Comme tous les jeudi soir, les associés de Coopcycle se réunissent dans l’appartement de l’un des leurs pour leur réunion de coordination. Des réunions bien suivies de huit à quinze personnes sur une vingtaine de membres dans lesquelles tous les problèmes sont abordés. « Ce sont des réunions de quatre à cinq heures au bout desquelles on se déteste, affirme dans un grand rire Kevin, un des initiateurs du projet. C’est le prix à payer pour rester horizontal. »
Une volonté autogestionnaire clairement affichée dans ce projet hautement militant où les notions d’autonomie et de coordination doivent se conjuguer, ce qui nécessite de construire des rapports de confiance. Lison, une autre participante au projet, confirme : « La confiance, ça ne se décrète pas, ça s’acquiert. Il nous faut donc mettre en place des procédures. On ne doit pas faire ce que l’on veut mais ce que l’on pense bien pour le groupe. J’aimerais qu’on arrive à construire cette confiance. »
Un projet issu de Nuit debout
Il faut dire que l’ambition politique ne manque pas à ce groupe de militants qui s’est connu dans les mobilisations contre la loi travail au printemps 2016. Alexandre, le développeur à l’origine du projet, explique : « On a senti, que dans ce secteur, les choses bougeaient en témoignent la venue des taxis, puis des chauffeurs d’Uber lors de Nuit debout. » Du côté des livreurs, la faillite de la société Take Eat Easy la même année a sans doute été un déclencheur dans la prise de conscience de leur précarité : en tant qu’auto-entrepreneurs, ils n’ont pas pu être payés pour des courses qu’ils avaient réalisées. Des événements du même type se sont passés dans d’autres pays européens. La jonction entre livreurs et militants s’est concrétisée dans une rencontre à Caen en août 2018 d’une vingtaine de structures de France, de Belgique, d’Allemagne et d’Espagne, autour du projet Coopcycle.
Si Coopcycle est aujourd’hui une association, son objectif est de devenir une coopérative de « second niveau » : une coopérative dont les membres seront d’autres coopératives. « Nous voulons que des coopératives locales de coursiers se fédèrent en mutualisant des services, de la démarche commerciale ou même de l’assurance », explique Mathis, participant au projet. Le service le plus emblématique de cette démarche est incontestablement le développement d’un logiciel « de mise en relation entre clients, commerçants et livreurs à vélo » comme l’indique leur site. Ce logiciel se définit comme « un bien commun numérique [qui] appartient à tout ceux qui y contribuent (développeurs) et qui l’utilisent (coursiers, restaurateurs). »
« Démocratie au travail » et « absence de patrons »
L’utilisation du site est en théorie réservée aux coopératives de travailleurs, mais la réalité est un peu plus complexe. Pour Colin, membre de Coopcycle, « le modèle de travail est résumé dans la licence de logiciel. Pour l’utiliser, on se doit d’adhérer au principe coopératif qui veut que la délibération se fasse sur une voix par personne et que les livreurs soient salariés, ce qui signifie qu’ils cotisent à la sécurité sociale. À partir de là, ils peuvent s’organiser en associations, en CAE, en Scic ou en Scop[diverses formes de coopératives, ndlr]. »
Si les coopératives de travail françaises – les Scop – imposent que les travailleurs aient un statut salarial, il n’en est pas de même dans d’autres pays européens – notamment l’Espagne et l’Italie – où ceux-ci ont le statut de travailleurs indépendants, ce qui signifie qu’ils ont une couverture sociale pour le moins limitée. Quels critères peuvent alors s’appliquer sur l’ensemble de l’Europe ? Pour Kévin, « ce qui unit ces collectifs est une charte dans laquelle figure des "conditions de travail dignes", un anticapitalisme qui se définit par l’absence de profits et de patrons et donc des valeurs partagées de démocratie au travail et de partage de la valeur qu’il génère entre les membres. »
Sortir de la Foodtech
Comment dès lors faire face aux concurrents que sont les grandes plateformes de livraison à domicile ? Alexandre estime qu’« on n’est pas en concurrence frontale avec Deliveroo ou Uber Eats : on ne veut pas refaire ce que les autres font. » Kevin approuve en indiquant que « le logiciel permet de tout faire, foodtech ou pas. Nous recherchons des marchés de niche. Si nous arrivons à représenter même une faible part du marché, nous détruirons l’illusion monopolistique sur lequel ce marché est fondé. Nous pourrons mettre en danger les levées de fonds sur lequel le modèle économique spéculatif des plateformes capitalistes repose. Avec un peu de chance, leur effondrement laissera place à une initiative basée sur l’autogestion de la valeur et la propriété commune des moyens de production que nous mettons en place. » Lison explique que « le but immédiat n’est pas de concurrencer mais de fonctionner. On n’est pas des concurrents… pour l’instant. Le simple fait d’exister sur ce marché est un défi mais également un danger pour le modèle économique des plateformes. »
Il leur faut donc rechercher des synergies. C’est ce que Coopcycle permet grâce à l’échange d’idées entre les différents groupes de coursiers. Une des pistes est de se rapprocher des associations telles que des régies de quartier ou des collectivités locales. « C’est un peu ce qui se fait déjà à Stains, Lorient ou Bordeaux, indique Colin. À titre d’exemple, nous travaillons avec un restaurant associatif qui réalise des plats de qualité à des prix abordables que nous livrons aux travailleurs de la ZAC du Bois Moussay à Stains. Cette synergie entre une démarche coopérative et des structures semi-institutionnelles pour développer un réseau non lucratif de livraisons face aux plateformes plus solides nous permet de proposer aux travailleurs formés une voie de sortie pérenne dans les coopératives du réseau. »
Les différentes structures locales développent donc des stratégies de contournement des acteurs majeurs de ce marché, ce qui permet de développer une notoriété locale. La question reste donc ouverte de savoir s’il faudra promouvoir des marques locales ou l’identité Coopcycle, dilemme parfaitement résumé par Lison : « Si on centralise, on développe la notoriété mais on perd l’impact local et cela, les groupes ne veulent pas le perdre. » Aujourd’hui, c’est simplement « Powered by Coopcycle ».
Construire l’alternative
Changement de décor. Nous sommes dans un hangar au 18, rue Sambre et Meuse dans le 10e arrondissement de Paris au siège de Olvo, une des structures participantes du réseau Coopcycle. À gauche, l’atelier de réparation des vélos, au fond, des matelas bien empaquetés et des fûts de bière, à droite, des vélo-cargos : des bi-porteurs à assistance électrique dont l’avant est un coffre volumineux. Une porte donne sur un petit local vitré : deux personnes devant des écrans visualisent des courses dans Paris. Leeroyd a créé avec son amie cette entreprise qui est aujourd’hui une Sarl : « J’étais à la fois développeur informatique et coursier à vélo. Je travaillais chez Deliveroo et j’ai vite compris que mon avenir ne se situait pas dans cette entreprise. Nous avons alors investi dans des vélo-cargos qui nous ont permis de proposer à Deliveroo un service spécifique de livraison de repas pour des groupes. »
Afin de ne pas dépendre d’un client unique, ils ont alors diversifié leur base de clientèle pour ensuite, embaucher des salariés. Leeroyd se décrit comme un passionné de vélo qui préfère le grand air – « à moins deux degrés, ça réveille ! » – au travail sédentaire que lui imposait le développement informatique. Cela va au-delà du cadre du travail puisqu’il affirme pratiquer le cyclisme le week-end. Il lui fallait donc sortir du marasme du métier de coursier en innovant. Au-delà des simples courses, la logistique a été un élément indispensable du développement de l’entreprise. C’est ainsi qu’Olvo a contracté avec plusieurs sociétés le stockage de leurs produits avant livraison à domicile dans Paris : ils transportent même des matelas à bord de ces vélo-cargos ! Spectaculaire. « Avec un croissance de 10 % tous les mois, nous n’avons vraiment rien à envier aux start-up ! » ironise le co-fondateur.
« Quand on passe un tiers de sa vie dans l’entreprise, il est important que chacun ait son mot à dire »
Ils ont très vite sympathisé avec Hugo, un de leur client qui avait créé une société coopérative (Scop) commercialisant des paniers de recettes biologiques. Cette entreprise n’ayant pas fonctionné comme elle le devait, Hugo les rejoint en octobre 2017 avec la volonté de transformer la Sarl en Scop et devient co-gérant de l’entreprise. « Il nous a convaincu qu’Olvo devait être une Scop » confirme Leeroyd. Pour Hugo, « passer en Scop est un choix "philosophique", quand on pense que l’on passe un tiers de sa vie dans l’entreprise, il est important que chacun ait son mot à dire. »
Des pratiques d’autogestion et de polyvalence existent déjà dans l’entreprise. « Lorsque nous recrutons, nous demandons toujours à trois autres salariés de valider notre choix et chacun d’eux à un droit de veto, indique Hugo. Par ailleurs, on ne pointe pas mais on est raisonnable sur le temps de travail. » De fait, tout le monde choisit ses horaires et ce même si, de l’aveu de nos interlocuteurs, « c’est difficile à certains moments, notamment les samedi matins. » Pour autant, les fondateurs sont prudents dans leur approche : les plus anciens salariés deviendront dans un premier temps sociétaires, mais l’objectif est bien d’arriver à un taux de sociétariat de 100 %.
Vers un label « Livraison responsable »
On comprend donc les raisons pour lesquelles Olvo est très motivé par le projet Coopcycle, et notamment son logiciel : « Pour l’instant, on utilise un système propriétaire qui nous coûte 10 000 euros par an », lâche Leeroyd. Au-delà de cet aspect financier immédiat, c’est bien le projet de fédérer des acteurs européens qui construisent un autre rapport au travail dans le domaine de la course à vélo qui motive nos interlocuteurs. Hugo souhaite d’ailleurs lancer dans le réseau européen l’idée d’un label « Livraison responsable » : « Même dans notre secteur, on doit faire face au greenwashing avec des sociétés qui se prétendent écologiques et ne font que 10 % de livraisons à vélo pour 90 % en fourgonnettes. »
Les 25 et 26 octobre derniers, une soixantaine de livreurs européens venus de douze pays différents se sont rencontrés à Bruxelles pour coordonner leurs luttes contre les leaders du secteur que sont Deliveroo, Foodora, Glovo ou Uber Eats (notre reportage). Leeroyd pense que « cette lutte est vaine. Il faudrait en effet que tous les coursiers s’arrêtent en même temps. » Si Hugo estime que « cette lutte est mille fois légitime », il estime que « le contexte d’un chômage à 10 % favorise un climat libéral et individualiste de la société. » Même son de cloche chez les militants de Coopcycle. « Le modèle économique de ces plateformes fait que les rémunérations ne peuvent que baisser, nous indique Alexandre. Leur démarche est parallèle et il faut construire l’alternative. » Il concède cependant que c’est loin d’être facile à dire : « si vous voulez une galère plus forte, venez avec nous », ironise-t-il.
Ce projet Coopcycle est donc bien la construction d’une alternative économique face à la domination du marché. « On s’inscrit dans la continuité du processus de Nuit debout, indique Kévin. Nous nous battons pour une qualification du travail qui se détermine autrement que par le marché comme le font UberEat ou Deliveroo qui engagent des auto-entrepreneurs. Notre objectif est la qualification du travail abstrait » et la licence logicielle devient alors « un outil de qualification du travail du commun. » Ce qui l’amène à conclure avec un petit sourire : « Au fond, nous sommes une start-up multinationale anarcho-communiste. »
Texte et photos : Benoît Borrits
Cet article a été initialement publié sur le site Association Autogestion, qui veut promouvoir la réflexion et l’éducation populaire sur la thématique de l’autogestion.
– Le site de Coopcycle : https://coopcycle.org/fr/
– Le site d’Olvo : https://www.olvo.fr/