Dans la série des privatisations à venir, il y a celles qui sont visibles, faisant même l’objet d’une forte opposition, comme la privatisation d’Aéroports de Paris. Et celles qui passent inaperçues, dissimulée dans de rébarbatifs textes de loi, mais qui peuvent être lourdes de conséquences. C’est le cas de la privatisation de GRTgaz qui gère les terminaux d’importation et la grande majorité des gazoducs français, et qui détient donc les clés de l’approvisionnement en gaz de la France. Sans GRTgaz, pas de petite flamme bleue pour la cuisson ou le chauffage. L’entreprise, à ne pas confondre avec GRDF qui gère le raccordement des particuliers et entreprises au réseau de gazoducs, est totalement inconnue du grand public [1].
GRTgaz est une filiale d’Engie, dont l’État français est le principal actionnaire, à hauteur de 24 %. Or la loi Pacte – pour « la croissance et la transformation des entreprises », votée en juin 2018 – prévoit que l’État se désengage d’Engie et qu’une part du capital de sa filiale GRTgaz soit ouverte au secteur privé [2]. L’opération signerait le « démantèlement de la filière gaz » que ne cessent de dénoncer les syndicats du groupe. Elle pose aussi beaucoup de questions, à la fois sur la cession à des acteurs privés d’infrastructures stratégiques et des revenus que celles-ci génèrent, et sur la capacité de la France à engager une véritable transition énergétique sans se laisser dicter ses conditions par des grands groupes privés et les marchés financiers.
Grandes manoeuvres gazières
Libéralisation ou pas, les Français continuent aujourd’hui à recevoir leur gaz naturel à domicile comme ils le font depuis des décennies. Tout au plus ont-il pu remarquer que les tarifs tendent globalement à augmenter. À l’autre bout des tuyaux, ce sont les grandes manœuvres. Des milliers de kilomètres de gazoducs se construisent et traversent les continents. D’énormes bateaux sillonnent les océans de l’Australie à l’Arctique, transportant du gaz sous forme liquéfiée. Au nom de sa sécurité énergétique, l’Europe s’est rapprochée de l’Azerbaïdjan malgré un bilan peu reluisant en matière de droits humains et de démocratie. Entre la Russie de Vladimir Poutine et les États-Unis de Donald Trump, la concurrence fait rage pour vendre au vieux continent le gaz issu respectivement des nouveaux gisements de l’Arctique (lire notre article : Autour du gaz, les liaisons dangereuses des milieux d’affaires français avec l’oligarchie russe) et des champs de gaz de schiste du Texas et de Pennsylvanie (lire : Mauvaise nouvelle pour le climat : la France commence à importer du gaz de schiste).
Aux quatre coins de l’Europe, militants du climat, riverains et agriculteurs s’opposent à la pose de nouvelles canalisations géantes ou à la construction de terminaux destinés à accueillir des navires méthaniers. Des Italiens et des Grecs contestent le déracinement en masse d’oliviers centenaires. Des Suédois et des Croates dénoncent la construction de nouveaux ports gaziers à l’utilité contestable. Des Espagnols paient encore, via leurs factures de gaz, le coût de grands projets gaziers abandonnés ou en sous-utilisation chronique. Pour l’instant, la France est relativement épargnée. Mais la privatisation de GRTgaz pourrait changer la donne.
Cartographie des nouveaux géants du gaz
L’Observatoire des multinationales publie, avec plusieurs partenaires européens du réseau ENCO [3], la cartographie d’un secteur en pleine recomposition : celui des réseaux de transports de gaz. Opérant dans un relatif désintérêt du public, ces infrastructures n’en jouent pas moins un rôle crucial pour notre approvisionnement énergétique, de même que sur la question climatique. Le secteur a connu une évolution similaire à beaucoup d’autres en Europe. À coups de privatisations, de rachats et de fusions, les anciennes entreprises publiques opérant au niveau national se sont progressivement agglomérées pour laisser la place à une poignée de géants continentaux, en particulier l’espagnol Enagás, l’italien Snam et le belge Fluxys.
Ces poids lourds des infrastructures gazières sont d’ailleurs présents en France. Fluxys possède le terminal méthanier de Dunkerque, racheté à EDF en 2018, et Snam est actionnaire principal de Terega, l’ancienne filiale de Total qui gère les réseaux de transport de gaz dans le Sud-ouest. En plus de 32 500 kilomètres de gazoducs en France et de terminaux méthaniers à Montoir-en-Bretagne (près de Saint-Nazaire) et à Fos-sur-Mer (à l’embouchure du Rhône), GRTgaz possède des réseaux de transmission en Allemagne, mais ne pèse pas encore autant que ses trois rivaux. Et ce, même si l’on y ajoute la participation de sa maison mère Engie dans le projet très controversé de gazoduc Nord Stream 2, qui relie la Russie et l’Allemagne en passant sous la Baltique.
Un champion, pour quoi faire ?
C’est précisément le but de la privatisation partielle inscrite dans la loi Pacte que de permettre à GRTgaz de « grandir » et de se transformer en champion européen. Dès 2017, encouragée par le gouvernement français, la filiale d’Engie avait cherché à racheter DEFSA, l’entreprise en charge du réseau de gaz grec, promise à la privatisation dans le cadre du plan d’austérité imposé par l’Europe. L’entreprise française a finalement été recalée car pas assez « libéralisée » pour les règles européennes. DEFSA a finalement été revendue à un consortium regroupant Enagás, Snam et Fluxys. Cet échec est très probablement à l’origine de la privatisation partielle décidée par le gouvernement Macron. La même année, selon le nouveau registre officiel du lobbying en France, GRTgaz se lançait dans une campagne d’influence auprès des parlementaires et du gouvernement pour « faire évoluer le cadre d’activité de l’entreprise ».
« Le marché du gaz ne s’arrête plus aux Pyrénées ou au Rhin, mais il est devenu global, à l’échelle de l’Europe, et même du monde, expliquait le rapporteur de la loi Pacte Roland Lescure (député LaREM des Français de l’étranger à l’Assemblée nationale). Ce que nous souhaitons, c’est que nos champions français et européens, Engie et GRTgaz, puissent continuer à contribuer à cette globalisation. » « C’est fait pour qu’on puisse potentiellement se rapprocher d’autres transporteurs de gaz européens », confirmait la patronne d’Engie, Isabelle Kocher, à propos de la privatisation de GRTgaz. Un rapprochement avec l’énergéticien Open Grid Europe, présent surtout en Allemagne et propriété du fonds d’investissement australien Macquarie, est souvent évoqué. Mais pour faire quoi, et à quel prix ?
L’Europe gazière
Mine de rien, ces nouveaux géants du gaz ont acquis une énorme influence sur l’Union européenne (lire le rapport Sous l’influence des industriels et de leurs lobbies, l’Europe s’enferme dans un carcan de gazoducs et de terminaux méthaniers). Aux côtés des multinationales du pétrole comme Total ou Chevron, ils ont contribué à propager l’idée que le gaz devait être le pilier de la transition énergétique. Ils ont aussi convaincu les instances européennes qu’investir des milliards d’euros dans la construction de nouvelles infrastructures gazières était le seul moyen d’assurer l’autonomie énergétique du vieux continent, notamment face à la Russie, et d’atteindre les objectifs climatiques de l’UE.
La vision portée aujourd’hui officiellement par la Commission est celle d’un marché du gaz totalement libéralisé et intégré à l’échelle européenne, où les molécules de méthane pourraient circuler librement d’un bout à l’autre du continent pour aller au plus offrant. Probablement un non-sens économique et environnemental, au vu de la quantité de nouveaux tuyaux qu’il faudra poser et de nouvelles infrastructures qu’il faudra construire pour réaliser cette vision. Mais une aubaine pour de nombreux secteurs économiques, du BTP à la finance.
Collectivement, Snam, Fluxys, Enagás et GRTgaz ont dépensé 900 000 euros en lobbying à Bruxelles en 2018, et rencontré 47 fois les commissaires européens et leurs adjoints entre 2014 et 2019. À quoi s’ajoutent les structures de lobbying qu’ils ont créé conjointement comme l’alliance « Gas for Climate », Gas Infrastructure Europe, le groupe European Network of Transmission System Operators – Gas (ENTSO-G) et quelques autres. Au total, une puissance de feu cumulée de 2,2 millions d’euros. Leurs discours présentant le gaz naturel fossile comme une énergie de « transition » étant de moins en moins crédibles, ils ont tendance aujourd’hui à insister davantage sur les perspectives du « gaz vert ». Le terme est utilisé pour désigner un ensemble de technologies pas toutes très écologiques et qui, en tout état de cause, ne représentent aujourd’hui qu’une fraction infime du gaz que transportent leurs tuyaux. En attendant, le gaz fossile venu de Russie, du Texas, d’Algérie ou du Nigeria continuera de couler à flots, avec les émissions de gaz à effet de serre massives que cela implique.
Vers le retour de projets controversés en France ?
C’est à l’influence des poids lourds des réseaux gaziers que l’on doit la floraison actuelle de nouveaux terminaux méthaniers sur les côtes européennes, qui suscitent tant d’opposition de l’Irlande à la Croatie. Le « Southern Gas Corridor » par exemple, est un immense gazoduc qui raccordera l’Azerbaïdjan à l’Italie sur plusieurs milliers de kilomètres. Sa dernière section, le Trans Adratic Pipeline (TAP) relie le nord de la Grèce au sud de l’Italie en traversant l’Albanie, est construite par un consortium où l’on retrouve ces poids lourds : Snam, Enagás et Fluxys, aux côtés de BP et de la Socar, l’entreprise nationale azérie. Le chantier suscite une vive résistance en Grèce et en Italie [4].
Autre projet controversé les rassemblant – et qui concerne plus directement la France : le gazoduc MidCat vise à relier les réseaux espagnols et français (la Catalogne et Carcassonne) et inclut le sous-projet STEP (traversée des Pyrénées). Poussé par Enagás et Terega (propriété de Snam), le projet était perçu officiellement avec plus de scepticisme par GRTgaz, en raison de son coût et d’une utilité sujette à caution. Sur fond d’opposition des communautés affectées en Espagne et en France, les régulateurs ont fini par le geler en 2018. Reste à voir si le changement d’actionnariat au sein de GRTgaz va modifier le rapport de force.
Autre point d’inquiétude, le projet de gazoduc Éridan, dans la vallée du Rhône, a pour sa part été formellement abandonné. Il devait servir à la fois à prolonger MidCat et à acheminer vers le Nord de grandes quantités de gaz liquéfié arrivant à Fos-sur-Mer. Considéré comme très risqué car passant à proximité de centrales nucléaires [5], sa mise en œuvre est restée bloquée suite à une bataille juridique entre GRTgaz et ses opposants.
Enfin, comme la mariée GRTgaz apporte également dans sa corbeille les terminaux méthaniers de Montoir et de Fos, sa privatisation partielle représentera aussi une perte de contrôle supplémentaire pour les pouvoirs publics sur la provenance du gaz arrivant par bateau en France. Quand il a été annoncé il y a quelques années qu’EDF et Engie allaient importer du gaz de schiste américain, la ministre de l’Environnement de l’époque Ségolène Royal avait déclaré sans convaincre qu’elle essaierait de s’y opposer. Aujourd’hui, à un moment où Américains et Russes veulent abreuver l’Europe de gaz liquéfié, contrer cette évolution sera encore moins possible.
Infrastructures publiques, profits privés
Qui pourrait être intéressé par l’acquisition des parts privatisées de GRTgaz ? Une entreprise comme celle-ci, gestionnaire d’infrastructures extrêmement régulées, attire généralement un certain type d’investisseur, à la recherche de bénéfices réguliers et sans risques. C’est le cas de fonds spécialisés comme l’australien Macquarie déjà mentionné, ou encore de fonds de pension comme la Caisse de dépôt et de placement du Québec, déjà au capital de Fluxys [6].
Les autres propriétaires de Terega aux côtés de Snam sont le fonds souverain de Singapour et EDF Invest, filiale du groupe énergétique chargée de gérer les provisions pour le démantèlement des centrales nucléaires. GRTgaz se rapprocherait ainsi du modèle de ses concurrents Fluxys, Enagás et Snam, dont le capital est lui aussi partagé entre les pouvoirs publics (les collectivités locales belges dans le cas de Fluxys) et de gros investisseurs comme BlackRock.
L’intérêt commun de ces actionnaires publics et privés est de pomper des dividendes. En 2018, Fluxys, Enagás et Snam ont reversé collectivement 1,2 milliard d’euros à leurs actionnaires, soit plus des deux tiers de leurs confortables bénéfices (1,75 milliard). GRTgaz est ici en terrain connu. Entre 2009 et 2017, sa maison mère Engie a distribué plus de 29 milliards d’euros de dividendes à ses actionnaires – trois fois plus que ses bénéfices cumulés sur la période. Selon la CGT du groupe, cette gabegie provient en grande partie du pillage de la trésorerie d’Engie depuis la fusion entre GDF et Suez, ainsi que des remontées de dividendes des filiales comme GRDF et GRTgaz. Chaque année, celles-ci versent selon le syndicat entre 1 et 1,5 milliard d’euros à leur maison mère, soit davantage que leurs bénéfices.
Entre 2010 et 2016, GRTgaz a ainsi remonté à sa maison mère près de 3 milliards d’euros, plus de deux fois ses bénéfices pour la même période (1,3 milliard). En 2017, les remontées des filiales régulées représentait 87% du dividende versé par Engie [7]. Dans le même temps, la CGT dénonce la perte progressive d’emplois dans les filiales, le recours accru à la sous-traitance et la faiblesse des investissements. Sous ces aspects au moins, la privatisation partielle de GRTgaz ne changera sans doute pas grand chose.
Olivier Petitjean (Observatoire des multinationales)
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Photo : CC Nikos Koutoulas