Polémique sur le Comté : des producteurs dénoncent la récupération par le RN

ÉcologieAgriculture

Les écologistes n’ont jamais voulu interdire le Comté, mais c’est pourtant ce que laissent entendre des élus du Rassemblement national et des médias comme le « JDD » ou CNews. Mécanique d’une récupération politique.

par Sophie Chapelle

, modifié Temps de lecture : ?

Bluesky Facebook Linkedin Mail Enregistrer
Lire plus tard

« Les écologistes veulent interdire le Comté », « Après la viande, jusqu’où iront-ils ? » Voici comment des députés du Rassemblement national (RN) et plusieurs médias réactionnaires – Le JDD, Europe 1, CNews... – se sont saisis ces derniers jours d’une chronique sur France Inter, quinze jours après sa diffusion. Le 24 avril, dans l’émission « La Terre au carré », le militant Pierre Rigaux, écologue-naturaliste, déplore l’impact écologique et la souffrance animale liés à la production de ce fromage du Jura, d’appellation d’origine protégée (AOP). Il interroge : « Quelles raisons a-t-on encore d’acheter du Comté aujourd’hui ? »

« J’écoute France Inter dans le tracteur et j’ai entendu la chronique en direct », se remémore Pierrick Monnet, qui produit justement du Comté dans l’Ain. « La pollution des rivières est connue depuis des décennies », souligne l’éleveur. C’est un fait. L’intensification des pratiques agricoles liées à la fabrication de ce fromage d’affinage a fait augmenter les épandages de lisier dans les champs. Ce lisier s’infiltre dans les sols karstiques par temps de pluie, avant de redescendre dans les rivières. Ces épandages fertilisent la rivière et font pousser des algues qui colmatent les fonds, empêchant les poissons de s’alimenter, rappelle en détail France 3 Bourgogne Franche-Comté, études à l’appui.

Le RN défend le Comté mais veut affaiblir... les AOP

Pierrick imagine que l’histoire va s’arrêter là, car la pollution est connue depuis longtemps et essaie d’être traitée par la filière Comté. Mais la polémique démarre vraiment le 10 mai, à la suite d’un article du Figaro selon lequel les écologistes voudraient interdire le Comté. « Après la chasse, la pêche, l’agriculture en général et l’élevage sous toutes ses formes, c’est au tour de ce fromage, un des fleurons du patrimoine gastronomique français, de se trouver dans le collimateur des khmers verts », écrit le quotidien, propriété de la famille Dassault.

Tour à tour, la préfecture du Jura puis la ministre de l’Agriculture relaient cet article sur les réseaux sociaux, en prenant pleinement parti pour les producteurs et productrices de Comté. Julien Odoul, député du Rassemblement national, va aussi multiplier les tweets à ce sujet, s’en prenant à ceux qu’il qualifie d’« écolo-dingos » et d’« ayatollahs verts ». Certaines de ses publications dépassent le million de vues. Le hashtag #TouchePasAuComte prend de l’ampleur.

Tweets du député RN Julien Odoul sur le Comté.
Captures d’écran sur le réseau social X.

« Le RN s’achète une belle vitrine publique sur la défense du fromage mais n’a aucune idée sur la manière dont on défend le fromage », réagit Pierrick Monnet, qui pointe les contradictions du parti. Dans son contre-budget présenté fin 2024, le RN prévoit de réduire de 20 % le budget alloué à l’Inao (Institut national de l’origine et de la qualité) et dépose des amendements en ce sens. « Le cahier des charges de la filière Comté, c’est 10 ans de travail avec l’Inao », souligne l’éleveur. « Sans les moyens techniques et humains de l’Inao, on pourrait moins défendre le dossier auprès de l’Union européenne. L’Inao a aussi servi à éviter que des industriels comme Lactalis aient trop de pouvoir dans la filière. » Les amendements du RN sont finalement retoqués grâce aux voix de la Nupes qui s’y opposent, comme le rappelle la députée LFI Mathilde Hignet.

Une polémique sans vrai débat

Sébastien Chenu, vice-président du RN, profite surtout de cette polémique pour s’en prendre aux écologistes. « Les écolo sont des dingues, ils veulent punir, interdire », déclare-t-il sur Télématin. Marine Tondelier, secrétaire nationale des Écologistes, tente d’éteindre la polémique en tâchant de « rétablir quelques vérités » : « Les écologistes n’ont jamais demandé d’arrêter d’en manger, et encore moins de l’interdire », écrit-elle. « Cela n’empêche pas de se poser des questions sur l’impact environnemental de sa production, et de réfléchir aux moyens de l’améliorer, pour faire progresser les revenus des éleveurs et pour protéger la nature comme les animaux. » Un communiqué du parti détaille leur position sur le sujet. Mais rien n’y fait.

Le JDD, désormais propriété du groupe Bolloré, s’appuie sur l’article du Figaro et titre : « Après la viande, ces militants écolos qui s’attaquent… au comté ». L’hebdomadaire Le Point profite de cette polémique pour s’attaquer au « service audiovisuel public [qui] n’hésite pas à stigmatiser les pratiques agricoles par la voix de ses intervenants ».

« La chronique sur France Inter et les réactions qui ont suivi polarisent le débat entre pro et anti. Soit t’es écolo et donc anti-élevage, soit t’es pro-Comté et donc anti-écolo. Il n’y a rien entre les deux », déplore Nicolas Girod, producteur de lait à Comté dans le Jura. « Cela galvanise les extrêmes en mode : ’’circulez y a rien à voir, laissez nous tranquilles’’. » Ancien porte-parole de la Confédération paysanne, il milite avec son syndicat pour que la filière améliore ses pratiques environnementales. Il redoute que cette polémique bloque toute avancée pour la suite.

Cet emballement laisse aussi perplexe le collectif SOS Loue et Rivières comtoises, dont les militants se battent sans relâche pour améliorer la qualité des rivières de Franche-Comté. « Cela fait du buzz pour rien », estime Philippe Koeberlé, un des porte-paroles du collectif qui « regrette la récupération politique » du Figaro.

Un producteur de Comté trop nuancé pour CNews

La coopérative de Comté dont est sociétaire Pierrick Monnet reçoit même un appel de CNews pour qu’il témoigne, à la suite de la publication de l’article du Figaro. « On a été surpris par leur appel et on a hésité à donner suite », se remémore l’éleveur. « Le journaliste de CNews s’attendait à ce que je sois très en colère et que je rentre dans le jeu de : ’’ces écolos qui nous emmerdent’’. Moi, je ne voulais pas qu’ils puissent isoler une de mes phrases pour s’en servir de justificatif. » Pierrick décide d’accepter en faisant en sorte que ce qu’il dise soit « irrécupérable ».

Lors de l’entretien intitulé « Les idées polémiques des Écologistes », le présentateur de CNews débute la séquence ainsi : « Les écologistes n’en sont pas à leur coup d’essai : manger de la viande, c’est pas bien, manger du Comté, ça pollue », avant de se tourner vers Pierrick Monnet : « Alors le Comté ça pollue ? » « Cela nous surprend mais ne nous met pas en colère », répond l’éleveur, en visio, qui décontenance les personnes en plateau. « Plus on respectera l’environnement, plus on sera vertueux, plus on améliorera notre revenu », précise-t-il. « On invite les gens à venir sur notre ferme. »

Le témoignage tourne court. Le présentateur donne la parole à sa journaliste politique en plateau qui renvoie dos à dos la chronique de Pierre Rigaux sur France Inter, aux « propos de Sandrine Rousseau sur le barbecue et la virilité » puis à « Aymeric Caron et les moustiques ». « On marche sur la tête » conclut le présentateur.

À l’issue de cette séquence, Pierrick Monnet ne regrette pas d’avoir essayé de faire entendre une autre voix. Mais pour lui, « cette polémique instille le poison du ’’nous’’ contre ’’eux les écolos’’. CNews a réussi. Même le parti écolo a dû sortir un communiqué alors qu’ils n’ont jamais dit qu’il ne fallait pas manger de Comté. Si demain il y a un candidat vert, il se fera allumer. À force d’entendre que les écolos sont contre le Comté, les gens s’en souviennent. Ça rend nos discussions difficiles en coopérative. »

Des impacts écologiques à mieux prendre en compte

Cette polémique intervient alors que la filière Comté vient de se doter d’un nouveau cahier des charges. Conscients des impacts environnementaux de leur production, les éleveuses et éleveurs réunis au sein du CIGC (comité interprofessionnel de gestion du Comté) ont notamment décidé de limiter la taille des fermes à une production maximale de lait de 1,2 million de litres par an, et d’encadrer strictement les pratiques de fertilisation.

« Sur le cahier des charges, il y a des avancées, c’est une certitude, notamment en matière environnementale », souligne Nicolas Girod de la Confédération paysanne. « Mais cela reste insuffisant. La filière arrive à installer de nouveaux éleveurs et à les rémunérer mais elle ne va pas assez loin pour répondre aux défis écologiques. » Le Comté a vu sa production doubler en quarante ans avec de nouvelles surfaces dédiées : 35 000 hectares supplémentaires au cours des dix dernières années soit +15 %, selon les syndicats agricoles. Le massif du Jura enregistre en parallèle un nombre d’installations particulièrement élevé, souvent une installation pour un départ, là où le métier de producteur de lait est le plus souvent abandonné.

Pour le bureau d’étude Basic qui s’est penché sur les impacts de la filière, « la focalisation du débat actuel sur le Comté nous éloigne peut-être du véritable problème qui est la tendance des productions alimentaires à la massification de la production et à leur disponibilité toute l’année et en grandes quantités. Cette tendance génère d’importants impacts négatifs à la fois écologiques et socio-économiques. »

La situation des rivières comtoises n’est pas irréversible. « Cependant, si de gros efforts ne sont pas faits rapidement, il sera difficile de restaurer le bon fonctionnement des rivières », explique Pierre-Marie Badot, professeur de biologie environnementale à l’Université de Franche-Comté dans les colonnes de France 3 Régions. Face à la polarisation du débat, Nicolas Girod plaide pour « tisser des liens entre les producteurs et les habitants vivant sur le territoire, afin de vraiment faire bouger les lignes sur l’ambition à porter en matière écologique. »