Un jeune homme, assis sur le siège conducteur d’une voiture à l’arrêt, met ses mains sur le volant, le regard au loin. Puis il examine l’habitacle, touche le cuir, se penche vers le large écran de contrôle. Son ami fait le tour du véhicule bordeaux, l’observe sous chaque couture, puis revient vers le vendeur.
Les trois hommes continuent la discussion à deux pas de la Tesla Y. Ce jour-là, dans le « store », quatre conseillers sont à la disposition des curieux et futurs acheteurs. Le parking devant est rempli de voitures Tesla, et émanent de l’atelier des bruits de réparation.
Chez ce vendeur de Tesla, dans le sud de la Suède, en cette fin de mois de juin, il n’y a plus une trace du bras de fer qui oppose l’entreprise d’Elon Musk et les syndicats suédois. La banderole « conflit » accrochée aux grilles a disparu, tout comme les syndicalistes en gilets jaunes fluo du piquet de grève. Dans le magasin, on admet à demi-mot avoir eu « quelques soucis avec la réception des plaques d’immatriculation, au début ». Aucune mention explicite des grévistes, en lutte depuis le 27 octobre 2023.
Huit mois de grève
Depuis plus de huit mois, le syndicat suédois IF Metall se bat avec Tesla pour que l’entreprise états-unienne signe la convention collective du secteur. En Suède, les conventions collectives organisent le monde du travail. La loi suédoise ne prévoit pas de salaire minimum interprofessionnel. Ce sont les conventions collectives qui les définissent, par branche. Traditionnellement, chaque entreprise négocie avec les syndicats les conditions de travail et de rémunération.
Mais voilà : l’entreprise d’Elon Musk a refusé de négocier avec les représentants des salariés un accord pour ses près de 300 employés. « Le syndicat suédois IF Metall n’a eu d’autre choix que de faire grève : la position de Tesla met en péril le cœur du système suédois de négociation collective », explique l’universitaire suédois Christer Thörnqvist, spécialiste des grèves et du monde du travail.
« La principale raison pour laquelle IF Metall entreprend une action industrielle chez Tesla est de garantir à nos membres des conditions de travail décentes et sûres, lit-on sur le site du syndicat. Pendant une longue période, nous avons tenté de discuter avec Tesla de la signature d’une convention collective, mais sans succès. Aujourd’hui, nous ne voyons pas d’autre solution que de mener une action syndicale. »
Certains salariés sont encore en grève. « Je resterai en grève pendant des mois ou bien des années pour avoir cette convention collective », témoigne une travailleuse interrogée par Equal Times dans un reportage à la rencontre des salarié es en lutte. « IF Metall dispose de fonds de grève très importants et pourrait ainsi poursuivre la grève pendant une longue période », précise Christer Thörnqvist.
Grèves de solidarité
De son côté, concernant la situation de ses travailleurs et travailleuses, « Tesla affirme que leur salaire de départ est bien supérieur au salaire minimum prévu dans la convention collective et que leurs conditions sont globalement comparables ou meilleures que celles de l’accord de l’industrie automobile », rapporte le média suédois Dagens Arbete. IF Metall répond que tout cela est faux.
Ces « soucis » avec les plaques auxquels le vendeur Tesla fait référence sont une des conséquences des grèves de solidarité organisées par d’autres syndicats. La poste suédoise a refusé d’acheminer les plaques d’immatriculation aux ateliers Tesla dans le pays, bloquant momentanément la vente de véhicules. Des électriciens ont refusé de réparer les bornes de recharge Tesla. Des salariés d’autres secteurs, comme les éboueurs, les dockers ou transporteurs, ont pris part à des grèves dites « de sympathie ».
Des syndicats des pays voisins – Danemark, Norvège et Finlande – se sont aussi joints à la lutte, empêchant les véhicules Tesla de transiter par leurs ports. « Le fait que nous nous appuyons sur des conventions collectives et que les syndicats se soutiennent mutuellement sont des éléments essentiels du modèle de marché du travail nordique », affirmait mi-juillet Ismo Kokko, président du syndicat finlandais AKT, à Reuters.
Briseurs de grèves, un problème européen
Si, au fil des mois, les chiffres de participation à la grève ont inévitablement baissé, cette lassitude ne suffit pas à expliquer la reprise quasi-intégrale de l’activité de Tesla en Suède. « L’une des principales raisons pour lesquelles la grève n’a pas eu l’impact escompté sur Tesla est sans aucun doute le recours aux briseurs de grèves », affirme le chercheur Christer Thörnqvist.
L’entreprise a eu recours à un subterfuge, permis par la législation européenne : elle a « détaché » des travailleurs d’autres pays européens pour remplacer les grévistes. Jonas Sjöstedt, ancien leader du Parti de gauche (Vänsterpartiet) suédois et désormais eurodéputé, l’a vu de ses propres yeux dans sa ville natale, Umeå.
« En tant qu’ancien membre du syndicat, j’ai demandé à être sur le piquet de grève à Umeå à plusieurs reprises, raconte l’ancien syndicaliste de chez Volvo. Une fois, alors que nous étions devant l’atelier Tesla, nous avons vu des gens arriver en taxi. Ils venaient de l’aéroport et parlaient polonais, néerlandais ou allemand. Ils étaient venus pour travailler. Il est devenu évident que Tesla utilise systématiquement des briseurs de grève. »
Le média suédois Dagens Arbete a révélé que « 24 travailleurs étrangers ont travaillé dans les ateliers de Tesla à Malmö, Uppsala et Umeå depuis février ».
« Tesla, en faisant venir des briseurs de grève d’autres pays européens, viole une règle d’or acceptée par les acteurs du marché du travail suédois depuis plus de 80 ans, retrace le chercheur Christer Thörnqvist. L’accord dit de Saltsjöbaden, conclu en décembre 1938, constitue un point de repère pour le modèle suédois. Pour garantir la paix sur le marché du travail, les syndicats ont accepté de centraliser la décision de l’utilisation de la grève et, en retour, la confédération des employeurs a accepté de ne plus avoir recours à des briseurs de grève. »
Cette lutte dépasse les frontières suédoises, et va même au-delà des pays nordiques. « Si les syndicats suédois obtiennent gain de cause, les travailleurs du monde entier pourront négocier des accords collectifs avec Tesla. C’est pourquoi ce conflit est si important », affirme Jonas Sjöstedt.
Jusqu’ici, l’entreprise n’a pas cédé aux revendications de ses employés, où que ce soit dans le monde. « Même si cela n’est pas dit haut et fort, il est clair que Tesla craint qu’un accord avec les syndicats suédois ne sape l’autorité de l’entreprise dans d’autres pays européens », complète Christer Thörnqvist, maître de conférences à l’Université de Skövde.
Une lutte vitale
« Tesla est un cas particulier car elle appartient à Elon Musk, l’une des personnes les plus riches du monde et peut-être la personne la plus égocentrique du monde. Je pense qu’il déteste les syndicats », avance le politicien de gauche Jonas Sjöstedt. L’homme a donc décidé de faire du problème des briseurs de grève son combat de la campagne pour les européennes. Aujourd’hui élu au Parlement européen, il compte bien tenir ses promesses.
Avec ses alliés de gauche finlandais et danois, son parti à envoyé le 27 juin une lettre au commissaire européen en charge du travail, Nicolas Schmit. « Nous demandons à la Commission européenne de confirmer et de clarifier que les entreprises qui font l’objet d’une action syndicale en cours ne devraient pas être autorisées à recourir à des dispositifs transnationaux ou de sous-traitance impliquant le détachement de travailleurs d’un autre État membre sur le territoire de l’État membre où l’entreprise fait l’objet d’une action syndicale », écrivent-ils dans le courrier signé du logo rouge de chacun des trois partis.
Tesla est « un exemple de violations des droits de négociation collective dans plus de la moitié des pays européens », selon la Confédération européenne des syndicats. Mais aussi une menace pour la nature : l’agrandissement de sa « gigafactory » près de Berlin menace 50 hectares de forêt. Sur place, des activistes se battent contre la déforestation, en parallèle d’une lutte syndicale pour les conditions de travail dans l’usine.
« Elon Musk agit ici comme si c’était le Far West », témoignait pour Basta! un élu régional du parti de gauche Die Linke. La lutte suédoise ressemble à celle de son voisin européen. « Il est vital que Tesla ne s’en tire pas si facilement, conclut l’ancien syndicaliste suédois Jonas Sjöstedt. Cette lutte pose une question plus large autour des emplois de la transition écologique. Seront-ils de bons emplois protégés et syndiqués, ou des jobs sans droits ? »
Emma Bougerol
Photo de une : Syndicalistes d’IF Metall devant un atelier de réparation Tesla dans la banlieue de Stockholm (Suède)/©Nicolas Lee/Encrage