Garder espoir quand on est jeune et de gauche dans un pays dirigé par l’extrême droite

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L’Italie est dirigée par le parti d’extrême droite de Giorgia Meloni depuis 2022. En trois ans, la cheffe du gouvernement n’a rien perdu de sa popularité. Certains jeunes de gauche choisissent pourtant de s’engager pour un avenir plus juste. Portrait.

par Emma Bougerol

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Voilà plus de deux ans et demi que Giorgia Meloni est à la tête de l’Italie. À mi-mandat, la cote de popularité de la cheffe du gouvernement de coalition entre la droite et l’extrême droite semble inébranlable. Un sondage du 25 avril 2025, réalisé par Ipsos, donne son parti Frères d’Italie à presque 28 % d’intentions de vote si des élections avaient lieu ce mois-ci. Lors des législatives de 2022, le parti de Meloni avait recueilli 26 % des voix.

Durant ces trente premiers mois au pouvoir, la dirigeante d’extrême droite a fait passer plusieurs textes liberticides, dont une loi qui fait encourir de la prison ferme aux activistes climatiques. Elle a aussi pris des mesures contre les minorités, les personnes LGBTQI+ ou les personnes migrantes – son gouvernement a par exemple poussé au retrait des droits parentaux des mères non-biologiques dans des couples lesbiens. Meloni a même tenté de changer la constitution pour octroyer plus de pouvoirs au président du conseil, c’est-à-dire elle-même, et instituer son élection au suffrage universel direct. Ces réformes successives auraient de quoi faire désespérer nombre de jeunes engagés à gauche. Malgré tout, certains continuent de se mobiliser pour une société plus juste et pour construire un « après » Meloni.

« Le travail collectif, ça me fascinait »

Giacomo Cervo, 24 ans, pose son long manteau sur une chaise et s’assoit à la terrasse d’un bar vénitien sur la place du Campo Santa Margherita. Originaire d’une petite ville de la région, à un peu moins de deux heures de train, Giacomo vit à Venise depuis bientôt cinq ans. Après des études d’histoire et une spécialisation sur celle des mouvements ouvriers, Giacomo a travaillé en tant que serveur, il n’a occupé que des emplois précaires. « L’emploi fixe n’existe pratiquement pas à Venise, surtout dans le centre historique », dit-il.

Le jeune homme, né en 2001, traverse actuellement une période de chômage, mais n’a pas le temps de s’ennuyer. Depuis ses 19 ans, il fait partie de Sinistra italiana, la Gauche italienne, un parti fondé en 2017. « Après la pandémie, il y a eu dans le pays une situation économique et sociale telle que, du moins pour moi, il semblait presque obligatoire de s’engager et de faire quelque chose », retrace-t-il. Comme dans nombre de pays, la période du Covid-19 a été synonyme d’effondrement économique en Italie, notamment du tourisme, et a entraîné la fragilisation des services publics comme la précarisation d’un grand nombre de personnes.

Face à cette situation, le choix de Giacomo pour la Sinistra italiana s’est fait naturellement : « J’ai toujours eu une sensibilité de gauche. À cette époque, je lisais un livre sur l’histoire du parti communiste italien – Il sarto di Ulm de Lucio Magri [non traduit]. Ça parlait de travail collectif, ça me fascinait, alors je me suis dit : “Essayons.” »

En 2020, lorsqu’il rejoint la jeune formation politique, Giacomo se souvient d’un parti qui « n’existait pratiquement pas dans la province de Venise, et qui était en crise dans toute l’Italie ». Sinistra italiana se voulait une alternative au Parti démocrate, la gauche traditionnelle. Mais aux élections européennes de 2019, il n’avait obtenu aucun siège au Parlement européen.

Peu de temps après son arrivée, le jeune homme fonde tout de même la section locale de Venise. À l’échelle nationale, il est en charge de l’organisation de la « branche jeune » du parti. Le responsable local admet avec un sourire avoir un parcours politique « quelque peu atypique », puisque beaucoup de membres du parti viennent d’associations, de syndicats, ou de mouvements sociaux. Lui est arrivé par les livres et les études.

Bien qu’âgé de seulement 24 ans, Giacomo se sent « un peu comme un vestige du parti communiste du point de vue de [son] approche politique ». « Parce que j’ai étudié l’histoire du mouvement ouvrier, précise-t-il. Je suis quelqu’un qui raisonne beaucoup en termes d’organisation, de renforcement du parti. J’ai une façon de travailler quelque peu démodée sur certaines choses. » Sur d’autres plans, il est un militant bien de nos jours, très actif sur les réseaux sociaux. Sa notoriété dépasse le cadre local.

Sur X (ex-Twitter), par exemple, il partage quotidiennement commentaires politiques, traits d’esprit et récits personnels avec ses presque 5000 abonnés. « Dans cette phase politique, nous n’avons pas le droit de nous renfermer sur nous-mêmes et de ne pas communiquer avec le monde extérieur », affirme-t-il. Au-delà de ses différents comptes sur les réseaux sociaux, il ne décline jamais une invitation à parler dans les médias. Selon lui, il faut occuper le terrain.

À Venise, mélanges de politique et de business

Giacomo concentre son action sur la politique locale avant tout. Venise fait face, d’après lui, à plusieurs problèmes urgents. « Les trois questions les plus importantes à Venise sont selon nous le logement, le modèle de développement économique et l’environnement », résume-t-il.

La ville touristique se vide peu à peu de ses habitants, chassés par des loyers et des prix de l’immobilier de plus en plus exorbitants et une économie locale presque entièrement tournée vers le tourisme. Mais une menace plus existentielle encore pèse sur Venise : le changement climatique et la hausse du niveau de la mer, qui pourraient faire disparaître ce lieu historique posé sur l’eau. Pourtant, à la tête de la ville, ces menaces ne semblent pas être perçues comme des priorités.

L’actuel maire de Venise, Luigi Brugnaro, est un entrepreneur proche des partis d’extrême droite de la Ligue (celui de Matteo Salvini) et Frères d’Italie (celui de Giorgia Meloni). Il a été élu en 2015 puis réélu en 2020.

Deux jeunes hommes se tiennent cote-à-cote sur une place à Venise.
Giacomo Cervo, à droite, et Andrea Romano, à gauche, nés en 2001 et 2005, sont tous les deux militants pour la gauche italienne à Venise.
© Emma Bougerol

Assis à côté de Giacomo Cervo, un autre jeune homme prend la parole. Il était resté silencieux jusqu’ici, venu pour prendre des photos et alimenter les réseaux sociaux de son parti et de son camarade. Mais il ne peut s’empêcher d’intervenir.

Andrea Romano est né en 2005, à Venise. Il a toujours vécu ici, il y a grandi. Au sujet du maire de sa ville, l’étudiant en études internationales résume : « Luigi Brugnaro, c’est vraiment la figure du “businessman”. Il ne raisonne que par l’argent. » Son voisin opine : « À Venise, le conflit d’intérêts, c’est-à-dire lorsque les intérêts publics et privés s’entremêlent, est devenu une pratique systématique. »

Car le maire de Venise est aussi le patron de la boîte d’intérim Umana, très connue dans la région. Il mélange souvent politique et business. Une pratique relevée par des magistrats italiens, qui notent notamment des irrégularités dans les financements de la dernière campagne de l’édile et un manque de « détachement réel entre le champ opérationnel de l’entreprise privée et celui de la collectivité territoriale ».

« Inverser la tendance au niveau national »

« La situation à Venise est à bien des égards un avant-goût de ce qui s’est ensuite passé dans le reste du pays », ajoute Giacomo Cervo. Le surtourisme, la vulnérabilité au changement climatique, la désindustrialisation et une économie locale dépendante des visiteurs internationaux, tout cela concerne désormais de nombreuses villes et régions italiennes. « Ce à quoi nous sommes confrontés à Venise depuis la fin des années 1970, le reste de l’Italie y est confronté depuis une décennie, avance-t-il. C’est précisément la raison pour laquelle, si nous, à Venise, étions capables de nous attaquer à ces problèmes, d’y apporter des réponses radicales, nous pourrions être en mesure d’inverser la tendance au niveau national », ajoute le jeune homme.

La différence, selon lui, avec le reste du pays, se trouve dans l’héritage militant de sa ville d’adoption : « Venise possède un historique de luttes, un ensemble d’associations, une conscience collective qui peut être utile au reste du pays… Voire à d’autres pays. » Après un instant de réflexion, il complète : « Car toutes les grandes villes historiques européennes sont confrontées aux mêmes problèmes. »

Giacomo se réjouit qu’aux dernières élections européennes, l’Alliance italienne entre les écologistes et la gauche de Sinistra italiana ait obtenu 10 % des voix dans la commune de Venise et 14 % dans la partie historique de la ville. « L’Alliance de gauche a rassemblé les questions de qualité de l’emploi, de justice sociale et celles liées à l’environnement. » Ce score donne, d’après lui, à voir un possible retour de la gauche dans un pays au champ politique aujourd’hui quasi monopolisé par la droite.

« Comme disait Gramsci : “pessimisme de la raison, optimisme de la volonté”, résume le militant au sujet de son état d’esprit. La situation actuelle est certes compliquée, mais l’Italie a une tradition de gauche qui peut recréer une alternative. Il existe des ressources sociales, des ressources intellectuelles pour la construire. »

« Nous avons peur du fascisme profond »

Ce printemps n’a pas été de tout repos pour le militant, sur le pont lors de manifestations en soutien à la Palestine ou contre la « loi sécurité » qui, entre autres, criminalise les actions de désobéissance civile et protège davantage la police en cas d’accusation de violences. Cette loi est, selon lui, le symbole du pouvoir italien actuel. « Vous voulez essayer de bloquer une route parce qu’ils ont licencié les employés de votre usine ? Vous allez en prison. Vous tenez un piquet de grève devant votre usine parce qu’ils vous ont licencié ? Vous allez en prison, dénonce Giacomo. Nous n’avons pas peur du fascisme d’opérette, nous avons peur du fascisme profond, de l’idée fondamentale que la discussion est inutile et que ceux qui ont gagné doivent décider seuls. »

Récemment, Giacomo s’est impliqué corps et âme dans la campagne autour d’un référendum organisé en Italie ces 8 et 9 juin. Le scrutin a été rendu possible par une pétition signée par plus d’un demi-million d’habitants. Les Italiennes et Italiens sont appelés à s’exprimer sur cinq questions.

Un référendum sur le droit du travail et la citoyenneté

Le vote concerne notamment le nombre d’années de résidence régulière requises pour demander la nationalité. En cas de victoire du « oui », un étranger pourra demander la nationalité italienne après cinq ans passés sur le territoire, contre dix actuellement. Les autres questions sont liées au travail, où l’abrogation des lois en vigueur pourrait notamment permettre de mieux protéger les victimes de licenciements abusifs, de lutter contre la multiplication des contrats précaires ou encore d’accroître la responsabilité de l’employeur en cas d’accident du travail.

Le résultat du vote ne sera valide que si la moitié des inscrits y participent – ce qui n’est pas assuré. Les partis de la gauche du spectre politique se mobilisent pour pousser au vote, tandis que la droite appelle à l’abstention.

À l’automne 2025, les électeurs vénitiens retourneront aux urnes pour les élections régionales. La Vénétie est dirigée actuellement par Luca Zaia, de la Ligue, le parti de Matteo Salvini. Giacomo Cervo baisse la voix : « Je ne le dis pas trop fort, mais il est impossible que le candidat de centre gauche l’emporte. Soyons réalistes, il n’a jamais gagné et il ne gagnera certainement pas ce tour-ci. » Mais le jeune responsable politique voit plus loin : son camp ne gagnera peut-être pas ces élections ni même les prochaines, mais le tout est d’entamer un travail de fond.

Convaincu que cela passera par des politiciens plus identifiés sur des questions précises, le féru de lecture passe en ce moment une grande partie de son temps à s’intéresser aux questions liées à l’immobilier et au logement. Il compte devenir une voix de référence sur le sujet, dans son parti et à l’échelle nationale. Et un jour, peut-être, convaincre un grand nombre de citoyens de lui faire confiance.