Pendant le confinement, Emma Étienne écoutait beaucoup la radio. On y parlait de tout, et de tout le monde : des personnes âgées, des soignantSpeak !, une association de lutte et de prévention contre toutes les maltraitances faites aux mineur es et aux jeunes majeur es, basée à Dijon.
es… Mais très peu des enfants, a-t-elle remarqué, et encore moins des enfants placé es. « Ça m’a rendu dingue, se souvient la jeune femme. C’est comme si l’on n’existait pas vraiment. » C’est là qu’elle comprend qu’elle n’est pas seule, qu’ils et elles sont des milliers à être « invisibilisé es ». Dans la foulée, elle décide de lancerEmma approche alors de la majorité, un âge qu’elle pensait ne jamais atteindre. « Quitte à avoir survécu, autant que je fasse quelque chose de ma vie », s’est-elle dit. Elle choisit alors de s’engager pour que les autres enfants ne subissent pas les mêmes choses qu’elle. À 23 ans, elle publie aujourd’hui un essai, Enfants sous silence, à paraître en novembre chez Payot, qui décrypte les causes et conséquences des violences faites aux enfants et donne des pistes pour que leurs droits ne soient plus bafoués.
Comme des centaines de milliers de personnes en France, Emma a eu une enfance « faite de toutes les violences possibles » – sexuelles, psychologiques et physiques –, perpétrées au sein de son cercle familial. « Je n’ai pas été protégée, j’ai été très seule, et je rêvais que ça s’arrête », témoigne-t-elle.
Refuge dans la littérature
À plusieurs reprises, elle a demandé de l’aide. Comme un soir, à onze ans, où elle a « tellement peur de mourir » si elle rentre chez elle que « l’instinct de survie » prend le dessus. La collégienne prévient sa professeure, qui cherche alors à alerter le CPE. Mais la porte de son bureau est fermée, et « l’histoire s’arrête là ». L’enfant se tait à nouveau, jusqu’à ses seize ans, où elle décide de « prendre le taureau par les cornes ».
Dans le Journal de Jules Renard [écrivain français né en 1864 qui a raconté, notamment dans Poil de carotte, les maltraitances subies enfant, ndlr], qu’elle lit, l’auteur affirme qu’« on ne peut jamais être malheureux tant qu’on a des livres à lire ». L’adolescente, trouve alors refuge dans la littérature et l’imaginaire, épuise le stock du CDI de son lycée. Elle sait qu’elle doit absolument partir, et obtient un rendez-vous avec l’assistance sociale de son établissement scolaire. Sa famille « pète un câble », la qualifie de menteuse tyrannique, de folle.
Un signalement est fait, et Emma « décompense psychologiquement ». Elle est hospitalisée trois semaines en pédiatrie, avant que sa famille décide de la faire hospitaliser en psychiatrie. Pendant quatre mois. « C’était horrible, vraiment, répète la jeune femme. Je n’avais le droit de rien, ni sortir ni écrire… » Elle use de subterfuges pour garder le contact avec ses ami
es, qui l’aident à tenir.Dans son livre, Emma explique aujourd’hui que le déni collectif autour des enfants maltraitéles violences sexuelles perpétrées par des mineur, « souvent un symptôme des violences qu’ils ont eux-mêmes subies, ou de leur exposition à la pornographie ». es
es et le tabou des violences au sein de la « sacro-sainte famille » empêchent de repérer les violences et de prendre en charge les enfants victimes. Elle suggère de donner davantage de place aux enfants dans la société, pour qu’ils et elles se sentent libres de s’exprimer. Cela va de pair avec l’éducation à la sexualité et au consentement. Elle pointe également certains « impensés de notre société », comme la violence féminine – très minoritaire, mais à ne pas invisibiliser, selon elle – etÀ dix-sept ans, Emma est finalement placée en foyer de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Elle y passe « de très beaux moments », mais ces quelques mois là-bas sont difficiles. En plus du confinement, elle est confrontée à l’injonction à se construire un avenir alors même qu’elle va très mal. « Un éducateur a profité de mes traumatismes pour abuser de mon corps et exercer des violences à mon égard, écrit-elle aussi dans son livre. Les agresseurs sont là où les potentielles victimes se trouvent. »
L’ASE, « délaissée par l’État », est gérée par les départements. « Certains ont beaucoup plus investi, comme la Loire-Atlantique, où des jeunes ont pu bénéficier d’un contrat jeune majeur –[un accompagnement vers la vie active], explique Emma. D’autres, comme ici en Côte-d’Or, ont sous-investi, et la plupart des jeunes sont lâchés à 18 ans. » Dans tous les cas, le manque de moyens est criant, et les conditions de travail régulièrement dénoncées.
Manque d’action politique
Emma, comme les professionnel
les engagé es sur le sujet, demande une revalorisation salariale des travailleur ses du secteur et une formation adéquate pour toutes les personnes au contact d’enfants, comme les professeur es, les médecins ou les agent es de police. « Investir massivement dans un plan gouvernemental qui tienne la route serait aussi une solution », complète-elle, sceptique face au manque d’actions des politicien nes.Emma n’a quant à elle pas pu bénéficier d’un contrat jeune majeur. Elle a dû quitter le foyer de l’ASE peu après ses dix-huit ans. Aujourd’hui, elle suit à distance un master en sciences de l’éducation, effectue un cursus libre à l’École des hautes études en sciences sociales, et travaille comme bénévole 35 heures par semaine pour son association Speak ! – les subventions n’étant pas suffisantes pour dégager un salaire.
L’association qu’elle préside propose un accompagnement « à hauteur d’enfant », c’est-à-dire qui s’adapte à chaque cas, sans rien imposer. Les bénévoles font également du plaidoyer pour tenter d’agir sur les politiques publiques et forment des professionnel
les.« Mais je ne fais pas que cela de ma vie, sourit Emma. Je suis aussi passionnée de littérature, de musique, de montagne… et de baleines ! »
Si sa vie semble aujourd’hui en apparence plus sereine, Emma continue en réalité de se battre. Il y a plusieurs mois, un membre de sa famille l’a attaquée en diffamation alors qu’elle dénonçait dans une interview une partie de ce qu’elle a subi dans l’enfance. Voir la justice se retourner contre elle lui a semblé « lunaire » et a été « très éprouvant ».
Toujours des cauchemars
La personne à l’origine de la plainte s’est finalement désistée la veille du procès, mais l’étudiante s’est retrouvée à devoir payer des frais d’avocat « énormes ». Elle-même a déjà déposé deux plaintes pour les violences dont elle a été victime. Comme dans la majorité des cas semblables, elles ont été classées sans suite. Elle prépare un nouveau dossier, mais attend d’avoir suffisamment d’énergie pour s’engager pleinement dans une procédure.

Car les violences ont laissé des traces, physiques et psychologiques. « Ça fait six ans que je n’ai pas fait une nuit complète, sans cauchemar », explique Emma, qui évoque aussi ses troubles alimentaires et ses crises d’épilepsie traumatiques. « Il y a des flashs qui apparaissent à tout moment. Je n’en suis jamais vraiment partie, j’y suis toujours… » Les séquelles sont aussi sociales et économiques : Emma, aujourd’hui « incapable de travailler de façon conventionnelle », vit grâce à l’allocation adulte handicapé (AAH).
À l’avenir, elle aimerait pouvoir travailler à mi-temps pour son association, qu’elle espère pouvoir développer en milieu rural. Elle pense aussi à la recherche, et à poursuivre l’écriture. Et pourquoi pas, travailler un jour par semaine en tant que psychologue, même si elle doit reprendre des études pour cela. Ayant « une petite hypersensibilité » depuis toujours, elle sait maintenant qu’elle consacrera sa vie à prendre soin des autres, en particulier des enfants.