Le régime local d’Alsace-Moselle, un modèle pour la Sécu ?

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Solidaire, démocratique et excédentaire, le régime local d’assurance maladie d’Alsace-Moselle préfigure-t-il le futur de la Sécurité sociale ? C’est en tout cas un modèle, défend son président, Patrick Heidmann. Entretien.

par Pierre Gaultier

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Honoraires des médecins, dentistes et psys remboursés à 90 %, frais d’hospitalisation, forfait hospitalier et transports sanitaires pris en charge à 100 % : en Alsace-Moselle, 2,1 millions de personnes bénéficient de prestations d’assurance maladie supérieures à celles du reste de la France. Comment ? Grâce au régime local, qui complète les remboursements du régime général de la Sécurité sociale.

C’est une complémentaire santé publique, et obligatoire dans cette région. Le régime local est financé par une cotisation salariale unique de 1,3 % qui, contrairement aux tarifs des complémentaires santé traditionnelles, n’augmente pas selon l’âge, le métier ou le nombre d’ayants droit au sein du foyer. Contrairement au régime général, le régime local est géré par des représentants de salariés dotés du pouvoir de déterminer le montant des cotisations et des prestations. Et il est excédentaire.

Ce régime pourrait-il s’étendre un jour dans toute la France ? Être un modèle pour l’ensemble de la Sécurité sociale ? Il est en tout cas sans équivalent, souligne Patrick Heidmann, président du régime local.

 Basta! : Quelle est l’origine du régime local d’Alsace-Moselle ?

portrait de Patrick Heidmann
Patrick Heidmann, président du régime local d’Alsace-Moselle.
©DR

Patrick Heidmann : Il résulte de l’histoire de l’Alsace-Moselle. À la fin du XIXe siècle, le chancelier allemand Otto von Bismarck a mis en place un régime de protection sociale qui prenait en charge la santé à 100 %. L’Alsace-Moselle, allemande à l’époque, en bénéficiait.

Après la Première Guerre mondiale, la France a récupéré le territoire et a conservé ce régime. Mais après la Seconde Guerre mondiale, la création de la Sécurité sociale française s’est accompagnée d’un ticket modérateur – un reste à charge – de 20 % sur les frais de santé. La population d’Alsace-Moselle a évidemment protesté et l’État a maintenu le régime local, avec néanmoins un ticket modérateur de 10 % sur les soins de ville, l’hôpital restant remboursé à 100 %.

Ensuite, de 1946 à 1995, le régime local a été opéré par les caisses primaires d’assurance maladie du territoire. Mais son fonctionnement posait des problèmes : dès que le régime local voulait modifier le niveau des cotisations ou des prestations, il fallait une décision majoritaire des huit caisses primaires d’Alsace-Moselle, puis une délibération du comité de coordination du régime local, une validation du ministère, et le vote d’une loi ! Ce processus prenait 18 à 24 mois, ce qui provoquait des déficits artificiels quand la situation financière du régime exigeait une augmentation rapide du taux de cotisation.

Alors, en 1995, le gouvernement a tenté de fusionner le régime local et le régime général. Mais après d’importantes manifestations intersyndicales, il s’est résigné à mettre en place une instance de gestion unique du régime local, régie par des articles spécifiques du Code de la sécurité sociale.

Et ainsi, depuis 30 ans, le régime local est géré par un conseil d’administration pourvu de larges pouvoirs...

Oui. Le conseil fixe le taux de cotisation dans une fourchette comprise entre 0,75 et 2,5 % du salaire brut total, avec l’obligation de veiller à l’équilibre financier du régime. Il définit aussi le niveau de prise en charge des frais de santé. Enfin, il décide d’actions de prévention. Et il nomme son directeur. Ces compétences sont sans équivalent dans l’Assurance maladie française.

Le conseil d’administration du régime local se compose notamment de 23 représentants des assurés sociaux. Comment sont-ils désignés ?

Par les unions départementales des syndicats de salariés, sur la base des résultats nationaux des élections professionnelles. Aucune organisation n’a la majorité à elle seule, et 98 % des décisions sont prises à l’unanimité.

De 1947 à 1967, les assurés français votaient pour leurs représentants au sein des caisses d’assurance maladie et d’allocations familiales. Peut-on imaginer que le conseil d’administration du régime local soit directement élu par les assurés ?

C’est en tout cas la position de la majorité du conseil d’administration, qui est favorable à la tenue d’une élection sur les trois départements couverts par le régime : Moselle, Bas-Rhin, Haut-Rhin. L’assise populaire du régime serait plus importante, ce qui conférerait plus de poids à nos décisions. Quand nous demandons des modifications du Code de la sécurité sociale aux pouvoirs publics, ils nous répondent toujours : « Oui, mais la population d’Alsace-Moselle, êtes-vous sûrs qu’elle veut ça ? » Avec des élections directes, nous aurions une légitimité plus forte.

Êtes-vous pour le retour des élections des administrateurs de la Sécurité sociale dans toute la France, comme le demande la CGT, dont vous faites partie ?

Oui. Il se trouve que j’ai été candidat aux élections de 1983 dans les caisses d’assurance maladie et d’allocations familiales, qui furent les dernières de l’histoire française – elles avaient été temporairement rétablies par le président François Mitterrand. La participation s’était élevée à 52,6 % [sur 30 millions de votants, ndlr].

Je pense que nous aurions besoin d’un nouveau débat sur la situation actuelle de la Sécurité sociale, pour que toute la France s’empare de ces sujets. Chaque organisation syndicale aurait l’occasion de s’exprimer précisément sur sa vision. La CGT pourrait notamment défendre sa Sécurité sociale intégrale, qui inclut une assurance maladie sans reste à charge. Cette Sécurité sociale intégrale serait pérenne, car financée par des cotisations sociales assises sur tous les revenus, y compris ceux du capital.

Le régime local est financé exclusivement par les cotisations des salariés et des retraités, pas par des cotisations des employeurs. Pourquoi ?

La CGT a longtemps défendu l’instauration de cotisations patronales, car nous considérions que c’était à l’employeur de contribuer financièrement à la bonne santé de ses salariés. Mais nous ne contestons plus cette cotisation uniquement salariale aujourd’hui, car elle autorise et justifie une indépendance totale de gestion, par les représentants des salariés eux-mêmes.

Celle-ci présente de nombreux avantages. Par exemple, quand les pouvoirs publics décident d’exonérations de cotisations, le régime local n’est jamais touché. Et quand le régime général a diminué le remboursement des soins dentaires en octobre 2023, le régime local a choisi de couvrir la différence, ce qui lui coûte 14 millions d’euros annuels de prestations supplémentaires. Et il l’a fait sans augmenter son taux de cotisation.

En 2006, le régime local, en difficulté financière, avait légèrement majoré les cotisations et diminué les dépenses. Depuis que vous êtes président, avez-vous connu des moments comparables ?

Après la crise du Covid, des études prévoyaient des chutes de cotisation à cause de l’activité économique en panne, et des augmentations des frais de santé. Pourtant, le résultat d’exploitation du régime local sur la période 2020-2024 est largement excédentaire, de 55 millions d’euros, sachant que nous déboursons 500 millions de prestations annuelles. En 2025, le déficit sera d’environ 20 millions d’euros, mais c’est volontaire : nous avons baissé le taux de cotisation en 2022 pour réduire nos réserves, qui équivalaient à neuf mois de prestations. Or, c’était excessif, nous ne sommes pas là pour effectuer des placements financiers.

Quand les réserves se seront amoindries, augmenterez-vous les cotisations ?

A priori, oui. La vigilance est nécessaire, sous peine de remettre en cause la crédibilité de notre gestion. Le Code de la sécurité sociale nous impose des réserves supérieures à 8 % des prestations. Nous sommes d’une efficacité redoutable. En 1995, le taux de cotisation était à 1,8 %, et il est aujourd’hui à 1,3 %, alors que les besoins de prise en charge n’ont pas diminué. Nous pouvons le faire, car l’Alsace-Moselle a l’un des PIB par habitant les plus élevés de France. L’évolution du salaire brut est au-dessus de la moyenne nationale.

Pourquoi l’immense majorité des bénéficiaires du régime local souscrivent-ils une couverture complémentaire facultative ? Le régime local ne suffit-il donc pas ?

La couverture santé sur notre territoire s’appuie sur trois étages : le régime général, qui rembourse les soins de ville et les frais hospitaliers à la même hauteur que dans le reste de la France ; le régime local, qui prend en charge tous les frais hospitaliers à 100 % et les soins de ville à 90 % ; et les complémentaires santé, qui couvrent le ticket modérateur de 10 % sur les soins de ville, les dépassements d’honoraires, ainsi que les dépenses dentaires, optiques et auditives en dehors de l’offre 100 % santé.

Serait-il envisageable que le régime local rembourse à 100 % les soins de ville ?

Oui. Mais aujourd’hui le régime local est soumis au Code de la sécurité sociale, qui nous impose un ticket modérateur de 10 %. Le pouvoir actuel veut le maintenir, donc si nous souhaitions le supprimer, nous n’aurions aucun soutien politique, même en Alsace-Moselle. Pour établir un remboursement à 100 %, il nous faudrait en tout cas changer le Code de la sécurité sociale, et c’est un sacré sport ! Je l’ai fait à quatre reprises depuis 2020 et à chaque fois, même pour des modifications à la marge, cela nécessite 18 mois de travail.

Pour l’instant, le régime local s’applique aux salariés du privé. La CGT propose qu’il s’étende aux fonctionnaires…

En 2021, un décret a déclenché l’instauration d’une complémentaire santé obligatoire pour la fonction publique sous statut. J’ai alors été approché par des directeurs d’hôpitaux et par la CFTC qui m’ont dit que c’était l’occasion ou jamais d’intégrer tous les salariés de la fonction publique au régime local. En 2023, j’ai donc proposé au conseil d’administration de préparer cette éventualité, qui ne pose aucun problème financier : nous couvrons 2,1 millions de personnes, auxquelles s’ajouteraient seulement 205 000 bénéficiaires - 150 000 fonctionnaires et 55 000 conjoints et enfants.

Mais il manque une véritable volonté politique nationale. J’arpente l’Alsace-Moselle depuis plusieurs mois pour argumenter en faveur de cette mesure, et les politiques régionaux ne s’y opposent pas. Ils voient bien les économies que cet élargissement représenterait.

Des personnalités politiques, dont Jean-Luc Mélenchon et François Bayrou, ont défendu par le passé la généralisation du régime local à la France entière. Qu’en pensez-vous ?

Cela exigerait au moins trois choses : là encore, une forte volonté politique ; un régime unique national ; et un engagement sérieux de l’ensemble des organisations syndicales qui auraient la responsabilité totale de la gestion du système. Mais le plus grand obstacle serait l’influent lobby des complémentaires santé. Il ne se laisserait pas faire, car il perdrait la moitié de ses parts de marché !

Êtes-vous sollicité sur ce sujet par des partis politiques ?

J’ai eu l’occasion d’intervenir à l’Assemblée nationale. Les partis de gauche étaient présents, notamment les grandes figures de LFI, ainsi que le ministre du Budget et le rapporteur général du budget de la Sécurité sociale. Ils ne connaissaient pas le fonctionnement du régime local et ont été positivement surpris. Un certain nombre d’entre eux m’ont demandé pourquoi on ne l’élargissait pas au reste de la France !

Je suis aussi intervenu au Sénat dans le cadre de la commission d’enquête de 2024 sur le coût des complémentaires santé. Les sénateurs voulaient savoir si le régime local était un exemple sur lequel on pouvait s’appuyer. Ils avaient l’air sensibles à mon propos, mais ils ne l’ont pas retenu dans les conclusions de leur rapport…

Que pensez-vous du projet de Sécurité sociale de l’alimentation, qui propose d’étendre la Sécurité sociale au domaine de l’alimentation ?

C’est une bonne idée, à condition de limiter les frais de gestion et d’écarter l’État. Pour ce faire, on pourrait imiter le régime local : passer par la Sécurité sociale pour la collecte des cotisations, le paiement des prestations et l’affiliation des assurés, et établir une gouvernance autonome qui exclut les pouvoirs publics, afin qu’ils ne puissent pas influer sur les ressources et les dépenses de la Sécurité sociale de l’alimentation.