Photos : Éric Garault
On croirait presque une cité fantôme. De rares voitures roulent au pas entre les barres d’immeubles blanches, maladroitement égayées par quelques taches de couleur rose et crème. Une mère et son fils se dirigent vers l’arrêt de bus, un cabas dans leur sillage, pour aller faire leurs courses au centre ville. Au rythme des bus qui stoppent à l’entrée de la cité, des silhouettes rentrant du travail passent devant les stores tirés d’une supérette qui, comme la crémerie et la pharmacie voisines, sont fermées depuis un an. Lorsque le soleil disparaît derrière l’horizon boisé, les fenêtres des longues barres de cinq ou de dix étages qui s’illuminent ici ou là se comptent presque sur les doigts d’une main, pendant que l’obscurité envahit les allées. Dans les cages d’escaliers, des boîtes aux lettres démontées et des portes blindées et soudées marquent les appartements vides. Des habitants en profitent pour s’étendre sur le palier : sèche-linge, étagères à bibelots ou poussettes contrastent avec le sentiment d’abandon. Si la cité semble s’être vidée, ce n’est pas à cause de dégradations ou d’actes de délinquance, mais du fait du maire et de son projet de « rénovation urbaine ». Un projet qui se résume par un panneau affiché à l’entrée de la cité : un permis de démolir daté du 10 janvier 2005 concerne les 608 logements sociaux du quartier. Par rénovation, le député-maire UMP de Poissy (Yvelines), Jacques Masdeu-Arus, entendait démolition.
Rattrapés par la spéculation
Cela fait exactement quatre ans que cela dure. Le 16 février 2004, les habitants du quartier de La Coudraie apprenaient par un communiqué de presse la démolition prévue de leur cité. « Une résidence », répète-t-on ici, pour se démarquer des grands ensembles grisâtres qui défraient les chroniques urbaines. Édifiée en 1967, La Coudraie héberge initialement des cadres et leurs familles venus de province travailler dans l’industrie automobile en plein essor. L’imposante usine Peugeot-Talbot de Poissy abrite alors près de 30 000 employés. Les cadres ont accédé à la propriété. Les ouvriers spécialisés, majoritairement originaires d’Afrique du Nord, les ont remplacés au cours des années quatre-vingt dans ces F4 et F5 devenus logements sociaux. La spéculation foncière les a rattrapés. La municipalité a récupéré le terrain qui appartenait à Peugeot. Le maire a d’abord envisagé d’y construire des maisons de ville, des appartements en accession à la propriété et quelques logements sociaux, au nom d’une mixité sociale à rééquilibrer. Puis est arrivé le projet d’un hôpital intercommunal, que vient d’abandonner le ministère de la Santé. Les habitants ont décidé de ne pas se plier aux exigences du maire, bien décidé à leur faire quitter leur quartier, sans autres formes de concertation. Le projet de démolition est aujourd’hui gelé. Une centaine de familles résiste encore et toujours au milieu de 500 appartements fermés. De leur lutte à La Coudraie est parti un vaste de mouvement de contestation du « tout démolition ».
« Le maire nous a pris de haut : j’ai décidé, vous exécutez. Nous ne sommes pas contre la rénovation, nous sommes contre cette façon de faire », explique Mohammed Bouznada, président de l’amicale des locataires de La Coudraie, et candidat sur la liste socialiste locale. « On se bat pour que les gens qui veulent rester dans la cité puissent le faire, et pour que ceux qui sont relogés aient la même surface dans un immeuble réhabilité avec le même loyer et la même ancienneté de bail. Aujourd’hui, on nous dit de déménager et de revenir quand ce sera reconstruit. C’est impossible, personne ne pourra supporter un nouveau loyer augmenté. » Lui et son épouse occupe un F5 de 94 m2 pour un loyer de 630 € avec les charges. Cela fait presque trente ans qu’ils habitent ici, entre ville et campagne. « J’ai signé le bail le 15 octobre 1979 », se rappelle précisément Mohammed Bouznada. « À l’époque, j’habitais à Dreux. Mais Talbot nous demandait de faire les trois huit et on m’a proposé de venir à La Coudraie. » Les sept enfants ont quitté le domicile et continuent souvent de visiter leurs parents, les week-ends, comme on vient se ressourcer dans une vieille maison de famille.
L’ancien ouvrier spécialisé, promu au service formation de l’usine de Poissy avant de créer sa propre entreprise, fait les comptes : « Le second est habité, le septième et le huitième. Nous sommes trois familles dans la cage d’escalier, pour vingt appartements. » Les autres ont accepté d’être relogés, dans une autre cité de Poissy, Beauregard, que l’on dit plus vétuste que La Coudraie, ou dans d’autres communes du département. « Personne n’est content : ils n’ont pas le même espace, pas le même loyer, pas le même confort », assure le patriarche. Pour un loyer de 520 € hors charges, l’un de ses fils dispose de la moitié de la surface dans la cité de Beauregard.
Eau chaude coupée
De sa fenêtre, Mohammed Bouznada nous montre la raison de la spéculation. On distingue les échangeurs vers les autoroutes A13 et A14. « Nous sommes à dix minutes en voiture de la Défense. » En face, les vergers approvisionnaient en fruits le Château de Versailles. Eux aussi doivent être rasés pour laisser place à un projet pharaonique : les « terrasses de Poncy », un gigantesque complexe de logements et de surfaces commerciales. En attendant, les irréductibles de La Coudraie passent pour des empêcheurs de spéculer en rond. Et on leur fait savoir. Au pied de l’immeuble, une jeune femme interpelle le président de l’amicale des locataires. La canalisation d’eau chaude a cassé et le bailleur, France Habitation, tarde à effectuer les réparations. « Je ne vais pas chauffer une marmite à chaque fois que j’ai besoin d’eau chaude », soupire-t-elle. Ces retards font désormais partie du quotidien et constituent l’une des multiples pressions pour décider les derniers habitants à vider les lieux. « Ascenseurs en panne, manque d’entretien extérieur... Un minimum est fait mais pas le plus important. Et les charges restent les mêmes », déplore Mohammed Bouznada. Sans oublier le « marketing » téléphonique agressif de la mairie et de France Habitation pour leur proposer régulièrement un relogement.
Tous les mardis soir, les habitants se retrouvent au rez-de-chaussée d’une des barres, transformé en local associatif. Des maisons colorées dessinées par des enfants s’affichent au mur. « La Coudraie on veut rester ici » est-il écrit au feutre, ou encore « le maire détri notre vie » (sic). De plus studieux panneaux - photos aériennes et plans d’architectes - encadrent la salle de réunion. Avec l’aide de jeunes architectes, militants de l’Association internationale des techniciens et chercheurs (Aitec), les habitants travaillent sur un projet de réhabilitation, alternative à la démolition (lire l’encadré). Aux côtés de Mohammed Bouznada, Mohamed Ragoubi est l’un des animateurs de la résistance. Il est également le porte-parole de la Coordination anti-démolition, née à La Coudraie, et qui regroupe désormais des dizaines de collectifs d’habitants qui, d’Argenteuil à Vénissieux, de Bourges au Plessis-Robinson, s’opposent à des projets de démolition, dont la plupart sont financés par l’Anru (Agence nationale pour la rénovation urbaine). Lui n’a pas connu la grande époque de l’industrie automobile. Arrivé en novembre 2001, il fait partie de la nouvelle génération d’habitants. « Je suis le dernier à avoir signé un bail ici », rigole-t-il.
Appartements vidés
« Sur les 400 habitants qui demeurent dans le quartier, nous avons 68 % des gens qui travaillent, 12 % sont des retraités, et 158 jeunes entre 16 et 25 ans », détaille Mohamed Ragoubi, comme pour prouver que le quartier n’est pas en déshérence. Car la vie s’est dégradée. « La nature a horreur du vide », soupire-t-il en évoquant « la faune » qui s’est installée aux pieds d’un immeuble qui ne compte plus aucun habitant. « Ils sont trois ou quatre caïds du quartier plus une quinzaine de merdeux qui viennent de l’extérieur. » Pour les habitants, la police, sur ordre du maire, laisse pourrir la situation. Objectif : créer un climat d’insécurité pour décourager les irréductibles et stigmatiser le quartier que l’on décrit ensuite comme un repère de dealers et de squatters. Mohamed et son ami Kheireddine Kaouah se sont amusés à chronométrer la ronde des voitures de police entre le moment où elle entre puis sort de La Coudraie : 1 min et 58 secondes exactement. Et pas tous les jours. « Le dialogue et la proximité, ici ça n’existe pas. » Et s’il n’y avait que cela. « Souvent, le week-end, quand il fait en dessous de zéro, ils nous coupent le chauffage et l’eau chaude. La protection maternelle infantile ne se déplace pas jusqu’ici. Pourtant nous vivons en France, en 2008. Employer de telles pratiques relève d’une autre époque », accuse Mohamed. « Ce que la municipalité n’a pas créé comme solidarités, nous le faisons nous-mêmes. » L’été dernier, trente-huit familles de sans-logis soutenus par l’association Droit au logement se sont installés sous des tentes en bas des immeubles aux trois quarts vides. « Nous voulions montrer l’incohérence des projets de démolition alors que des milliers de personnes sont sans logis », explique le porte-parole de la Coordination anti-démolition. Une manière aussi de montrer que des gens sont prêts à emménager à La Coudraie en dépit des affirmations du maire sur l’insalubrité supposée du quartier. Les trente-huit familles ont finalement obtenu un relogement.
École menacée
Malgré les tracas quotidiens, les habitants restent déterminés. « Même s’ils m’enlèvent le toit, je mettrai une bâche », prévient Kheireddine. Lui est chauffeur routier. Il transporte des pièces détachées pour Renault. Son épouse, Saïda, est caissière au Casino de Poissy, actuellement en congé parental pour élever leurs quatre enfants : trois filles de deux, trois et sept ans, un garçon de six ans. La vie à l’intérieur de leur coquet F4 tranche avec le vide à l’extérieur, amplifié par l’arrivée de l’obscurité et la pâleur de l’éclairage public. « Nos enfants sont nés ici, à Poissy, moi aussi d’ailleurs. C’est une très belle cité », confie Saïda. Ils se sont mobilisés il y a six mois pour empêcher que l’école du quartier ne subisse le même sort que les aires de jeux pour enfants et ne soit fermée par le maire. Vingt-cinq enfants vont à la maternelle et sept à l’école élémentaire. « Même dans les écoles de riches, il n’y a pas un tel confort », plaisantent les époux. « Mais il a fallu se battre pour la garder. » Leur ancien voisin du dessous a accepté un relogement. « Ne bougez pas. Ne faites pas l’erreur que j’ai faite. Faute de place, la moitié des meubles sont à la cave », nous a-t-il dit.
Comme les 400 autres habitants de La Coudraie, Mohamed, Kheireddine et Saïda ont attendu avec impatience le résultat des élections municipales « pour avoir une idée de ce qui va se passer ». Le maire Jacques Masdeu-Arus a été battu de justesse le 16 mars par une liste d’alliance entre le PS, le PC et le Modem. Reste à voir ce que proposera le nouveau maire socialiste Frédérik Bernard. Il suivront également, à charge de revanche, le résultat du procès en appel de l’ancien maire et de son premier adjoint. Jacques Masdeu-Arus avait été condamné en décembre 2006, en compagnie de Pierre Bédier, président UMP du Conseil général des Yvelines, à deux ans d’emprisonnement avec sursis, cinq ans de privation de droits civiques et 150 000 euros d’amendes pour « corruption passive » et « abus de biens sociaux » dans le cadre d’une attribution de marché public.
L’architecture participative, c’est possible
C’est un état d’esprit de projet » plutôt qu’un contre-projet définitif, insistent les deux jeunes architectes, Jérôme Brachet et Amaël Raphaneau, fraîchement diplômés de l’École nationale d’architecture de Paris La Villette. Il y a deux ans, les deux étudiants ont pris contact avec le collectif d’habitants de La Coudraie, via l’Association internationale des techniciens et experts (Aitec) qui propose des « expertises citoyennes » dans le cadre des luttes sur le logement. « C’est d’abord une démarche avec les habitants. Nous voulions faire émerger leurs demandes, les questionner sur les notions de mixité et de désenclavement, qui, sinon, demeurent des mots fourre-tout. » Tout a commencé par un « diagnostic urbain » du quartier qui s’est peu à peu, au rythme des départs d’une partie de ses résidents, replié sur lui-même, abandonnant nombre d’espaces verts non entretenus. Les architectes repèrent avec les habitants « les dysfonctionnements des espaces extérieurs » - des places de stationnements envahissantes, des dégradations des façades ou des cages d’escaliers - et les différents modes d’appropriation de l’espace public par les enfants, les jeunes ou les retraités. Un dialogue essentiel pour ne pas installer un terrain de jeux là où l’écho des cris nuit le plus au voisinage, ou pour ne pas raser une pelouse en friche qui se révèle être le rendez-vous de prédilection des anciens. Puis il a fallu concilier les différents points de vue entre ceux qui veulent profiter de la réhabilitation pour accéder à la propriété, ceux qui craignent de voir les loyers augmenter, ceux qui souhaitent de nouveaux équipements, ou ceux qui insistent sur l’entretien courant.
Ilôts verts
Le projet qui éclôt de ces longs mois de réunions est plus que séduisant. Seuls 130 logements sont démolis pour ouvrir la cité, traversée par une « coulée verte ». Les immeubles sont embellis de balcons et loggias. On envisage même des chauffe-eau solaires. Les parkings sont bien délimités. Des no man’s land encadrés par l’arrière des HLM sont transformés en jardins collectifs. Un parc municipal borde le quartier, enrichi d’un « pôle service public » avec l’école, une crèche, une poste et des services sociaux. Entourée de châtaigniers, une mosquée voit le jour. Des commerces ouvrent leurs portes aux rez-de-chaussée. Plus de 300 nouveaux logements, petits bâtiments de trois étages, maisons de ville et pavillons sortent de terre, à proximité d’un terrain de foot réhabilité. Deux entrées sur le quartier sont ouvertes et une nouvelle ligne de bus est même tracée. « Seuls, les habitants ne pouvaient pas formuler leurs demandes. Il faut leur en donner les moyens », expliquent Jérôme Brachet et Amaël Raphaneau. Leur expérience prouve que la participation des habitants à la rénovation de leur quartier n’est pas un vain slogan. Juste une question de volonté. « Nous avons eu six mois à leur consacrer. Ce n’est pas imaginable avec le fonctionnement actuel des agences d’architecture. Pourquoi se coltiner l’avis des habitants quand on peut faire sans », déplorent-ils. Quel sera l’avenir de ce projet ? Le bailleur, France Habitation, propriétaire des immeubles, l’a jugé intéressant mais attend d’en savoir plus sur les grands projets d’aménagement du département avant d’engager le moindre euro. Problème : rien ne pourra se faire sans l’aval de la mairie, qui détient le terrain. Suite du feuilleton après l’investiture du nouveau maire socialiste.
Ivan du Roy