Le géant de la chimie Solvay dans le déni face aux polluants éternels déversés dans la nature

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À Salindres, dans le Gard, les autorisations accordées à la multinationale Solvay révèlent comment des quantités massives de PFAS, des polluants éternels, ont pu être rejetées dans l’environnement en toute légalité.

par Estelle Pereira

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Dans un écrin arboré le long d’un chemin de randonnée, l’Avène coule paisiblement. Difficile d’imaginer que dans cette rivière à l’eau claire située dans le bassin d’Alès (Gard), transite depuis des décennies une pollution invisible.

Flacons de laboratoire à la main, Michel Tachon reproduit devant des caméras de télévision les premiers prélèvements qu’il a effectués pour l’association Générations futures, en septembre 2023, à la recherche de l’un des plus petits polluants éternels : l’acide trifluoroacétique (TFA).

« Nous ne pensions pas en trouver à de tels niveaux de concentration », retrace le bénévole, précisant qu’avant les recherches de Générations futures, aucun laboratoire en France ne savait détecter le TFA, un composé organofluoré utilisé pour la fabrication de médicaments, de batteries électriques et de pesticides. « Il a fallu que l’association finance le développement de la méthode d’analyse », souligne l’homme.

Présence massive dans les rejets d’une usine

Cinq mois plus tard, les résultats révèlent la présence massive de cette molécule appartenant à la famille des per- et polyfluoroalkylés (PFAS) dans les rejets de l’usine du groupe spécialisé dans la chimie du fluor Solvay à Salindres, ainsi que dans les rivières alentour, dont l’Avène, et dans l’eau du robinet de deux communes voisines.

Selon cette étude, le PFAS appelé acide trifluoroacétique se retrouve à hauteur de 18 microgrammes par litre (µg/l) dans l’eau du robinet de Moussac, commune située à une trentaine de kilomètres en aval de Solvay, classée Seveso seuil haut. C’est une teneur largement supérieure aux recommandations de la directive européenne sur l’eau potable, qui fixe le seuil sanitaire à 0,1 µg/l pour la somme de 20 PFAS.

Le TFA ne fait pas partie de la liste des molécules surveillées. Ainsi, à Salindres, alors que la plateforme industrielle en produit depuis 1982, sa teneur dans les rejets n’est encadrée que depuis 2017. « Quand je suis arrivé dans l’usine, il y a vingt ans, on jetait 200 kg par jour dans la rivière, se souvient Cédric Cozo, salarié récemment licencié par Solvay. Mais c’était comme ça, la réglementation le permettait. »

En septembre dernier, l’entreprise Solvay annonçait la fermeture de son site du Gard, l’unique site de production européen d’ici octobre 2025, en raison notamment du « durcissement des réglementations françaises et européennes sur les PFAS ».

Une montagne de résidus toxiques

En effet, après avoir ignoré le TFA pendant des années, la préfecture du Gard a progressivement encadré les rejets de la plateforme industrielle de Salindres, qui comprend Solvay et Axens, un fabricant de catalyseurs et d’absorbants pour l’industrie pétrolière, regroupés au sein d’un groupement d’intérêt économique (GIE). De 80 kg/j en 2018, les rejets autorisés en TFA dans l’eau sont passés à 40 kg/jour en 2020, avant qu’un arrêté de 2023 ne les limite à 20 kg/jour avec un objectif à atteindre d’ici le 1er janvier 2027, de 5 kg/jour.

Encore aujourd’hui, et malgré la publication d’une nouvelle études sur le TFA démontrant sa toxicité à haute dose pour la reproduction, le site est autorisé à déverser jusqu’à 7 kg par jour dans l’eau douce depuis un arrêté préfectoral du 21 juin 2024, avec l’objectif de parvenir à 0,1 kg/jour en moyenne d’ici le 1er janvier 2026.

Si la quantité de TFA déversé dans l’environnement donne le tournis, il ne représente que la partie émergée de l’iceberg. Installé depuis 1855, le site industriel de 100 hectares est composé d’une montagne de résidus toxiques : des productions passées polluent continuellement des eaux souterraines, essentiellement des boues rouges chargées en métaux lourds qui s’infiltrent dans les nappes par ruissellement.

Les différentes entreprises qui exploitent le site, Axens et Solvay, sont chargées de la mise en place, d’ici 2026, d’un plan de dépollution par « osmose inverse », seul procédé de purification de l’eau actuellement capable d’éliminer en grande partie les PFAS dans les rejets industriels avant leur déversement dans les stations d’épuration ou les milieux aquatiques.

Aucune surveillance

Le TFA, également un produit de dégradation de pesticides, est présent partout : dans l’eau potable, dans l’eau de surface, dans les nappes et dans les sols. Depuis deux ans, pas un mois ne passe sans que des associations françaises et européennes ne documentent l’ampleur de la contamination en Europe.

Malgré son omniprésence dans l’environnement, le TFA ne fait l’objet d’aucune surveillance sanitaire en France. Selon Générations futures, avant le lancement par l’État d’une vaste campagne d’identification des principales sources d’émission industrielle en juin 2023, « c’est comme si les PFAS n’existaient pas , pointe Pauline Cervan, toxicologue pour Générations futures. Même s’il y a en certains dont on sait qu’ils sont très dangereux pour la santé, il n’y a pas de valeur limite d’émission, pas d’obligation de surveillance, ni d’étude d’impact qui sont faites pour analyser les conséquences de leur rejet sur l’environnement et pour les riverains ».

Une usine vue depuis un parking.
La plateforme chimique de Salindres, nommée localement « l’usine », a été créée en 1855. Elle fut historiquement le berceau de l’aluminium et une des installations pionnières de l’industrie chimique française.
©Estelle Pereira

En France, dans un premier temps, les autorités sont restées sourdes aux alertes. Dans le Gard, il a fallu une nouvelle campagne de Générations futures en juillet 2024, démontrant cette fois la présence de TFA dans l’eau potable de douze communes en aval de Salindres pour que l’agence régionale de santé d’Occitanie réalise – pour la première fois – ses propres analyses dans les forages d’une trentaine de communes.

Des polluants dans 32 points d’eau potable

Les résultats, publiés le 6 mars dernier, sont sans équivoque : on retrouve du TFA dans 32 points de captage d’eau potable. Dont neuf à des seuils au-dessus de la valeur recommandée par le ministère de la Santé en France, à savoir 10 μg/l.

« Après nos révélations, pendant un an, l’agence régionale de santé a complètement ignoré le TFA en disant qu’il n’était pas toxique , relate le bénévole Michel Tachon. L’argument, qui est aussi celui des industriels, est de dire qu’il n’est pas bioaccumulable dans l’organisme, contrairement aux PFAS les plus toxiques. Mais nous on dit que si l’on en boit tous les jours, cela se transforme en contamination chronique, alors il faut appliquer le principe de précaution ! »

« Comme si les PFAS n’existaient pas »

« À ce jour, les réglementations européennes ou françaises applicables aux installations classées ne fixent aucune valeur limite de rejet ni pour les composés produits à Salindres (TFA et dérivés), ni pour les PFAS de manière générale [...] », confirme la préfecture du Gard dans un mail de réponse à Basta! concernant l’usine Solvay de Salindres.

De nombreuses études scientifiques démontrent pourtant les effets néfastes des PFAS sur la santé : cancers, altération du système endocrinien, dégradation de la fertilité… Pour ce qui est du TFA, les données sont lacunaires. On sait pourtant, à partir d’études réalisées par le fabricant Solvay à la demande de l’Agence européenne des produits chimiques, qu’il a des effets néfastes à haute dose sur la reproduction.

« C’est sur la base de cette seule étude que la France a choisi comme valeur sanitaire indicative 60 μg/l dans l’eau potable, déplore Pauline Cervan. Une valeur bien supérieure à celle recommandée par le ministère de la Santé. La toxicité du TFA n’est pas assez étudiée. La France aurait pu adopter une valeur plus faible, comme l’ont fait les Pays-Bas, qui, à partir de la même étude, ont jugé plus prudent d’utiliser la valeur de 2,2 μg/l. »

Dans l’industrie, les règles indicatives d’utilisation d’une molécule chimique, les fiches de données de sécurité (FDS), sont élaborées à partir d’études réalisées par les fabricants eux-mêmes. Celle concernant le TFA que Basta! a pu consulter a été révisée par Solvay en 2022. Dans le document, le seuil au-delà duquel un risque pour l’environnement existe selon l’entreprise en cas de rejet dans l’eau douce est établi à 0,56 mg/l, soit cinquante fois moins que ce qu’elle est autorisée à rejeter par l’administration jusqu’en 2026.

Salariés et riverains victimes des PFAS

« Personne n’a jamais demandé à Solvay de respecter ses propres valeurs de sécurité, s’indignait Sophian Hanous, salarié licencié de Solvay et élu du personnel, lors de l’annonce de la fermeture du site en octobre 2024. L’arrêté préfectoral est encore plus laxiste que l’entreprise. C’est incroyable ! » Les salariés licenciés espéraient encore obtenir des analyses toxicologiques de leur employeur. Ce qui aurait permis de savoir dans quelle mesure leur corps a été contaminé.

À ce jour, d’après des salariés interrogés par Basta!, aucun examen médical n’a eu lieu en ce sens. Malgré le plan interministériel PFAS d’avril 2024, dont l’action n°19 prévoit « un suivi et une prise médicale chez les populations potentiellement surexposées ». Un rapport d’expertise sur le risque chimique, connu de l’inspection du travail, a beau démontrer l’exposition chronique des salariés de Solvay au TFA, aucun n’a été approché en ce sens.

Un collectif, Gard eau Pfas, composé d’associations locales, de riverains et d’anciens salariés de Solvay, organise des réunions publiques d’information et font pression sur l’agence régionale de santé pour qu’elle amplifie ses analyses, notamment pour la réalisation d’études épidémiologiques dans les communes voisines dans lesquelles a été décelé un cluster de maladies graves.

C’est d’ailleurs l’existence d’un cluster de glioblastome, un cancer du cerveau foudroyant, sur les communes de Salindres et Rousson qui a poussé au départ Générations futures à réaliser ses analyses sur le territoire gardois.