Dans les Ehpad, l’urgence d’« écouter les résidents »

par Delphine Bauer, Morgan Railane

Des familles se plaignent des conditions d’accueil de leurs parents en Ehpad, signalent des maltraitances, alors que le personnel manque parfois dans les établissements. Comment expliquer cette situation ? Réponses avec Mélissa-Asli Petit, sociologue.

 Basta!  : À partir de quand parle-t-on de maltraitances dans un Ehpad ?

Portrait de Mélissa-Asli Petit
Mélissa-Asli Petit
est docteure en sociologie sur la thématique du vieillissement. Elle dirige Mixing Générations, un bureau d’étude et de conseil en sociologie appliquée sur les seniors et la Silver Economie.
©DR

Mélissa-Asli Petit : À mes yeux, les maltraitances commencent à partir du moment où la dignité de la personne n’est pas respectée. Les maltraitances peuvent prendre la forme d’actes, de gestes, de contraintes physiques et morales, de paroles, parfois d’absences d’actes appropriés. Quand on laisse se détériorer un escarre ou qu’un soignant force à la nourriture car il n’a pas de temps, qu’est-ce que ça dit de notre système ?

Il existe une double logique de la dignité d’être, - manger correctement, dormir correctement, être bien soigné, éviter les escarres etc.. - et de la dignité d’action et d’agir en tant qu’adulte et citoyen. À l’entrée dans le grand âge, on attend de pouvoir être bien traité, bien soigné, bien accompagné, que ce ne soit pas que du médical mais qu’il y ait aussi des accompagnements de vie.

La dignité d’être touche à l’intime de la personne. Face à tel ou tel acte, telle parole, que va ressentir le résident ? Je prends l’exemple de l’ « elder speak », ce langage qui consiste à parler de manière infantilisante aux personnes âgées dépendantes. Ce n’est pas une maltraitance en soit, mais une forme d’âgisme, une forme de discrimination, qui illustre la manière de considérer les personnes âgées.

Parfois, les maltraitances, ce sont des micro-gestes du quotidien que les professionnels ne perçoivent plus comme dérangeants car ils sont pris dans des cadrages temporels qui les dépassent, liés à la marchandisation du secteur. Mais je vois de nombreux professionnels d’Ehpad qui sont excellents, se donnent corps et âme et restent dans le métier pour les résidents. C’est important de le dire.

Comment cette pression pèse-t-elle sur le personnel dans les Ehpad ?

Un premier niveau concerne le problème drastique du manque de personnel. Les établissements peuvent prendre des intérimaires pour compenser, qui ne sont pas toujours bien formés. Je repense à une femme restée deux heures sur les toilettes car elle avait été oubliée par une intérimaire. Je considère cela comme de la maltraitance.

Quelque chose se joue sur le manque d’attractivité du secteur. Mais l’implication des directeurs d’établissements a aussi un rôle, puisqu’il leur revient de créer de l’engouement afin de faire rester les personnels, sans jamais oublier que l’Ehpad est avant tout le lieu de vie des résidents.

Le manque de personnel a-t-il un impact sur la restriction de la liberté des résidents des Ehpad ?

Cela dépend du degré de dépendance. Le matin, c’est par exemple un moment compliqué dans un Ehpad. Quand il manque un professionnel et qu’on doit lever, réveiller la personne pour aller au kiné, avec des difficultés à l’habillement, mais qu’elle marche, parle, qu’elle est hyper consciente, c’est encore différent d’une personne qui peut être à côté d’elle, aphasique, alitée, qui a besoin de beaucoup plus de soins et de temps. Il faudrait pouvoir adapter l’organisation aux contraintes de personnels et aux besoins et désirs des résidents.

Il existe donc des rapports de pouvoir dans un Ehpad ?

Sur la question de l’autodétermination par le résident, comme pour le choix de se doucher à l’heure que je souhaite, l’un des premiers freins, c’est de partager le pouvoir entre résident et personnel de l’Ehpad. Comment arrive-t-on à partager le pouvoir, quand, du point de vue des soignants, des professionnels ou des administratifs, il est plus simple de le conserver que de faire le choix de l’autodétermination des résidents ?

Quand il faut aller vite, cela peut sembler plus simple au personnel de décider pour les personnes. Car le personnel n’est pas assez nombreux, que la charge de travail est trop importante, car écouter des personnes qui mettent parfois du temps à s’exprimer prend du temps. Certains professionnels ne sont pas toujours outillés des différents dispositifs de communication, comme le mode de communication « Facile à comprendre » (Falc), ou les « talkings mats », des tapis de discussion avec des pictogrammes équipés de velcro pour faciliter la communication.

Le Covid a-t-il été un révélateur des dysfonctionnements dans les Ehpad ?

Il est certain que pendant cette période, le gouvernement, les dirigeants d’Ehpad ont décidé pour les autres et sans remettre en question des mesures qui pouvaient être aberrantes et qui sont critiquées aujourd’hui. Mais le mal a été fait.

Au-delà des questions de tutelle et curatelle, il est plus facile d’enlever l’autonomie à la personne quand, déjà, on considère qu’elle n’en a plus beaucoup. Notre société porte un regard âgiste sur les résidents : le vieillissement est négatif, infantilisant, synonyme de détérioration. Cet imaginaire très polluant se retrouve également en Ehpad.

Cette considération insidieuse crée des mécanismes de discrimination et d’exclusion. Les professionnels qui y exercent peuvent aussi être imprégnés de cet imaginaire, sauf ceux qui ont fait un pas de côté, qui ne considèrent pas que l’entrée en Ehpad signifie la fin de l’autonomie des résidents.

La répartition de l’espace lors des animations, où les plus dépendants sont parfois laissés au fond, révèle ces mécanismes des représentations sociales du vieillissement, dans lesquelles le résident très très vieux en fauteuil, en perte d’autonomie lourde, est exclu et devient presque invisible.

Vous pointiez la responsabilité de la marchandisation du secteur dans la possible recrudescence de maltraitances en Ehpad. Pourquoi le secteur est si lucratif pour des entreprises privées ?

Parce que les personnes âgées en perte d’autonomie sont de plus en plus nombreuses, des logiques lucratives se sont développées pour répondre à leurs besoins, tout en conservant des financements publics qui ne sont pas toujours à la hauteur des besoins réels. Les plus âgés sont souvent considérés comme des « pompes à argent ». L’enquête du journaliste Victor Castanet, Les Fossoyeurs, sur les dérives de l’entreprise Orpea, ne recouvre certes pas tous les Ehpad, mais a montré comment un groupe a joué avec les failles du système pour pouvoir s’enrichir sur le dos des résidents ainsi que les familles. 

Est-il fréquent que des proches de résidents soient dans un état d’épuisement ?

Des demandes non répondues de la part des proches, j’en vois, avec de l’énervement non physique envers des professionnels et directeurs, mais je n’ai jamais vu d’énervement physique. Ce qui est sûr, c’est que le résident a le droit d’être bien traité.

Côté des proches, il y a des logiques internes et familiales. Je trouve que l’on parle peu de l’historique des personnes, dans le vieillissement, dans le grand âge. Que s’est il passé avec leur famille, leurs proches ? Il y a une personne dans un Ehpad, mais derrière, il y a tout un écosystème, des non-dits familiaux, des loyautés parfois.

Connaître leur vie permet de mieux comprendre des logiques qui vont s’y installer. La direction de l’Ehpad tente d’en savoir plus sur le résident et les rapports avec sa famille à l’entrée du résident, mais les équipes n’ont pas toutes les informations, et ce n’est pas à un premier rendez-vous qu’on arrive à tout partager. Se confier demande du temps et de la confiance. Et surtout, quand on s’est confié, on attend que cela soit entendu, compris, pris en compte. Cela se fait encore peu. Sur la question de la souffrance, par exemple, c’est le silence. Est-ce qu’on entend souffrir les résidents ? Est-ce qu’ils disent qu’ils souffrent ? Que disent-ils de leur propre souffrance ? En tous points, nous devrions davantage les écouter. 

Recueilli par Delphine Bauer et Morgan Railane

Photo d’illustration : Dans un EHPAD du Maine et Loire, le Bourg-Joly. Photographe : © Jean-Michel Delage/Hans Lucas.