À l’origine, vous vous rendiez dans le Pays de Montbéliard (Doubs) afin d’y mener une recherche sur « les usages sociaux de la forêt ». Très vite, votre enquête va finalement se concentrer sur ces anciennes et ces anciens des usines Peugeot de Sochaux, réunis au sein de la section « retraité » de la CGT. Qu’est-ce qui vous a convaincu de reformuler ainsi l’objet de votre travail ?

D’une part, il y a la rencontre avec Christian et sa bande d’amis, des retraités de Peugeot – Bruno, Christiane, Viviane, etc. – auprès de qui il m’a introduit. D’un point de vue empirique, je me suis retrouvé happé par la dynamique sociale de ce groupe, qui est particulièrement actif : ils se voient très régulièrement, se filent des coups de main pour le bois ou divers travaux de réparation, ils font partie d’une chorale ou s’engagent dans plusieurs réseaux associatifs. Ils sont toujours très actifs au sein de la CGT et restent une véritable force motrice des luttes sociales.
D’autre part, sur un plan plus théorique, il y a le contexte de l’époque : l’enquête se déroule pendant les années de mobilisations successives contre les réformes des retraites. La toute première manif’ à laquelle je participe avec elles et eux a lieu en décembre 2019, contre le projet du gouvernement d’Édouard Philippe.
Or je réalise à ce moment-là que les thématiques portées par ces militantes et militants dans le cadre de ces mobilisations renvoient à des logiques sociales qui sont très peu étudiées par la sociologie. Il existe tout un champ de recherches qui porte principalement sur le processus de vieillissement, mais on a encore peu travaillé sur les inégalités internes au monde des retraités.
Il y a chez les sociologues le prisme des « actifs », c’est-à-dire qu’on s’intéresse avant tout aux classes sociales actives, en étudiant notamment leurs logiques de socialisation et de reproduction sociale. Comme si, finalement, on était un peu coincé par la taxinomie de l’Insee qui établit différentes catégories socio-professionnelles – les ouvriers, les employés, les cadres, etc. – et à côté de ça, la catégorie des « retraités ». Mais cette classification masque évidemment des réalités et des appartenances sociales très distinctes.
De même que « les jeunes » n’existent pas, cela n’a donc pas de sens de parler des retraités comme d’une catégorie homogène ?
Cette catégorie ne veut rien dire si on la soustrait aux logiques de classe, qui perdurent au-delà de la vie active. Une fois à la retraite, les classes populaires restent soumises à des rapports de domination, à commencer par les niveaux de pension. Leur montant reproduit les inégalités de salaires entre cadres et ouvriers. L’accès à une retraite en bonne santé n’est pas le même pour tout le monde en France, et cela induit des formes de vieillissement très différentes.
Les travaux de sociologie unifient encore trop le vieillissement : Norbert Elias parlait ainsi de « la solitude du mourant », comme s’il n’y avait qu’une seule manière de mourir… Les intellectuels ont tendance à être un peu ethnocentriques sur ce sujet, en considérant que leur mode de vieillissement est implicitement le même pour tous et toutes.
C’est cette même représentation qui nourrit la pensée très technicienne des pouvoirs publics : en suivant de l’intérieur ces mobilisations contre les réformes des retraites, j’ai été frappé de voir combien les discours politiques pouvaient être complètement déconnectés de la réalité de ces hommes et de ces femmes que j’avais sous les yeux, et combien cette réalité restait encore largement invisibilisée.
Qu’est-ce que ce moment du passage à la retraite raconte de leur condition ouvrière ?
L’épreuve physique et la violence du travail à la chaîne, en premier lieu. Beaucoup sortent cassés de l’usine, ils souffrent de troubles musculo-squelettiques ou d’insomnies après des années d’horaires irréguliers et de nuit. Les séquelles physiques sont nombreuses, et le deuil y est bien plus précoce que dans les autres milieux sociaux.
On ne peut évidemment pas ignorer toutes les difficultés qu’engendrent ces problèmes de santé, surtout dans un territoire où l’accès aux soins – et l’accès aux soins de qualité, de surcroît ! – se fait de plus en plus compliqué. Après un défaut de soin, Viviane est désormais suivie par un ophtalmologiste à Dijon, à 165 kilomètres, pour son glaucome mal soigné, et c’est Christian qui la véhicule.
C’est aussi ça qui m’a beaucoup marqué : l’entraide et les valeurs de solidarité sont encore très fortes, et très présentes au sein du groupe à la retraite. C’est une façon de résister, certes, mais aussi de poursuivre sa condition d’ouvrier.
Être ouvrier, ce n’est pas seulement occuper une position subalterne, dans laquelle on serait reclus dans un travail manuel et répétitif. C’est aussi toute une appropriation de ce savoir-faire pour en faire une forme de reconnaissance pour soi et pour les camarades, c’est un sentiment d’appartenance à un groupe.
C’est ce qui s’exprime concrètement quand Christian retrouve ses copains pour bricoler dans son garage, ou qu’ils vont couper le bois en forêt. Ils prolongent leur appartenance au monde ouvrier par des pratiques, par un mode de vie et par des réseaux de sociabilités très forts. Il s’agit d’un héritage de leur passé militant et syndical : le groupe continue la lutte en veillant à la solidarité collective. C’est une manière d’aller à l’encontre des lois sociales qui fragilisent les classes populaires. Les études montrent que plus on descend dans l’échelle sociale, plus les gens risquent de finir isolés à la retraite.
Le capital va au capital, y compris en matière de sociabilités. À ce capital social que le milieu ouvrier ne possède pas à la hauteur de ce qu’il est dans les milieux dominants, le groupe lui substitue un capital militant, basé une fois en retraite sur le care, la volonté de prendre soin de ses proches. Mon livre ne se veut certainement pas misérabiliste, ce n’est pas un ouvrage sur la décrépitude du monde ouvrier : au contraire, j’ai été saisi par la façon que ce groupe avait d’être fidèle à lui-même, à ce qu’il était, au combat de sa vie.
Cette bande se surnomme elle-même « Les 89 », en référence à la grande grève de septembre-octobre 1989 – la plus longue de l’histoire des usines Peugeot. Pourquoi cet événement a-t-il autant marqué leurs esprits ?
Parce qu’elle est victorieuse, débouchant sur de nombreux acquis, et parce qu’elle a considérablement « soudé » ce groupe, comme ils aiment le dire eux-mêmes. Cette grève de 1989 est un peu la « der des der », pour reprendre l’expression d’Hubert Truxler, ouvrier qui en a retracé la chronique dans Grain de sable sous le capot (Agone, 2006, publié sous le pseudonyme Marcel Durand).
Par la suite, il n’y aura plus de mobilisation aussi massive dans les usines de la région. À l’époque, il y a un mouvement de soutien très important, avec une collecte de fonds de la CGT à travers toute l’Europe. Dans l’espace public, les médias nationaux s’y intéressent et relayent, Le Canard enchaîné provoque un tollé lorsqu’il publie les avis d’imposition de Jacques Calvet, le PDG de Peugeot.
À ce moment-là, la question ouvrière compte encore aux yeux de l’opinion – il n’y a qu’à voir, l’an passé, la révélation du salaire de 100 000 euros par jour de Carlos Tavares, à la tête de Stellantis : ça n’a pas eu du tout le même effet dans la société française.
En 1989, la conscience de classe est bien plus affirmée, il y a une vraie politisation du combat. Cette génération forme ce que j’appelle une « contre-élite ouvrière » qui s’est battue toute sa vie contre la logique d’individualisation, avec la parcellisation des tâches qui va caractériser le passage à l’industrie de masse et le recours aux chaînes de montage, à partir des années 1970.
Au moment où l’usine recrute massivement des gens sans diplôme ou déqualifiés pour des tâches extrêmement répétitives, eux vont se battre pour faire reconnaître la spécificité du travail des « OS », les ouvriers spécialisés, à la fois auprès de la hiérarchie et du patronat, mais également au sein des syndicats. C’est aussi ce qui fait la singularité de ce groupe. Dans les années 2000, les chefs les appelaient les « derniers dinosaures », militantes et militants survivant à la transformation profonde de l’organisation industrielle.
Un autre aspect important de cette contre-élite ouvrière, c’est ce que vous appelez le « féminisme populaire » qui l’anime...
Cette grève de 1989 est l’une des premières où les femmes s’engagent autant, participant à rééquilibrer les rapports de genre entre ouvriers et ouvrières. Ce sont alors des quadragénaires formées au combat syndical, qui ont fait leur place dans les syndicats depuis une quinzaine d’années.
Cette histoire des luttes ouvrières est la plupart du temps racontée au masculin, mais encore très peu au féminin. Cette génération est pourtant celle qui est parvenue à mettre les premières femmes en responsabilités, notamment comme déléguée du personnel.
J’ai aussi eu accès à des récits d’émancipation extrêmement forts, que ce soit à travers Lili, qui a été avorter en Suisse quand c’était encore réprimé en France, ou encore avec Annie, qui s’est battue pour mener sa vie de façon la plus indépendante, quoiqu’il en coûte – elle qui a été mise dehors par son père après avoir fait un enfant toute seule, avec tout ce que ça implique d’organisation pour le travail, pour trouver une nourrice lors de ses gardes de nuit, etc.
Dans le tournant des années 1970, cette génération de jeunes femmes qui veulent avoir le permis de conduire, faire la fête et accéder à la liberté sexuelle existe aussi au sein du monde ouvrier, mais le fait est que, là aussi, les classes populaires sont assez peu étudiées sous cet angle. En ce sens, mon travail vise à prolonger celui de l’historien Xavier Vigna, qui pointait l’effacement de cette histoire ouvrière dans L’Insubordination ouvrière dans les années 68 (PUR, 2007).
Les revendications d’égalité et l’accès à de nouveaux droits, à l’indépendance des femmes, à leur autonomie financière et matérielle, au fait de ne plus dépendre des mecs, que ce soit leur père ou leur mari, voilà qui n’est pas seulement une histoire d’universitaires ou d’étudiants : c’est une lutte générationnelle, menée pour le dire vite par ces femmes issues du baby-boom, qui existe aussi à part entière dans le monde ouvrier.
Mais pourquoi lui adjoindre ce terme de « populaire » et ne pas simplement parler de féminisme ?
Parce que je me suis rendu compte, dans les premiers entretiens que je menais, que je commettais une erreur en demandant à ces retraitées si elles se considéraient comme féministes. J’imposais un mot qui n’était pas de leur registre, en tout cas pas pour toutes – certaines, comme Viviane, peuvent le revendiquer quand on leur pose la question. Mais pour la plupart, c’est un terme qui rebute, car il apparaît accaparé par des élites privilégiées qui peuvent parfois stigmatiser leur identité de « femme du peuple » et certaines de leurs pratiques.
C’est le cas de la couture, par exemple : pour celles qui ont passé leur vie active à coudre des sièges de bagnole, il y a un savoir-faire qu’elles se sont approprié et qu’elles sont fières de revendiquer en continuant à faire des vêtements pour leurs petits-enfants, une fois à la retraite. Ce qui n’est pas forcément quelque chose de porté par les féministes qui ont accès au débat public.
Elles s’en sentent donc éloignées, parce que ce n’est pas le même monde. Bien sûr, on peut considérer que ce sont des relations qui restent encore très marquées par des rapports de genre qui expriment une forme de domination des hommes sur les femmes. Mais c’est aussi un nouvel équilibre dans les rapports domestiques, la fierté d’un sentiment d’appartenance à un milieu social, à son histoire.

Ajouter cet adjectif de « populaire », c’est rappeler aux mouvements sociaux et aux partis de gauche qu’ils ne peuvent pas mettre de côté les milieux populaires dès lors qu’ils se prétendent progressistes. Or aujourd’hui, les employés et les ouvriers, qui représentent la majorité de la population, n’y sont plus vraiment représentés ou sont inaudibles quand ils le sont.
Il y a une forme de reproduction sociale de plus en plus forte chez les élites politiques, à droite comme à gauche : on voit émerger des gens qui n’ont jamais connu autre chose que le milieu politique, qui étaient déjà dans le sérail dans leur jeunesse, puis qui sont devenus assistants parlementaires, etc. Cette fermeture du milieu politique sur lui-même est dangereuse, car on tend à ne revendiquer que les intérêts propres à son milieu. Pourtant, les plus grandes victoires progressistes se sont toujours construites avec le peuple.
Ces usines Peugeot à Sochaux sont aujourd’hui devenues un symbole de la progression du vote d’extrême droite. Le Rassemblement national (RN) et Zemmour y auraient ainsi cumulé plus de 50 % des suffrages lors des dernières élections européennes. Un sondage estime que plus de la moitié des ouvriers français (54%) a voté pour le RN lors de ce scrutin. Comment appréhendez-vous cette réalité, à l’aune de votre travail ?
54 % d’après les sondages sortis des urnes pour les ouvrières et les ouvriers qui ont voté ! Il faut toujours rappeler que le premier parti de la classe ouvrière, aujourd’hui, c’est l’abstention, et ce depuis longtemps désormais. Cela veut dire qu’ils ne se sentent plus représentés. On en revient à ce problème de l’équilibre social et de la minoration des classes populaires au sein des partis de gauche : c’est plus compliqué de voter pour des gens qui nous sont socialement étrangers et qui ne portent pas nos revendications.
Au-delà de ce déficit de représentation politique, il y a aussi un vrai problème de mépris de classe dans la façon dont les rares représentants des ouvriers et des employés sont aujourd’hui traités dans l’espace médiatique. Dès lors, comment se projeter dans un univers politique qui nous ressemble de moins en moins ?
Le Rassemblement national n’a-t-il pas su en tirer parti, pour sa part, en réactivant une forme de conscience de classe, articulée autour du discours du « eux contre nous » ?
C’est vrai, tout en sachant par ailleurs que les enquêtes démontrent que le Rassemblement national se révèle en son sein tout aussi, voire plus, discriminant à l’égard des milieux populaires que les partis de gauche – ce qui constitue un sacré tour de force, tout de même ! Et aussi une manière de politiser les rapports sociaux et économiques qui loue en réalité l’ordre de la domination sans le remettre du tout en cause, au contraire.
Mais oui, vous avez raison, c’est toute l’ambiguïté qui nous saisit quand on fait aujourd’hui des sciences sociales : on a l’impression que le Rassemblement national nous lit, ce qui n’a pas l’air d’être souvent le cas des partis de gauche. Un collègue avait interviewé Marine Le Pen dans le cadre d’une enquête, il y a une quinzaine d’années, et il y avait de nombreux ouvrages de sociologie derrière son bureau, dont Retour sur la condition ouvrière (Fayard, 1999), la grande enquête de Stéphane Beaux et Michel Pialoux. Je ne suis pas sûr que ce soit le cas de beaucoup de représentants de partis de gauche…
Les usines de Sochaux furent aussi le lieu d’une expérience particulière, celle des groupes Medvedkine : plusieurs techniciens et réalisateurs de cinéma s’engagent à former des ouvriers comme Christian, pour leur permettre de filmer eux-mêmes leurs propres conditions de vie. C’est ce genre de collaborations fructueuses entre milieux intellectuels et populaires qui manque plus particulièrement, aujourd’hui ?
Les années 1970 ont été, historiquement, un moment fort de relations interclassistes. Christian témoigne très bien de tout ce qu’a pu générer cette expérience avec les groupes Medvedkine, qui leur ont appris à tenir des caméras, à faire un scénario et à monter des scènes. Et à travers ça, à rendre compte de la parole ouvrière, à s’intéresser à la façon dont le monde ouvrier se représentait lui-même.
C’était une façon de comprendre ce que les milieux dominés ont à nous dire. De même, d’autres relations se sont nouées avec les maoïstes et certains trotskystes qui venaient s’établir à l’usine. Il y avait de forts canaux de politisation, à cette époque. C’est aussi quelque chose que j’avais remarqué il y a une vingtaine d’années, dans le cadre de mon enquête sur les jeunesses rurales, avec Les Gars du coin (La Découverte, 2010).
Pendant ces années 1970, dans les territoires ruraux, les sociabilités locales s’opéraient sans distinction de classe particulière, c’est-à-dire que la classe ouvrière côtoyait quotidiennement des gens issus du monde ouvrier et ayant intégré les classes moyennes – des enseignants, des commerçants, des kinés, etc. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui.
On ne peut pas se contenter d’une sociologie du travail ou du militantisme pour le comprendre, il faut aussi s’intéresser au facteur résidentiel : il y a désormais une telle coupure entre l’espace de travail et des espaces de résidence de plus en plus ségrégés que cela bouleverse considérablement les réseaux de sociabilité.
C’est à mon sens l’une des grandes erreurs de la gauche que de ne pas comprendre l’importance et le rôle de ces processus de socialisation dans la construction politique. Aujourd’hui, l’enjeu pour militer à gauche consiste à commencer par s’ouvrir à ces milieux populaires, toutes origines confondues, et arrêter d’ignorer ces gens-là parce qu’ils n’habitent pas au même endroit, parce qu’ils n’ont pas les mêmes modes de vie ou parce qu’ils ne pensent pas pareil.