« La dissolution fait partie du répertoire de l’autoritarisme »

DémocratieMesures liberticides

Bruno Retailleau a annoncé vouloir dissoudre Urgence Palestine et le mouvement antifasciste Jeune garde. Alors que le nombre de dissolutions n’a jamais été aussi élevé, le sociologue Pierre Douillard-Lefèvre retrace l’histoire de cette procédure.

par Agathe Di Lenardo

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Les récentes annonces de dissolutions d’Urgence Palestine et de la Jeune Garde antifasciste ont fait réagir les sphères politiques et militantes. Que nous disent-elles du climat politique actuel ?

Il n’y a jamais eu autant de dissolutions de groupements que sous Emmanuel Macron : près d’une quarantaine. A l’inverse, entre l’élection de François Mitterrand en 1981 et celle de Macron, l’État n’avait prononcé que 29 dissolutions en plus de trois décennies. Cela s’accompagne aussi d’un nombre record de manifestations interdites par les préfectures, un des records d’usage de l’article 49.3, une explosion de l’usage des armes de la police. La dissolution fait partie d’un répertoire de l’autoritarisme.

Portrait de Pierre Douillard-Lefèvre
Pierre Douillard-Lefèvre
Sociologue et auteur de Dissoudre, éditions Grevis, 2024.
DR

Pourtant, au départ, les dissolutions avaient pour objectifs de viser les groupes d’extrême droite...

Historiquement, la dissolution est une décision exceptionnelle, hautement liberticide, mais prévue pour un contexte de crise, celui des années 1930. Il existe alors une menace fasciste en France, notamment avec l’émeute du 6 février 1934 qui attaque le Parlement et des centaines de milliers d’adhérents des ligues d’extrême droite qui appellent à renverser la République, dans un contexte où, aux portes de la France, Hitler est victorieux en Allemagne et Mussolini au pouvoir en Italie.

En 1936, le Front populaire va donc adopter cette procédure de dissolution qui permet, en principe, de démanteler un groupe armé ou une milice de combat qui menacerait la République. Donc il s’agit de critères très stricts. Cette mesure se révélera totalement inopérante, car quatre ans plus tard, profitant de la victoire militaire de l’Allemagne nazie sur la France et de l’instauration du régime de Vichy, les groupes fascistes arrivent au pouvoir. Avant cela, la plupart des ligues se sont reconstituées sous d’autres formes, et certains groupes ont basculé dans la clandestinité et l’action terroriste, comme la Cagoule, qui commet des assassinats et projette même un putsch fasciste.

Sur le plan des atteintes aux libertés, cette nouvelle procédure va cependant se révéler très efficace. Dès 1937, des procédures de dissolution frappent des groupes anticolonialistes, notamment l’Étoile nord-africaine, l’un des premiers groupes indépendantistes algériens. Au cours de son histoire, cette procédure va essentiellement viser des groupuscules d’extrême droite, des groupes anticolonialistes – kanaks, algériens, bretons – et une minorité de groupes d’extrême gauche comme Action directe [groupe terroriste d’extrême gauche dissous en 1982, ndlr].

Quelles évolutions a ensuite connues la loi, qui expliqueraient une telle inflation des dissolutions ?

La procédure n’avait globalement pas tellement bougé depuis les années 1930, juste été légèrement modifiée avec notamment la question des « liens » avec le terrorisme ou d’apologie de crimes contre l’humanité. Puis, en 2021 arrive la loi sur le séparatisme de Gérald Darmanin : elle ajoute la possibilité de dissoudre tout groupement qui provoquerait des atteintes aux personnes et aux biens.

Cela peut toucher aussi bien une association, une organisation politique que des collectifs informels d’amis qui militent. Les critères sont très larges : on peut dissoudre un collectif non plus sur la base de faits, mais sur des paroles ou des présomptions. C’est ce qui s’est passé pour des associations musulmanes, comme la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI, dissous en 2021), qui dénonçait une islamophobie d’État, ce qui a été perçu, selon le décret de dissolution, comme une provocation à la violence et à la rébellion.

On est donc passé d’une loi liberticide, mais qui visait spécifiquement des menaces, réelles ou supposées, envers la République, à une loi qui réprime la liberté d’expression. Les dissolutions de la Jeune Garde antifasciste et d’Urgence Palestine sont d’ailleurs des demandes du Rassemblement national. Il y a donc vraiment un retournement historique quasiment symétrique, au nom de la défense de la République face au fascisme à l’époque comme aujourd’hui. Sauf qu’aujourd’hui, dans le récit médiatique, la menace pour la République, c’est la gauche.

Concrètement, comment fonctionne cette loi aujourd’hui ?

En général, le gouvernement fait une annonce publique. Puis la procédure administrative commence. Une notification est envoyée au groupement, qui dispose d’un délai d’une à deux semaines pour faire des observations écrites. La dissolution officielle est prononcée en Conseil des ministres par un décret signé par le Président. À partir de là, le groupe est dissous et ne peut plus exercer d’activités politiques, bien qu’il puisse lancer un recours au Conseil d’Etat, qui peut prendre plusieurs mois.

Cette dynamique se limite-t-elle à la France ou s’observe-t-elle ailleurs ?

La France a un régime beaucoup plus liberticide et strict que d’autres pays, comme la Belgique. Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), dissous en 2020, s’y est déplacé, car il n’y a pas de loi équivalente là-bas. Ce qu’il faut souligner, c’est que la France est largement autant voire plus répressive que d’autres pays européens gouvernés par l’extrême droite, comme l’Italie, alors qu’on a un Président soi-disant centriste et démocrate au pouvoir.

La dissolution du groupuscule d’extrême droite Lyon populaire a également été annoncée fin avril. Ce type de groupements est-il autant visé que ceux situés à gauche ?

Les dissolutions récentes frappent davantage les structures musulmanes ou contre l’islamophobie et les groupes antifascistes ou écologistes. Souvent, le ministre de l’Intérieur annonce d’un côté la dissolution de collectifs plutôt à gauche, et pour contrebalancer, celui d’un groupuscule d’extrême droite. La même chose avait été faite lors de l’annonce de dissolution des Soulèvements de la Terre [annulée par le Conseil d’État, ndlr]. En réalité, les groupements d’extrême droite dissous peuvent souvent continuer leurs activités.

C’est le cas de l’Alvarium [groupe d’extrême droite violent actif à Angers, ndlr], qui continue de faire exactement ce qu’il faisait avant, en toute impunité. On a également l’exemple de la manifestation néofasciste du 10 mai dernier : sous protection policière, des néonazis ont pu défiler avec des cagoules et des fumigènes, ce qui n’aurait probablement pas été toléré dans une manifestation de Gilets jaunes. Pour l’anecdote, les organisateurs de cette marche sont eux-mêmes issus d’un groupe dissous, le GUD, et pourtant toujours actif et bénéficiant même de protection policière. Les dissolutions qui visent l’extrême droite sont des effets d’annonce médiatiques, une mise en scène pour montrer qu’on tape sur « les deux extrêmes » de l’échiquier politique.

Pour les autres groupes, les dissolutions s’avèrent-elles efficaces ?

Si l’État veut réellement appliquer une procédure de dissolution, il peut le faire et de façon extrêmement dure. Quand l’Étoile nord-africaine est dissoute en 1937, ses dirigeants sont immédiatement mis en prison et leur journal interdit. Plus récemment, différents groupes anti-islamophobie et musulmans dissous, comme la CRI, ont été réduits au silence. La dissolution du collectif Palestine Vaincra a été confirmée il y a quelques semaines par le Conseil d’État : ils ne sont plus sur les réseaux sociaux et on ne les entendra plus, sous peine de poursuites.

Quels arguments sont utilisés pour justifier ces dissolutions ?

Urgence Palestine a notamment été mis en cause pour apologie du terrorisme. L’incitation à la violence a également été évoquée, comme pour la Jeune Garde antifasciste. Mais si on appliquait à la lettre les justifications énoncées par Bruno Retailleau, il faudrait dissoudre tous les groupes qui commettent des violences ou qui les provoquent. Y compris des médias qui appellent ouvertement au racisme, ou encore la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), qui a commis des dégradations lors des récentes manifestations.

La dissolution est la conséquence non pas de faits, mais d’une mise en récit d’un ennemi, d’un danger. Avant l’annonce de dissolution des Soulèvements de la Terre, il y a eu tout un travail de communication prétendant qu’ils étaient des « écoterroristes ». Pour les associations musulmanes, on a dit que c’était des « islamistes », des « séparatistes » et des « ennemis de la République ». Ces mots ont été martelés pour faire accepter la dissolution. Ce qui est inquiétant, c’est que ce discours visant à assimiler toute pensée contestataire à une menace contre la République est en train de progresser. C’est le terreau pour, peut-être, d’autres dissolutions à venir.

Aujourd’hui, comment faire face à des menaces de dissolutions arbitraires ?

Les avocats d’un groupement dissous peuvent déposer un recours au Conseil d’État, une procédure qui peut être très longue. Ces dernières années, plusieurs décisions de dissolution ont été cassées – ce qui était rarissime avant – car elles sont souvent mal justifiées. C’est le cas de la procédure contre les Soulèvements de la Terre.

À mon sens, le meilleur moyen de lutter contre les dissolutions, c’est de désarmer le récit qui les permet. Après l’annonce de dissolution des Soulèvements de la Terre, de grandes mobilisations sur le terrain et dans les médias ont réussi à vaincre le récit d’un pseudo-écoterrorisme. Cela a largement contribué à obtenir l’arrêt de la dissolution. La même chose a été observée concernant le média Nantes révoltée. Malheureusement, pour des petites structures locales ou des structures musulmanes, cela peut se passer dans l’indifférence : elles ont si peu de relais médiatiques et le discours islamophobe est tellement fort que leur dissolution ne fait pas de bruit.

Pour Urgence Palestine et la Jeune Garde antifasciste, plusieurs personnalités dénoncent clairement les dissolutions et il y a une pétition très suivie. C’est, en plus de la bataille juridique, une bonne voie de riposte.

Boîte noire

Mise à jour le 19 mai à 16h32 afin de prendre en compte plusieurs précisions de l’interviewé.