Des larmes coulaient le long de sa joue quand elle est revenue de la classe de ma collègue. Une peine silencieuse. Gros sur le cœur. La veille, j’ai expliqué à ma collègue que Lise ne travaillait pas, que j’étais dépassé. « Envoie-la moi quand elle ne fait plus rien. Elle viendra finir son travail chez moi », m’a-t-elle proposé. Le lendemain, après avoir averti Lise de ce qui l’attendait, j’ai ouvert la porte qui sépare nos deux classes. Remontrances et morale. La technique de l’électrochoc, dixit l’institutrice.
Le lendemain, Lise reprenait lentement son rythme. Sur son cahier du jour : souvent la date, parfois la consigne, rarement l’exercice. Une autre collègue me confiait : « Tu sais, j’ai eu Lise en maternelle, je la connais un peu, je ne crois pas que cela change quelque chose qu’elle aille travailler dans une autre classe, et même qu’on la dispute fortement. Tu as vu comment elle fait négligée ? Ses parents ne la suivent pas… » Pendant plusieurs semaines, je suis resté sans solution. À l’observer se balancer sur sa chaise, rêver. À l’écouter me raconter qu’au premier trimestre, avec l’autre maîtresse, un camarade lui prenait son goûter. Un jour, avec sa maman, elle a mis de la moutarde dans son sandwich, qui a disparu… Jamais, par la suite, on ne lui a pris son goûter.
Après les vacances de février, j’ai décidé de reprendre une idée présentée par une psychologue dans une émission de télé : mettre une bille dans un bocal en verre à chaque petite réussite. La prise de parole à l’oral, un exercice bien fait, une meilleure concentration que d’habitude. La pédagogie des petits pas, comme l’a qualifiée mon directeur lorsque je lui ai expliqué ma trouvaille. Ici, pas question d’enlever une bille, pas question de pénaliser. Le bocal représente seulement ce qui est positif. Parfois, c’est moi qui invite Lise à aller chercher une bille et à la placer dans le bocal. Parfois, c’est Lise qui vient me rappeler qu’elle a parfaitement effectué le travail demandé.
« Reporting » et statistiques contre réalités humaines
Une, deux, trois billes. Le bocal se remplit au fur et à mesure. Depuis que le bocal de la réussite a été mis en place, Lise se remet au travail, reprend confiance en elle. Et moi, espoir en elle. Combien de temps cela durera ?
Pour la fin du deuxième trimestre, quand j’ai rempli le livret de compétences de chaque enfant, j’ai salué les efforts de Lise au cours de ces dernières semaines. Le livret de compétences, c’est le document dans lequel on indique l’ensemble des résultats aux évaluations du trimestre. Dans chaque matière, tout est détaillé. En face de chaque point du programme, on indique « Acquis, Presque Acquis, En cours d’Acquisition ou Non Acquis ».
Si certaines compétences ont été évaluées en classe, avec un devoir en bonne et due forme, il est impossible d’évaluer chacune des 40 compétences travaillées au cours du trimestre. Pour certaines, ce sont ainsi plus des impressions fondées sur des observations, un ressenti… qu’une véritable évaluation. Mais ces petites cases doivent être remplies. D’abord un fichier Excel, puis imprimé et donné aux parents, ce livret est censé donner une image du travail de leur enfant. Il est aussi la preuve, pour eux, que le programme a bien été travaillé. D’où l’importance pour l’enseignant de renseigner l’ensemble des compétences, même quand son appréciation (A/PA/EA/NA) est donnée à la volée.
Des instits évalués selon le niveau de leurs élèves
Mis dans le dossier de l’élève, il servira ensuite à suivre son parcours, les années suivantes. Pour évaluer ses besoins, ses lacunes, ses forces. Montrer ses progressions, ses régressions. Tout noter, apprécier, évaluer. Rentrer dans des cases. Le travail de l’enseignant s’apparente de plus en plus à un travail d’évaluateur, de contrôleur, intimement relié à un ordinateur. Un temps considérable est ainsi passé à évaluer. Pour mieux aider, s’adapter aux besoins de chaque élève ? Difficile avec les moyens humains actuels (lire la chronique précédente).
Et encore, instit en CE2, j’échappe aux fameuses évaluations nationales. Ces épreuves, ce sont une batterie de tests identiques pour chaque classe de CE1 et de CM2. Leur objectif est d’obtenir une image fidèle du niveau des élèves. Comparer, d’année en année, les élèves, les écoles et les enseignants. Un collègue m’a montré une lettre reçue par l’inspecteur : « Les indicateurs relatifs aux élèves : les résultats en terme d’acquis et de progrès (livret, évaluations, aides apportées) sont des indicateurs qui peuvent désormais être pris en compte dans l’inspection des enseignants. » En haut de la page, la couleur était annoncée : « L’inspection des enseignants évolue progressivement vers une évaluation des compétences professionnelles mesurées au regard des acquis et des résultats des élèves. »
Quid de l’endroit où est implantée l’école ? De l’origine sociale ? Des moyens mis à la disposition de chaque enfant au cours de sa scolarité ? Chaque enseignant remplit lui-même son fichier informatique de résultats de ses évaluations. Il est donc facile d’avantager ses élèves. Il peut aussi préparer ses élèves aux exercices ! C’est ce que font certains parents, qui récupèrent les évaluations sur Internet, quelques semaines auparavant, pour s’assurer que leur enfant réussira ces tests. Formidable égalité, donc, pour une épreuve qui doit normalement servir à comparer et évaluer les élèves… et les enseignants.
Autre absurdité du système : dans le fichier informatique des résultats, l’élève ne peut avoir que réussi ou échoué ! Pas d’intermédiaire. Trop compliqué à traiter pour les statistiques. Les réalités humaines ne sont pas numérisables. Les petits pas de Lise n’existent pas. Comment les mettre en évidence ? Par un bocal et des billes.
Léo Boniface
Photo : CC / Cybrarian77