’ont pas de pouvoir de négociation »

Le directeur de l’Observatoire des inégalités rappelle que l’impact serait a priori moindre pour les personnes qui touchent les minima sociaux ou à la retraite, dont le montant est indexé sur l’inflation. « Mais, pour ceux qui ont des revenus légèrement supérieurs au Smic, cela peut avoir un véritable impact, analyse Louis Maurin. Le rapport au prix, c’est un rapport de pouvoir, un rapport de force dans la négociation du salaire. Ceux qui perdront seront ceux qui n’ont pas de pouvoir de négociation. Ça, c’est profondément inégalitaire. »

Ne pas ressentir trop violemment l’inflation, cela signifie être en capacité de renégocier son salaire à la hausse. Dans un contexte où les syndicats s’affaiblissent, le rapport de force entre salariés et employeurs semble défavorable. « On ne sait pas ce qu’il pourrait se passer. Le chômage a baissé, les luttes sociales sont complexes, les jeunes sont beaucoup plus engagés …, nuance Louis Maurin. Des luttes peuvent se créer, surtout si on a un fort sentiment d’injustice par rapport au partage du gâteau. Une grande partie des réactions dépendra de la prise en compte politique de ces éventuels mouvements sociaux. » Plusieurs mobilisations intersyndicales ont eu lieu depuis le début de l’année, pour « combattre la stagnation des salaires » face à la perte de pouvoir d’achat des ménages.

Difficile de dire si l’inflation s’installera durablement. Pour le moment, les associations ne réduisent pas leur action, même si l’augmentation des prix les touche aussi. Au Secours populaire, on observe une hausse de près de 25 % des coûts pour leur campagne estivale de vacances solidaires. « Il y a une hausse du prix des séjours, des transports, des bus, etc., raconte Houria Tareb. Parallèlement, on comprend bien que les entreprises ont besoin de vivre, on ne peut pas leur taper dessus, surtout sur les petits. Nos budgets ont augmenté cette année par rapport à l’année dernière, mais c’est en parti amorti par les efforts de nos partenaires. » Amorti aussi par le travail des bénévoles de ces associations, dont certains mettent les bouchées doubles pour ramener de l’argent ou pour compenser la baisse mécanique du budget : « On essaye toujours de mettre le paquet, de permettre à un maximum de personnes de partir en vacances. Mais ça veut dire aussi mettre plus de pression sur les bénévoles », affirme Houria Tareb.

Revaloriser les minima et aider les travailleurs

Les associations interrogées racontent se maintenir grâce aux dons, mais l’avenir est incertain. « En période de crise, les Français se montrent généreux, cette générosité est là et ne baisse pas, assure Daniel Verger, responsable des études et de la recherche au Secours catholique. Mais si l’inflation continue, ça pourrait avoir un impact sur une partie de nos donateurs qui sont de milieux modestes. »

La seule levée de dons ne suffit pas. Houria Tareb insiste sur ce point : « On attend le soutien de l’État et des institutions. On fait quand même une grosse partie de leur travail. » Elle attend du nouveau gouvernement « une vraie politique sociale », « un vrai engagement » pour donner un coup de main aux associations engagées contre la précarité, mais aussi aux familles les plus défavorisées.

Élisabeth Borne, Première ministre, a annoncé une nouvelle aide d’une centaine d’euros aux ménages les plus pauvres, versée en septembre prochain. Son gouvernement devrait annoncer de nouvelles mesures à la fin du mois ou début juillet. « Une prime c’est bien, mais c’est seulement de l’urgence et du court terme. À long terme, il faut une hausse des minima sociaux, plaide Daniel Verger. Le RSA ne suit pas immédiatement l’inflation, c’est presque insultant pour les personnes. » Le revenu de solidarité active, actuellement à hauteur de 574,49 € pour une personne seule, suit l’inflation mais avec un décalage. Il est revalorisé chaque année au mois d’avril, exceptionnellement à d’autres moments, comme cela a pu être le cas en septembre 2017. Le montant actuel n’est donc pas en corrélation directe avec l’inflation. S’il était revalorisé aujourd’hui à sa hauteur, soit d’environ 5 %, ses bénéficiaires toucheraient presque 30 € de plus par mois.

« Mais il faut aussi penser aux travailleurs, ajoute le responsable au Secours catholique. Même si l’augmentation de leurs salaires dépend aussi des négociations avec les employeurs, l’État peut jouer le rôle de stimulateur. » Et de prévenir la prochaine mandature, comme le nouveau gouvernement : « Dans les mois qui viennent, il y a une responsabilité de l’État importante pour montrer une véritable volonté de justice sociale. »

Emma Bougerol

Photo de une : Lors du 1er mai à Paris / © Serge d’Ignazio