Sous les chants des supporters et les « craquages de fumigènes », au rythme des tambours, le stade de foot de l’En Avant Guingamp s’anime. C’est soir de match dans la petite ville des Côtes-d’Armor, en Bretagne, dont les tribunes (18 462 places) peuvent accueillir deux fois et demie la population de la ville.
Son public a été élu « meilleur de France » à cinq reprises, depuis 2001, par la Ligue professionnelle de football. Désormais, les amoureux du football ne se retrouvent plus dans le Kop Rouge, le principal club de supporters. Certains hésitent à reprendre leur carte de membre.
Vincent, qui fréquente le stade du Roudourou de Guinguamp depuis 30 ans, se souvient de cette époque révolue, quand l’ambiance et la ferveur étaient tellement conviviales que les ultras guingampais – les supporters les plus fidèles et passionnés – faisaient le tour du stade avec les supporters de l’équipe adverse. « J’ai perçu un durcissement il y a quatre ou cinq ans, une perte des valeurs qui caractérisaient le Kop Rouge », témoigne Vincent.
En avril 2024, Guingamp reçoit Amiens. Sous l’œil des caméras de surveillance, une bagarre éclate dans l’enceinte du stade. Une quinzaine de hooligans cagoulés s’en prennent violemment à un groupe d’ultras affichant leurs sympathies antiracistes et antifascistes. Le chef de la sécurité intervient et intime aux ultras antifas de quitter le stade : « Partez les gars sinon ça va dégénérer ! » C’est donc aux agressés de partir et non aux hooligans agresseurs.
« Nous sommes retournés en tribune, ils ont continué les provocations. J’ai failli me faire exfiltrer du stade », relate Erwan*, qui fréquente le kop depuis deux décennies. Suite à cet évènement, le bureau du Kop Rouge décide de se mettre en sommeil. La presse, le club et le Kop Rouge mettent en avant la violence liée au hooliganisme. La question des divergences politiques est évacuée.
Un témoin, embarqué dans un car de supporters lors d’un déplacement à Lorient en 2024, se souvient, atterré : « Le voyage était insupportable : j’ai entendu non-stop un discours raciste décomplexé. » Un autre témoin présent dans le parcage – là où sont installés les supporters visiteurs – confirme : « J’ai vu Romain, l’un des assaillants du festival antifasciste de Saint-Brieuc de juillet 2023, tenant un discours raciste prosélyte auprès de jeunes adolescents. » Un mois plus tard, le même Romain sera condamné à une interdiction de stade.
Des violences politiques qui trouvent des soutiens au sein du kop
Le 4 décembre 2024, le hooligan guingampais et cinq de ses « camarades » d’extrême droite sont condamnés par la justice à des peines d’interdiction de paraître au stade. À la barre, lors de l’audience, tous disent s’être rencontrés dans le cadre du football. Les faits ? Violences aggravées… lors de l’attaque d’un festival antifasciste à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), à coup de matraque télescopique et poing américain. Les six comparses sont condamnés à une peine d’emprisonnement avec sursis (voir notre premier épisode).
Signe que l’ambiance a changé au sein du Kop Rouge, suite à cette condamnation, une banderole est déployée pour rendre hommage aux hooligans d’extrême droite condamnés : « IDS présents ». Mises en valeur sur les barrières au plus proche du terrain, à la vue de tous, ces trois lettres signifient « Interdits de stade présents ».
C’est l’une des antiennes favorites des ultras, ces fervents supporters qui se rendent à tous les matchs et sont présents en déplacement quand ils le peuvent : la banderole permet de soutenir les camarades interdits de stade. Pour l’Association nationale des supporters, l’IDS est source de crispation. Décidée par le préfet, cette mesure administrative est souvent appliquée de manière abusive, à la moindre suspicion, sans contrôle d’un juge.

Problème : ce n’est pas d’une interdiction administrative dont il s’agit dans l’affaire des hooligans violents de Guingamp, mais d’une interdiction judiciaire délivrée par la justice pour violences politiques, et suite à un procès. Pourtant, dans les mois qui suivent le jugement, la banderole « IDS présents » est systématiquement affichée sur les photos diffusées par le Kop Rouge sur les réseaux sociaux. Avant cet incident, elle n’apparaît jamais.
Ce n’est pas anodin : ce sont les cadres de l’association de supporters qui valident les banderoles déployées, qu’il s’agissent de dénoncer le business des droits télé – « BeIN sport tue la ligue 2 » – tout comme ce « IDS présents » en solidarité avec les condamnés des violences de Saint-Brieuc. Cette banderole démontre une connivence entre les dirigeants du kop et ces hooligans d’extrême droite radicale. Pas étonnant, quand on sait que le capo, celui qui lance les chants du Kop Rouge, entretient des relations avec quatre des condamnés.
Un groupe de combat
Pour les supporters historiques, attachés à l’esprit familial de Guingamp, tout a débuté avec l’arrivée en 2014 d’un groupe hooligan, des supporters qui utilisent le football comme prétexte pour leurs actions violentes. L’Armoric Clan, comme ils se dénomment, déploie une esthétique ultra prononcée : fumigènes, banderoles, déplacements aux quatre coins de l’Hexagone et tifos, un show visuel pour afficher des messages en tribune. Si le groupe n’est pas homogène politiquement, de nombreux profils penchent sérieusement à l’extrême droite.
Ce « clan » abrite également un « groupe de fight » (combat, en anglais), une pratique courante du hooliganisme. Le but : organiser des bagarres dans des coins isolés, en forêt par exemple, avec une dizaine d’autres hooligans de clubs adverses. Appelé « Fine fleur Gwengamp », ce groupe de fight est animé par des profils qui flirtent ouvertement avec le néonazisme. Cinq des membres s’amusent régulièrement à se prendre en photo faisant le salut de Kühnen, un succédané de salut hitlérien. L’un d’entre eux émarge même un temps à Génération identitaire, un mouvement nationaliste blanc et islamophobe, dissous en 2021.
L’Armoric Clan s’est depuis éteint, mais la culture hooligan d’extrême droite n’a pas pour autant disparu des tribunes de Guingamp. Les « retraités du stade » sont encore en lien avec les plus jeunes, bien qu’ils ne prennent plus forcément part aux bagarres. Selon nos sources, l’un des néonazis de l’Armoric Clan aurait mis le pied à l’étrier à la génération actuelle. Elle ne se contente plus de bastons contre l’ennemi héréditaire, le club voisin du Stade brestois, mais prend part à des fights en forêt et à des actions militantes de la mouvance d’extrême droite telle l’attaque du festival antifasciste de Saint-Brieuc.
Lors des matchs, ces hooligans d’extrême droite s’affichent au plus près du terrain, une place de choix pour les supporters du Kop Rouge. Parmi eux, Arnaud S., visible sur les photos de l’attaque du festival antifasciste de Saint-Brieuc. Nous l’avons également identifié parmi les protagonistes d’une manifestation de groupuscules allant des nationaux-révolutionnaires aux néonazis contre l’installation d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile à Saint-Brevin-les-Pins (Loire-Atlantique). Il ne cache pas le tatouage de croix celtique sur sa jambe, symbole commun aux groupes néofascistes européens.
Du hooliganisme à l’action politique
À ses côtés, Yanis*, un jeune Guingampais, applaudit son équipe. Sur ses réseaux sociaux, le jeune homme apprécie les « runes de vie et de mort », symboles utilisés par la Waffen-SS, la branche militaire du régime hitlérien. D’autres s’affichent fièrement bras tendu, avec les trois doigts en l’air – un salut de Kühnen. Ce foisonnement de symboles et de codes est typique des groupuscules néofascistes et nationalistes-révolutionnaires.
Le club subit en réalité l’entrisme de hooligans d’extrême droite depuis le début des années 2000, quand apparaît la New School Gwengamp, qui donne naissance à l’Armoric Clan, suite à sa dissolution en 2010. Dans ses rangs, Christophe Daniou, futur patron de l’antenne de Génération identitaire à Rennes. Entré en politique par le football, il se rapproche de figures du hooliganisme rennais engagées en politique. En 2014, le néo-Rennais est présent sur la liste du Front national pour les municipales.
C’est une longue histoire d’amitié qui lie depuis le hooliganisme rennais et guingampais. À plusieurs reprises, les groupes se retrouvent pour des bastons contre Brest. Ils se rejoignent aussi pour des actions politiques, comme l’attaque du festival à Saint-Brieuc en 2023, ou encore la mobilisation de groupuscules nationalistes-révolutionnaires et néonazis à Saint-Brevin-les-Pins. La capitale bretonne, Rennes, connaît elle aussi une bascule à l’extrême droite depuis deux décennies.
De Rennes antiraciste à Rennes anti-antifasciste
« Celtic People Against Racism » : drapés d’une banderole rouge et noir aux couleurs du club rennais, les supporters rennais et son kop – le Roazhon Celtic Kop91 (RCK91) – étaient officiellement antiracistes en 2011. Le RCK91 était même à l’origine de la création d’un réseau de supporters de résistance antiraciste.

À peine quinze ans plus tard, le 18 avril 2025, des saluts de Kühnen sont identifiés dans l’enceinte du Stade rennais, club appartenant au multimilliardaire François Pinault. Derrière les cages de but gardées par Brice Samba, gardien de l’équipe de France, un groupe de hooligans d’extrême droite, les Roazhon 1901, y a désormais sa place réservée. Comment en est-on arrivé là ?
« Désabusé et triste. J’avais l’idée un peu naïve que les fachos n’étaient pas les bienvenus dans le kop et au stade. L’image du kop antiraciste me rendait plutôt fier », écrit un supporter rennais, en avril 2025, sur le forum du club à la suite des saluts de Kühnen réalisés dans le stade. « Ça fait quelque temps que le RCK se revendique “apolitique” », analyse un autre. « Une manière déguisée quand on a des copains d’extrême droite de les laisser intégrer le groupe tranquillement sans faire de bruit », selon lui.
Au plus proche de la pelouse, dans ce « carré VIP » des hooligans d’extrême droite, des stickers ornés d’un Totenkopf, insigne des troupes nazies SS sont épisodiquement visibles. Et parmi les membres du RCK, les Roazhon 1901 ne cachent plus leurs liens avec des organisations nationales-révolutionnaires telles que l’Oriflamme Rennes, le GUD ou Génération identitaire. En 2023, une banderole est même déployée par le RCK91 en hommage à Jean-Marie Gontier, hooligan des Roazhon 1901 tué dans une rixe à la sortie d’un bar.
Le noyau – ceux qui dirigent le kop et décident de ce type d’actions – a viré à l’extrême droite ou préfère regarder ailleurs. « Nous sommes de plus en plus nombreux à ne pas nous réencarter », se désole Gwendal, supporter rennais abonné au RCK91 depuis une quinzaine d’années.
Quelques jours plus tard, l’hommage à Jean-Marie Gontier est repris sur le site identitaire et islamophobe Breizh Info, créé par un certain Yann Vallérie. L’homme a longtemps fréquenté les tribunes rennaises, et participe aux premières apparitions embryonnaires du hooliganisme en 2003. Après une scission politique avec le RCK, il crée un second groupe de supporters : les Breizh Stourmer, « guerriers bretons » dans l’idiome local, dont la présentation figure même sur le site officiel du Stade rennais.
Des tribunes aux urnes
Au moment de créer ce premier groupe, Yann Vallérie a seulement 19 ans. Il essaie d’abord de fédérer des troupes de tous bords politiques autour d’une cause commune : les bagarres contre Nantes qui, à l’époque, tournent souvent à la raclée pour les Rennais. « On voulait à la fois continuer le trip ultra mais aussi aller vers le hooliganisme, dans la rue », nous dit-il. « Début 2004, Rennes croit en ses chances… mais détale à la vue de 150 Nantais faisant face. Assez d’être humiliés ! Assez de courir ! Rennes doit se venger… », peut-on lire sur une vidéo promo de l’époque.
Derrière la rivalité entre ultras des deux clubs, certains ultras rennais rejoignent les Breizh Stourmer et basculent à l’extrême droite. Ils se rapprochent du GUD, une organisation étudiante d’extrême droite radicale réputée pour ses actions violentes, et posent fièrement avec un drapeau « Blood & Honour », un réseau de promotion de musique néonazie fondé dans les années 1980. D’une petite vingtaine de supporters en 2003, les Breizh Stourmer passent à plus de 70 membres en 2008. Le groupe a même son propre drapeau « Stade rennais Football Club »... orné d’une croix celtique.
Ce foyer hooligan sert de tremplin vers l’extrême droite. Après l’autodissolution des Breizh Stourmer en 2008, Yann Vallérie entame une carrière de militant politique. Aux côtés du hooligan guingampais Christophe Daniou, il devient porte-parole de Jeune Bretagne, une antenne régionale du Bloc identitaire. En 2012, il se présente sous cette étiquette aux élections cantonales à Fouesnant, dans le Finistère, où il essuie un revers cuisant : 0,58 % des voix. En 2013, il se mue en entrepreneur identitaire à travers la création du site Breizh Info, son site de propagande identitaire adepte de fausses informations.
« Cette fin n’est qu’un renouveau, les combattants bretons restant les combattants bretons », écrivent les Breizh Stourmer lors de leur dissolution. Quelques années plus tard, Matthias, un jeune hooligan, prend la tête du nouveau groupe hooligan Roazhon 1901, et pose en compagnie d’amateurs de saluts de Kühnen, l’incontournable symbole du hooliganisme d’extrême droite. « Cela reste d’abord un groupe de hooligans, mais des gens y font de la politique, sans doute beaucoup plus qu’auparavant », confirme Yann Vallérie qui continue d’y entretenir des amitiés.
Les Roazhon 1901 ont tissé des relations avec d’autres groupes hooligans d’extrême droite, tels que les Ligallo de Saragosse, en Espagne, les Turons 1951 de Tours ou les hooligans ukrainiens du Dynamo Kyiv, avec qui ils s’entraînent régulièrement au fight.
Les hooligans rennais ou guingampais étaient, il y a encore dix ans, mis au ban par les groupes de supporters majoritaires. Leurs héritiers des Roazhon 1901 et du Tregor Squad semblent maintenant tolérés, voire légitimés, avec la présence en tribune, au plus proche de la pelouse, dans le « carré VIP » des supporters les plus fervents, d’individus et de symboles d’extrême droite. Leurs symboles et leurs codes sont difficiles à reconnaître et à décrypter pour les non avertis. Un petit guide pratique pour différencier un ultra d’un hooligan d’extrême droite sera publié dans notre prochain épisode, à paraître ce 5 septembre.
– Lire le premier épisode
*Prénom modifié