Jérôme Laronze, éleveur tué par un gendarme : « La justice s’apprête à détruire les preuves »

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Jérôme Laronze a été tué par un gendarme en 2017 à la suite d’un contrôle sur sa ferme. Alors que le procès n’a toujours pas eu lieu, la juge d’instruction envisage de détruire les scellés. Les proches de l’éleveur sont gagnés par la colère. Reportage.

par Sophie Chapelle

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« En France, en 2025, le porte-parole d’un syndicat minoritaire peut être abattu par un gendarme en toute impunité. » Devant les grilles de la préfecture de Mâcon, les mots de Nicolas Maillet, viticulteur et porte-parole de la Confédération paysanne de Saône-et-Loire, marquent sa colère et son incompréhension. Plus de huit ans après la mort de Jérôme Laronze, éleveur du département tué de trois balles par un gendarme le 20 mai 2017, le procès n’a toujours pas eu lieu. Aujourd’hui, les proches de Jérôme Laronze craignent un non-lieu, et qu’il n’y ait jamais de procès.

Des douilles jonchent le sol au milieu des feuilles mortes
Des douilles ont été déposées devant les grilles de la gendarmerie de Mâcon, le 9 octobre 2025, par celles et ceux qui réclament justice et vérité pour Jérôme Laronze.
© Sophie Chapelle

« On nous a annoncé au printemps une possible destruction des scellés qui recoupent toutes les pièces à conviction saisies pendant l’instruction », explique Marie-Pierre Laronze, l’une des quatre sœurs de Jérôme, éprouvée par les années de procédures. Très concrètement, la juge d’instruction en charge du dossier propose de détruire les douilles retrouvées sur la scène de crime - même celles retrouvées six ans après les faits, à un endroit qui contredit la position annoncée du gendarme tireur – ainsi que la voiture criblée de balles dans laquelle Jérôme Laronze est décédé.

Or ces douilles sont fondamentales pour comprendre ce qu’il s’est précisément passé le jour de la mort de l’agriculteur. Pour rappel, c’est à la suite d’un énième contrôle où son cheptel devait être confisqué que l’éleveur avait fui. Recherché durant neuf jours, il a été retrouvé par deux gendarmes dans un chemin de terre, probablement assoupi au volant de sa Toyota. Cinq balles ont été tirées par un gendarme en sept secondes, selon l’enregistrement sonore du Taser que le gendarme portait. Trois balles ont été fatales à Jérôme Laronze.

« Le récit du gendarme ne tient pas »

Selon la version du gendarme auteur des tirs mortels, l’agriculteur aurait foncé sur lui. Son avocat défend la légitime défense. Mais la balistique suggère d’autres pistes. Aucun impact frontal n’a été relevé dans le capot. Une balle a atteint Jérôme Laronze par la fenêtre conducteur, deux autres ont traversé le pare-brise arrière et le dossier de son siège pour le frapper au dos.

Lors des investigations menées en 2017, quatre douilles ne sont pas retrouvées. « Elles permettent de comprendre la scène de crime, où se trouvaient Jérôme et le gendarme. Ce sont des éléments objectifs », soutient Marie-Pierre Laronze. Suite à la plainte de la famille, la juge d’instruction finit par envoyer une nouvelle équipe en novembre 2023 – soit six ans après les faits – pour retrouver les douilles manquantes. « Les cinq douilles ont finalement été retrouvées au même endroit. Ça a été un soulagement et un réconfort », confie Marie-Pierre Laronze.

des personnes avec des flambeaux sont allongées sur le sol devant les grilles d'une gendarmerie réclamant "justice et vérité pour Jérôme Laronze"
Rassemblement aux flambeaux devant la gendarmerie de Mâcon, le 9 octobre 2025.
© Sophie Chapelle

Les parties civiles demandent désormais des expertises complémentaires. « La douille marque à peu près l’emplacement du tir puisqu’elle est éjectée peu ou prou aux pieds du tireur, précise Julien Chauviré, avocat de la famille Laronze. Le gendarme assure qu’il était de face lorsqu’il a ouvert le feu sur le véhicule. Nous avons un premier doute, car le tir est latéral. Il dit aussi s’être déplacé pour échapper à la trajectoire du véhicule. Or, la brièveté de la séquence de tirs selon l’enregistrement du Taser rend impossible que le gendarme ait bougé. Nous, on défend la position d’un tireur qui n’a pas bougé et qui n’était pas face au véhicule. De notre point de vue, le récit du gendarme ne tient pas. »

L’annonce de la destruction des scellés, douilles comprises, par la juge d’instruction, a été reçue comme un coup de massue par Marie-Pierre Laronze. « Quelle est la conclusion à laquelle il faut arriver ? La justice ne veut pas instruire dans ce dossier ! »

Celles et ceux qui ne veulent pas qu’on « enterre » l’affaire se sont réunis devant la cité administrative de Mâcon le 9 octobre, à l’appel de la Confédération paysanne, dont Jérôme Laronze a été un porte-parole départemental. Les visages sont fermés. « On achève bien les paysans », ou bien encore « Pas de justice, pas de paix » sont autant de pancartes déployées. Micro en main, Stéphane Galais, porte-parole national du syndicat, alerte : « La justice s’apprête à détruire les preuves qui peuvent faire la vérité sur la mort de Jérôme. »

une banderole "justice et vérité pour Jérôme Laronze" est tenue pat plusieurs personnes. Derrière eux se dessine une autre banderole, jaune : "ils ont tué Jérôme Laronze, ne les laissons pas enterrer l'affaire" avec le logo de la Confédération paysanne.
« C’est inconcevable », assène Philippe Fournier, porte-parole du collectif Justice et vérité pour Jérôme Laronze, au centre de la photo. « Après que la justice s’est acharnée à faire trainer l’instruction, elle a la volonté de détruire les scellés. C’est un non-sens absolu ! »
© Sophie Chapelle

« Il y a des violences policières en milieu rural »

« Se battre contre la justice et la gendarmerie, c’est exténuant », souffle Marie-Noëlle Laronze, une autre sœur de Jérôme ,vêtue d’un t-shirt sur lequel il est écrit « Justice et vérité ». Avec son compagnon, ils ont repris la ferme de Jérôme. « Faire perdurer la ferme, c’est une façon de le garder en vie », murmure-t-elle. Une façon aussi pour elle de tenir, huit ans après la mort de son frère. « Il y a des violences policières en milieu rural. Ce sont les gars du Psig [peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie, ndlr] qui venaient sur la ferme de mon frère lors des contrôles, alors que Jérôme n’avait rien fait », dénonce-t-elle.

Mais elle ne renonce pas : « On a eu deux belles victoires. L’une, c’est le tribunal administratif, qui a jugé les contrôles irréguliers et abusifs. » Le 28 février 2020, le tribunal administratif de Dijon a en effet jugé illégaux plusieurs contrôles subis par Jérôme Laronze avant sa mort.

Trois de ces contrôles avaient été effectués par la direction départementale de protection des populations (DDPP) en 2015 et 2016. Or, les agents n’avaient ni l’accord d’un magistrat ni celui de l’éleveur pour pénétrer avec des gendarmes dans la ferme. L’administration n’a pas fait appel de cette décision.

Une femme blonde avec des lunettes vêtue d'un t-shirt "Justice et vérité" avec le visage de Jérôme Laronze, porte une pancarte "pas de justice, pas de paix".
Marie-Noëlle Laronze, la sœur de Jérôme, arbore le panneau « Pas de justice, pas de paix ». Elle se bat depuis plus de huit ans pour obtenir la vérité sur les circonstances de la mort de son frère.
© Sophie Chapelle

« La deuxième victoire, c’est le rapport de la défenseure des droits, poursuit Marie-Noëlle. Elle reprend tout ce que nos avocats disaient depuis le début. Elle a eu accès au dossier d’instruction et tire la même conclusion que nos avocats. » Dans sa décision du 23 décembre 2024, la défenseure des droits, Claire Hédon, saisie par la famille, considère que les tirs mortels du gendarme étaient « disproportionnés » et « pas absolument nécessaires », en l’absence de danger « actuel et imminent ». Pour elle, le gendarme a enfreint le Code de la sécurité intérieure.

La défenseure des droits pointe aussi le non-respect, par cinq gendarmes, de l’obligation de porter secours. Dans son rapport, elle interroge la responsabilité de la hiérarchie qui aurait dû engager « a minima » une enquête administrative envers l’agent mis en cause et ses collègues. Claire Hédon a donc saisi le ministère de l’Intérieur – Bruno Retailleau occupait alors ces fonctions – en lui demandant d’engager dans un délai de deux mois « une procédure disciplinaire » à l’encontre des gendarmes mis en cause. Aucune suite n’a été donnée par le ministre.

« Monsieur Retailleau était censé suivre les recommandations faites par la défenseure des droits, mais il ne l’a pas fait », commente Julien Chauviré. Sur le fond, l’analyse faite par la défenseure des circonstances des tirs, et de ce qui se déroule ensuite, à savoir l’absence de secours au bénéfice de Jérôme, aurait dû alerter la juge d’instruction. C’est une autorité indépendante qui le dit et qui a eu accès à l’intégralité du dossier. On pouvait espérer que ça infuse. »

Se débarrasser des pièces à conviction ?

Quelles suites vont désormais être données à l’affaire ? La juge d’instruction a rendu son avis de fin d’information le 19 mai dernier. Autrement dit, elle estime avoir terminé son enquête. Mais cet avis ne comporte aucune appréciation sur les faits ou la procédure.

Une combinaison de travail est accrochée aux grilles de la préfecture aux côtés de la banderole "justice et vérité pour Jérôme Laronze"
La cotte de Jérôme Laronze a été accrochée par sa sœur aux grilles de la préfecture de Mâcon, le 9 octobre 2025.
© Sophie Chapelle

Les différentes parties à la procédure – le mis en examen (le gendarme), les parties civiles (la famille de Jérôme Laronze) et le parquet – disposaient de trois mois pour demander des investigations complémentaires ou faire des observations. « Nous avons redemandé des investigations complémentaires, précise l’avocat Julien Chauviré. En revanche, on ne dispose toujours pas des réquisitions du parquet, bien que le délai de trois mois soit expiré. »

C’est seulement au terme de ces observations que la juge va décider des suites données à cette affaire. Plusieurs scénarios se dessinent. Si la juge d’instruction accepte les investigations complémentaires, l’information judiciaire sera relancée. Elle peut aussi décider de renvoyer le gendarme devant la cour criminelle pour qu’il soit jugé pour homicide, sans nécessairement procéder à des investigations complémentaires. Le troisième scénario est une ordonnance de non-lieu : l’affaire ne débouchera pas sur un procès si la juge d’instruction considère que les conditions d’ouverture du feu ont été régulières.

Un tracteur arbore une pancarte "plutôt nourrir que mourir" suivi par plus de 200 personnes, toutes générations confondues.
Un cortège de tracteurs s’est déployé dans les rues de Mâcon le 9 octobre 2025, à l’initiative de la Confédération paysanne, pour demander justice pour Jérôme Laronze.
© Sophie Chapelle

Le 25 mars, puis le 2 juin dernier, cette même juge d’instruction a publié deux ordonnances successives de destruction des scellés (la première excluait la voiture dans laquelle Jérôme Laronze est mort). « Ce qui nous pose problème, c’est que nous sommes dans une phase où on ne sait pas encore s’il va y avoir jugement ou pas. On ne sait pas non plus si des investigations complémentaires vont être ordonnées ou pas. Pourtant, on [la juge, ndlr] prend déjà la décision de détruire les scellés : c’est prématuré ! » réagit l’avocat Julien Chauviré.

Des paires de bottes disposées devant l'entrée de la cité administrative de Mâcon.
Des paires de bottes vides symbolisant la détresse paysanne, ont été disposées et laissées devant la cité administrative de Mâcon. C’est là que siège la DDPP, à l’initiative des contrôles qui ont visé Jérôme Laronze.
© Sophie Chapelle

De manière générale, les scellés sont détruits lorsqu’il n’y a pas de procès. Comment analyser cette décision de la juge d’instruction ? « Soit il n’y a aucune intention de faire un procès, ce qui explique qu’on veuille se débarrasser des pièces à conviction, estime Julien Chauviré. Soit c’est une maladresse, en considérant que ce n’est pas d’un intérêt capital de présenter les douilles. Nous, ça nous heurte profondément. »

Est-il possible de réaliser des expertises complémentaires sans scellés ? Difficile de répondre pour Julien Chauviré. « Je ne suis pas un technicien de la police scientifique. Mais imaginons qu’on obtienne la réalisation d’une reconstitution 3D dynamique de la scène de crime. La destruction du véhicule peut poser problème : on peut supposer que les experts préfèrent travailler sur le véhicule lui-même qu’à partir des mesures déjà effectuées par d’autres. »

Audience le 13 novembre

Les parties civiles ont fait appel de cette décision de destruction des scellés. L’audience se tiendra à la cour d’appel de Dijon le 13 novembre. « J’ai reçu un courrier dans lequel il est mentionné que je ne suis pas autorisée à participer à l’audience, sauf si la cour veut bien m’entendre, regrette Marie-Pierre Laronze. Cette distance mise par la justice, ce n’est plus supportable. On en est au sixième juge d’instruction et on ne sait pas qui c’est. Il faut une justice plus humaine. »

Les avocats de la famille seront en revanche bien présents. « La question qui va être posée est de savoir si l’on peut se permettre la destruction des scellés, alors que ces pièces peuvent répondre favorablement à nos demandes d’investigation, explique Julien Chauviré. L’avocat général à la cour d’appel donnera son avis sur ce qu’il convient de faire de ces scellés : il peut confirmer les ordonnances de destruction de scellés, ou au contraire les annuler compte tenu de l’issue des demandes d’investigation complémentaire. Nous, nous disons : il est urgent d’attendre. »

À l’issue de l’audience, la décision pourra être immédiate ou mise en délibéré. Cette audience se tiendra le jour où Jérôme Laronze aurait dû fêter ses 45 ans. Sur son tracteur, Nicolas Maillet, l’actuel porte-parole de la Confédération paysanne en Saône-et-Loire, refuse d’imaginer un non-lieu. « Cela voudrait dire qu’en France, en 2025, un simple paysan du Charolais ne mérite pas justice : c’est inacceptable. La justice doit rendre des comptes. »