Éducation

« Ici, je sais que les profs ne vont pas me regarder chuter sans rien faire » : un collège-lycée pour les décrocheurs

Éducation

par Florian Espalieu

Un enseignement moins vertical, moins cloisonné, à l’écoute des élèves : voici la recette du Collège-Lycée élitaire pour tous (Clept) qui accueille à Grenoble de jeunes « décrocheurs » scolaires pour les emmener jusqu’au bac.

« L’endroit me faisait penser à une prison, se souvient Mathis, 15 ans, en se remémorant son expérience dans le système scolaire « classique ». Je me sentais isolé dans les cours. » L’élève, qui évoque rapidement des « difficultés familiales », y a alterné absences, arrêts maladie, retours et cours à distance pendant quatre ans, tout en étant suivi par un Centre médico-psycho-pédagogique (CMPP). Peu après son arrivée au lycée, il lâche définitivement. Mathis faisait ainsi partie des 90 000 « décrocheurs » qui sortent chaque année précocement de l’enseignement secondaire. Jusqu’à ce que l’adolescent intègre le « Clept » : le Collège-Lycée élitaire pour tous, à Grenoble. Créé en 2000 par deux enseignants, le Clept est un établissement public pionnier en France. Il accueille une centaine d’élèves qui ont « décroché » du système scolaire depuis plus de six mois.

C’est d’ailleurs l’heure du bilan de cette année scolaire 2022. Dans une salle de classe, Anthony Lecapre, l’un des professeurs, invite les élèves à dresser leur bilan des deux derniers mois de son cours d’épistémologie, une matière qui mêle notions scientifiques et philosophiques. « Nous voudrions avoir votre retour. Car jusqu’à présent, vous n’aviez pas trop la main », leur lance-t-il.

Alors qu’il distribue des feuilles sur lesquels les élèves sont invité à donner leur avis, il s’entend répondre par Mathis : « C’est l’école, c’est normal… » Fraîchement arrivé dans l’établissement, a encore en tête un modèle très vertical de l’enseignement. Anthony Lecapre se retourne et lui rétorque en souriant : « Ah, mais non ! Subir à l’école, c’est pas normal. » Sa collègue Laura Noézian, professeur de sciences économiques et sociales (SES), enchaîne : « Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. Nous voulons voir si les objectifs que nous avions fixés ensemble sont atteints et connaître les difficultés que vous avez pu rencontrer. » Ce cours d’épistémologie est emblématique au Clept, car elle permet de lier différentes disciplines tout en développant l’esprit critique des étudiants. Dernier thème abordé : la diffusion de l’information, avec l’analyse de la place donnée dans les médias au rapport du Giec, sur l’état du climat. 

« On appelle les profs par leur prénom »

En France, les « sortants précoces » [1] – ou « décrocheurs » – représentent 12 % des effectifs scolaires. Pour ceux qui se retrouvent au Clept, recréer un climat de confiance est essentiel, notamment au travers d’un enseignement plus à l’écoute des élèves. « Ici, c’est compliqué aussi des fois, mais je sais que les profs ne vont pas me regarder chuter sans rien faire », témoigne Mathis. L’adolescent, qui a eu une scolarité difficile, notamment à cause de son rapport compliqué à l’écrit, avait développé une véritable phobie scolaire depuis le collège.

Six mois plus tard, après un entretien avec La Bouture – association à l’origine du Clept qui lui a été recommandée par le CMPP – Mathis arrive dans l’établissement. L’intégration se passe bien : « L’ambiance est vraiment très bonne. On appelle les profs par leur prénom et on les tutoie, comme des amis. » Les faibles effectifs aident : « Avec 16 élèves au maximum par classe (mais plus souvent 10, ndlr), c’est aussi beaucoup plus simple pour les profs. »

« Rendre l’école émancipatrice »

D’autres différences avec l’enseignement « classique » sont plus structurelles : les nouveaux arrivants – comme Mathis – ­­­­démarrent dans un cycle dédié au raccrochage scolaire, qui dure entre six mois et trois ans selon les besoins. L’objectif est de consolider un certain nombre d’acquis, tout « en réconciliant avec le savoir » ces jeunes aux parcours douloureux, insiste Laura Noézian. Si le second cycle du Clept et son baccalauréat de fin de parcours se rapprochent plus d’un lycée général, des choix forts demeurent sur le plan pédagogique comme organisationnel. « Avec la philo dès la 3e, l’exigence reste présente », souligne la professeure de SES arrivée en 2013. « Tous [les élèves] sont capables, même si pour certains, cela peut prendre plus de temps. » Seul personnel de l’établissement, les enseignants assurent les tâches de vie scolaire, afin de resserrer le lien autour des jeunes. « En travaillant tous ensemble, l’accompagnement est plus global. » Ce qui implique aussi qu’ils travaillent tous – professeurs certifiés comme agrégés – 27 heures hebdomadaires contre 18 dans un établissement plus « classique ».

Outre l’administratif et le tutorat individuel des élèves, une personne est aussi assignée chaque jour « au couloir », afin d’être disponible et à l’écoute pour qui arriverait en retard ou sortirait au milieu d’un cours. Une après-midi hebdomadaire est aussi prévue pour échanger entre collègues, et des temps de parole sont dédiés à ces échanges entre enseignants et élèves. Ils sont notamment consacrés à des retours sur les cours. « Intervenir avec plusieurs casquettes permet d’éviter les trous et les écueils. Tout cela au service du projet global pour rendre l’école émancipatrice. Comme ce devrait être partout. »

Une dimension plus horizontale et plus collégiale

Contrairement à leurs collègues du « classique », les enseignants du Clept ne suivent pas les programmes (sans cesse plus copieux) à la lettre : ils font des choix. L’exercice nécessite « une énorme remise en question », reconnaît Léo Tesnier, professeur de physique-chimie arrivé l’année passée : « Quand tu débarques là, faut mettre son égo de côté, et être capable de se poser des questions sur sa manière d’enseigner. Dans le schéma classique, tu es tout seul avec les élèves, avec des contrôles assez rares de l’inspection. Là, il y a des retours fréquents sur tes cours. On te dit ce qui était clair ou pas. Mais après, cela nous permet d’être serein et de mieux enseigner. » Certaines disciplines sont aussi redéfinies : physique-chimie et des sciences de la vie et de la terre (SVT) se croisent en cours de sciences de la matière, encadré conjointement par un binôme de professeurs de ces deux spécialités.

Le projet alternatif du Clept n’est pas le seul en France : 17 structures similaires sont regroupées au sein de la Fédération des établissements scolaires publics innovants (Fespi) – que le Clept a quitté en 2018 pour des raisons de désaccords politiques. « Il n’y a pas deux établissements qui fonctionnent pareil », nuance Catherine Noyer, ancienne présidente de la Fespi mais toujours membre de son bureau. « Tous ont néanmoins en commun une dimension plus horizontale et plus collégiale dans les prises de décision et la volonté d’impliquer les élèves. » La boussole restant leur « bien-être » et une « orientation positive » – plus choisie que subie.

Manque d’un cadre juridique général

Autre point commun de ces structures : la volonté de faire de « l’essaimage », c’est-à-dire que les méthodes de ce cadre expérimental deviennent des ressources pour le reste des établissements de l’Éducation nationale. Un objectif partagé avec le ministère qui parle de « laboratoire[s] de pratiques innovantes adaptées à des élèves en délicatesse avec le système scolaire plus classique [et qui] entrent de ce fait dans le cadre de l’expérimentation pédagogique tel que le précise le code de l’éducation ». Interrogé à propos de cet « essaimage », le ministère renvoie vers les Cellules académiques de recherche, développement, innovation et expérimentation (Cardie) qui suivent ces établissement expérimentaux au sein des rectorats. Aucune ne nous a répondu.

Le fonctionnement décentralisé implique des rapports très variables selon les académies. « Chaque rouage intermédiaire – rectorat, Cardie, chefs d’établissement ou même gestionnaires de moyens – peut être plus ou moins aidant », détaille Catherine Noyer, enseignante au Collège lycée expérimental d’Hérouville-St-Clair (Calvados). « En Normandie, où j’enseigne, cela a parfois pu être compliqué. » Les changements réguliers d’équipes, du côté de la hiérarchie notamment, ne facilitent pas le suivi des projets. « C’est aussi une affaire de personnes, reprend Catherine Noyer. De plus, nous subissons une perte de moyens humains. Et avec la réduction des équipes vient celle de la capacité à expérimenter. » Si la Fespi se félicite d’être impliquée pour la formation continue des enseignants, ou d’avoir été consultée sur la réforme du bac, elle concède qu’« il manque un cadre juridique général pour l’ensemble des établissements innovants » .

100 % de réussite au bac

Le cadre demeure fragile : en 2019, le collège expérimental Anne-Franck au Mans a fermé ses portes. En 2020, à Aubervilliers, la fin de l’expérience entamée deux ans auparavant seulement a laissé un goût amer : « Il nous a été dit que "le projet n’a pas fait la preuve de son efficacité" mais nous n’avons jamais eu le compte-rendu de la réunion où cela a été décidé », fulmine Séverine Labarre, qui faisait partie de l’équipe portant le projet depuis une dizaine d’années. « Nous devions être évalués sur la base de critères coconstruits, mais il n’y a rien eu de tel. »

Cet établissement alternatif accueillant tous les élèves de secteur sans sélection a aussi eu à subir de forts vents contraires : des changements au ministère entre l’autorisation et l’ouverture, des retards de bâti qui ont obligé à s’installer dans des préfabriqués, un nombre de postes inférieur à celui négocié et enfin une crise sanitaire.

Après 22 ans d’existence, le Clept reste inquiet. L’équipe salue certes quelques petits pas positifs, notamment sur la sollicitation pour de « l’essaimage » au sein de l’académie, mais « il reste un gros point de blocage sur les nominations », confie Anthony Lecapre. Parmi les onze enseignants du Clept, cinq sont titulaires, trois certifiés non titulaires et trois contractuels.

« Nous courrons le risque que le projet initial soit dénaturé : nous avons notre fonctionnement propre et nous ne voulons pas devenir un simple dispositif pour élèves en difficultés au sein d’un établissement plus grand. » Pour le moment, le Clept occupe un bâtiment indépendant du Lycée Mounier auquel il est rattaché. Actuellement en phase de reconstruction, ledit lycée devrait comprendre un espace réservé au collège-lycée expérimental.

Les enseignants craignent que certains collègues soient obligés de partager leur temps de travail entre les deux structures, ce qui pourrait affaiblir leurs marges d’autonomie et de liberté pédagogique. Autre inquiétude : la place qui serait réservée, dans un tel dispositif, aux élèves eux-mêmes, qui ont souvent décroché de l’école parce que leurs marges de liberté étaient trop restreintes. La méthode du Clept, centrée sur l’autonomie et l’émancipation, a pourtant été couronnée de réussite en juillet dernier : ses 17 candidats au baccalauréat ont tous été reçus.

Florian Espalieu
Photo : issue d’un autre reportage de Basta!, sur une initiative à Pantin, Jaurès à vélo / © Anne Paq.

Notes

[1Élèves sortis du système scolaire sans diplôme si ce n’est le brevet