L’image interloque. Une voiture, en travers de la route, en plein Paris, le pare-brise perforé distinctement d’au moins deux impacts de balles, la vitre côté conducteur brisée. Dans le véhicule, quatre personnes, deux hommes et deux femmes, rentraient d’une soirée le matin du samedi 4 juin. Puis, pour cause de non-port de la ceinture de sécurité, ils sont contrôlés par une brigade de police à vélo. Le conducteur, qui conduit sans permis, aurait alors refusé de s’arrêter et aurait foncé sur un des policiers selon la version des autorités.
Les fonctionnaires tirent neuf balles avec leur arme de service. La passagère, atteinte d’une balle dans la tête, est tuée. Le conducteur, touché au thorax, est grièvement blessé. Dans divers témoignages accordés à la presse, les deux autres personnes à bord du véhicule réfutent que la voiture aurait foncé sur les forces de l’ordre. « Je vois deux policiers se mettre au niveau des vitres, devant. Tout est allé très vite. Je n’ai même pas entendu "Sortez de la voiture" ou "Mains en l’air". Ils ont cassé les vitres en tapant avec leurs armes. On a entendu des coups de feu, la voiture qui repart. Tout cela s’est passé en même temps. La voiture n’est pas d’abord partie et ensuite ils ont tiré, c’est en même temps », raconte par exemple Inès, à l’arrière du véhicule, à FranceInfo. Plusieurs plaintes ont été déposées, notamment contre les policiers.
26 morts dans ces circonstances depuis cinq ans, soit plus de cinq par an
Depuis le début de l’année 2022, en plus de Rayana - la passagère mortellement touchée - trois autres personnes ont été tuées par la police à la suite d’un refus d’obtempérer. Jean-Paul Benjamin est mort à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 26 mars, d’une balle dans le cœur tirée par un policier de la Brigade anti-criminalité (BAC) alors qu’il conduisait une camionnette volée. Puis, le soir du second tour de l’élection présidentielle, le 24 avril, deux frères, Boubacar et Fadjigui sont tués en plein centre de Paris sur le Pont-Neuf. Selon la police, ces tirs auraient suivi le refus d’un contrôle. La voiture aurait alors « foncé » vers un membre des forces de l’ordre qui se serait écarté avant que son collègue, 24 ans et encore stagiaire, ne tire dix cartouches de HK G36, un fusil d’assaut.
– Voir notre mise à jour en fin d’article pour les cinq nouvelles affaires intervenues en août et septembre 2022
Selon notre décompte effectué à l’aide de la base police de Basta!, sur les vingt dernières années, au moins 38 personnes ont perdu la vie dans ce type de circonstances. S’il ne s’agit pas de comparer les cas, chacun ayant ses particularités propres, le constat reste grossièrement le même. Des policiers décident de contrôler un véhicule, le conducteur refuse de s’y soumettre et accélère : les forces de l’ordre ouvrent le feu et tuent le conducteur ou l’un des passagers. Il y a vingt ans, le 2 janvier 2002 à Paris par exemple : Moussa Bradai, 17 ans, est atteint à la tempe d’une balle de pistolet-mitrailleur tirée par un agent de la BAC après que le conducteur de la voiture volée dans laquelle il se trouve a refusé de se soumettre à un contrôle. Dans cette affaire, un non-lieu fut finalement prononcé en faveur du policier au nom de la légitime défense.
Au nom de ce principe, les fonctionnaires justifient quasi systématiquement leur tir mortel, considérant le véhicule comme une « arme par destination ». Jusqu’à récemment, les policiers étaient des justiciables soumis au droit commun. Ils ne pouvaient attenter à la vie d’autrui qu’en cas de riposte nécessaire et proportionnée à un danger réel immédiat [1]. Du moins en théorie... Or, le 28 février 2017, la dernière loi sécuritaire du quinquennat de François Hollande, a élargi les droits des policiers à faire feu. Notamment la possibilité de tirer sur les occupants de véhicules en fuite, sous certaines conditions [2].
« Cette loi est venue mettre de la confusion dans des textes très clairs » sur la légitime défense, explique à France Info le sociologue de la police Fabien Jobard. « Elle est venue introduire une notion un peu compliquée. Désormais, le policier peut faire usage de son arme lorsqu’il y a refus d’obtempérer et qu’il peut imaginer raisonnablement que la personne est susceptible de porter atteinte à la vie des policiers ou à celle d’autrui. » Pour le chercheur, cette loi demeure « très problématique ». « Le policier peut éventuellement effectuer un calcul où il se dit que s’il y a eu un refus d’obtempérer ou un comportement dangereux du conducteur à son égard, alors la personne qui vient de passer le barrage, qui ne pose plus de danger immédiat pour lui, peut porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui donc il tire. »
Aussitôt adoptée, aussitôt appliquée. Quelques mois après son entrée en vigueur, l’IGPN et le procureur de la République y font directement référence pour justifier la fin tragique de Luis Bico à Châlette-sur-Loing (Loiret), en août 2017. Ce franco-portugais souffrant de troubles psychiatriques est en possession d’un couteau dans sa voiture quand six policiers l’encerclent. Après l’avoir suivi sur quelques mètres, ils le tuent d’une balle dans le cœur alors que le conducteur tente de fuir. Les vidéos, consultées par Streetpress montrent qu’il ne fonçait pas sur eux. Le syndicat policier Alliance justifie alors la « nécessité de l’intercepter », en raison des « récentes attaques à la voiture bélier ».
Avant 2017, une personne tuée en moyenne par an pour refus d’obtempérer
Cette loi a-t-elle entraîné une hausse des personnes abattues fuyant la police ? Lors de son bilan d’activité de 2018, l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) rappelait que les tirs d’arme à feu sur des véhicule avaient augmenté de 54% en un an. Loin d’y voir la conséquence de la nouvelle législation, la « police des polices » l’imputait alors à l’augmentation des... refus d’obtempérer. Ces derniers s’élèveraient à 26 320 selon les chiffres du ministère de l’Intérieur relayés à l’envi depuis, par Europe 1 notamment. Dans son rapport de 2021 l’IGPN indique que ces tirs opérationnels n’ont pour tout objectif que d’immobiliser les véhicules, en tirant dans les pneus par exemple.
Pourtant, d’après notre recensement, entre la date d’entrée en vigueur de cette loi le 28 février 2017 et aujourd’hui, 26 personnes sont tombées sous les balles des forces de l’ordre alors qu’elles tentaient d’échapper à un contrôle ou une interpellation, à bord de leur véhicule. En revanche de 2002 à 2017, nous ne comptons « que » 17 personnes tuées dans les mêmes circonstances. En cinq ans, les forces de l’ordre ont donc abattu davantage de personnes ayant fui les uniformes en véhicules que sur les quinze années précédentes. Alors que la moyenne annuelle de personnes tuées par balles à la suite d’un refus de contrôle était légèrement supérieure à 1 entre 2002 et 2017, elle est passée à plus de 4 sur ces cinq dernières années.
« Aujourd’hui, on ne peut plus nier la dangerosité de cette loi. On ne peut instaurer un permis de tuer dans un État de droit », s’insurge auprès de Basta! , Amal Bentounsi, la fondatrice du collectif Urgence Notre Police Assassine qui combat cette loi depuis son instauration. En 2012, son frère, qui n’était pas rentré d’une permission de sortie de prison, est abattu d’une balle dans le dos alors qu’il prenait la fuite à pied. Le procès de son tueur, un policier mis en examen pour homicide volontaire, a eu lieu deux mois après la promulgation de la nouvelle loi de février 2017. Relaxé en première instance, il sera condamné à 5 ans de sursis en appel. « Sans cette loi, il aurait été condamné à 15 ans de réclusion », estime Amal Benstounsi qui appelle à son abrogation ou a minima sa modification.
Depuis la loi de 2017, une hausse significative de la part des policiers dans ces drames
Un autre élément factuel issu de la base Police de Basta! aiguille vers un lien de cause à effet entre la promulgation de cette loi et la hausse des morts par balles à la suite d’un refus d’obtempérer. Avant la loi de 2017, les policiers et les gendarmes n’étaient pas soumis aux mêmes réglementations quant à l’usage de leur arme à feu.
Les gendarmes disposaient depuis longtemps d’un régime juridique plus permissif. Ces derniers étaient par exemple autorisés à tirer, après sommation « lorsqu’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent » [3] ou sur un fuyard qui échapperait à leur garde, tout en devant justifier de la nécessité absolue de leur acte [4].
La loi de 2017 est venue aligner à peu près les policiers sur les gendarmes. Et d’après notre analyse, cet alignement a fait augmenter de manière significative la part des policiers dans les tirs mortels à la suite d’un refus d’obtempérer. Sur les 17 personnes tuées par balles dans un véhicule entre 2002 et 2017, la moitié l’était par un policier, l’autre moitié par un gendarme. Désormais, sur les 21 personnes tuées depuis la mise en place de la loi, les trois-quarts l’ont été par un policier. Cette hausse significative tend ainsi à montrer que la loi sur la sécurité publique de février 2017 a pu décomplexer certains policiers sur le recours à leur arme de service dans ces cas de refus d’obtempérer.
Dans l’année qui suit la promulgation de cette nouvelle législation, six hommes sont tués dans ces circonstances. Dont cinq par un policier. C’est plus que sous l’intégralité des quinquennats de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy réunis... C’est par exemple le cas de Mickaël Simon en mai 2017, à Toulouse. Ce jeune homme originaire de Pau tente de fuir un contrôle à bord d’une voiture volée, roulant tous feux éteints. Selon la version des autorités, il aurait alors foncé sur les policiers de la BAC qui tirent douze balles et le touchent mortellement à la tête et au thorax. La police plaide la légitime défense. L’affaire, toujours en cours, traîne en longueur.
Sur 38 affaires, seules trois ont à ce jour abouti à une condamnation du policier impliqué
À la suite de ces drames, une question ne manque jamais d’apparaître dans le débat public : quelle suite judiciaire à l’encontre des dépositaires de l’autorité publique impliqués dans ce type de cas ? Plutôt rares jusqu’alors, plusieurs mises en examen pour la qualification d’homicide volontaire ont été dernièrement retenues. C’est le cas pour le membre de la BAC ayant tué Olivio Gomes qui rentrait d’une soirée entre amis en octobre 2020. Tout comme l’agent qui ôté la vie à Natalie Florès l’an dernier alors qu’elle s’était soustraite à un contrôle dans Bayonne déserté par le couvre-feu.
Idem récemment, après la mort de Boubacar et Fadjigui sur le Pont-Neuf en avril dernier (voir notre article). À ce stade, la légitime défense n’a pas été retenue par les juges d’instruction. Une telle décision a été qualifiée « d’inadmissible » par Alliance, l’un des syndicats de police majoritaire qui a aussitôt organisé une manifestation dans la foulée. Sa principale revendication ? La mise en place d’une « présomption de légitime défense » en faveur de la police nationale. En d’autres termes un policier ou un gendarme serait a priori en droit d’ouvrir le feu sur un suspect, quelle que soit la situation. Ce serait alors désormais à la victime d’un tir – ou à ses proches s’il est tué – et au parquet d’apporter des éléments contredisant l’auteur du coup de feu.
Cette vieille revendication sous-entend que l’institution judiciaire serait trop sévère vis-à-vis des uniformes et les empêcherait de se défendre ou de protéger la population. Comme nous l’avions montré cette idée ne correspond pas vraiment à la réalité.
Sur les 38 personnes tuées à la suite d’un refus d’obtempérer, 8 affaires ont abouti à un non-lieu, 4 ont été classées sans suite et une a débouché sur un acquittement. Pour le reste, 15 affaires sont toujours en cours d’instruction et nous n’avons pas connaissance pas de poursuite judiciaire pour 5 autres. Selon notre décompte, seules trois affaires ont abouti à une condamnation des fonctionnaires impliqués dans ce type de décès : deux à des peines de sursis et une à 5 ans de prison (dont 3 avec sursis). Il s’agit du gendarme qui a tué Yannick Locatelli, le 11 mars 2018 en Guadeloupe. Ce dernier tentait de fuir les gendarmes qui souhaitaient l’appréhender, en raison d’une fausse plaque d’immatriculation sur sa voiture. Le gendarme a fait appel.
Des versions policières souvent émaillées de contradictions
Dans ces affaires pourtant, les versions policières sont régulièrement émaillées de contradictions, de zones d’ombres ou d’incohérences. Récemment, une enquête de nos confrères de Médiapart montre que, dans la mort de Jean-Paul Benjamin à Aulnay-sous-Bois en début d’année, la thèse de la légitime défense avancée par le mis en cause est mise à mal par les éléments de l’instruction.
En remontant dans le temps, les exemples ne manquent pas non plus. À Nantes, le CRS qui avait abattu Aboubakar Fofana début juillet 2018, a quant à lui avoué avoir menti lors de sa garde à vue. Initialement, il assurait avoir agi pour protéger des enfants à proximité de la voiture ainsi que son collègue blessé lors d’une marche arrière à vive allure. Suite à des vidéos de la scène, l’auteur du coup de feu mortel avait finalement évoqué un tir par accident. Inculpé pour coups et blessures, l’affaire est toujours en cours. Les premiers éléments de l’enquête dans la mort d’Olivio Gomes mettent à mal le récit policier qui parlait de refus d’obtempérer. L’équipage changera de versions lorsque le juge relève que la BAC ne s’était pas signalée aux passagers.
Pour Gaye Camara qui succombe aux sept balles tirées par un agent de la BAC à Épinay, en janvier 2018, il a fallu attendre une reconstitution 3D faite par des médias indépendants, Index et Disclose, pour établir la trajectoire de la balle mortelle. Et démontrer que le conducteur ne fonçait par sur l’agent au moment où il a vidé son chargeur sans sommation. Verdict ? Non-lieu (voir ici).
Sur la mort de Rayana, samedi dernier dans le 18e arrondissement de Paris, les passagers présents à l’arrière de la voiture assurent que le conducteur n’a pas démarré en trombe, contrairement à ce qu’avait avancé d’abord le gardien de la paix. À ce stade, les trois policiers auteurs des tirs sont ressortis libres le 7 juin de garde à vue. En parallèle, une information judiciaire a été ouverte et confiée à un juge d’instruction. « Samedi, rien ne justifiait l’usage des armes à feu des policier dans le contexte que l’on connaît », a affirmé ce jeudi matin l’avocat du conducteur blessé, Ibrahim Shalabi. Il conclut : « Ce n’est pas la première affaire de ce type que je vois. À chaque fois on retrouve toujours les mêmes scénarios, les mêmes schémas ».
Pierre Jequier-Zalc et Ludovic Simbille
En photo : Lors d’une manifestation contre la li sécurité globale, en janvier 2021 / © Serge d’Ignazio