Tués par balle par les forces de l’ordre : 2024, une année record

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Basta! actualise son recensement des missions des forces de l’ordre ayant entraîné la mort. Focus ici sur les personnes qui étaient armées. Et qui, dans la plupart des cas, n’étaient pas liées au grand-banditisme ou au narcotrafic.

par Ivan du Roy, Ludovic Simbille

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La dernière mise à jour de notre base de données sur les violences policières létales, publiée au lendemain de l’homicide de Nahel Merzouk, à Nanterre (Hauts-de-Seine) le 27 juin 2023, couvrait une période s’étalant jusqu’à décembre 2022. Elle faisait alors état d’une hausse spectaculaire du nombre de décès liés à l’action de la police ou de la gendarmerie, avec plus d’une cinquantaine de morts chaque année depuis 2021. Soit le double de ce qui était observé pendant la décennie précédente, entre 2010 et 2019 (entre 10 et 29 décès selon les années, voir notre infographie).

Notre recensement indépendant atteint le même ordre de grandeur que le décompte réalisé par l’IGPN (police nationale) et l’IGGN (gendarmerie) depuis quelques années : au moins 50 personnes tuées en 2023 en lien avec une intervention des forces de l’ordre, et 52 en 2024. Ces décès recouvrent des situations très différentes qui ne préjugent en rien de la légitimité – ou non – du recours à la force. Dans l’article qui suit, nous traitons des personnes tuées par balle. Les autres affaires – décès suite à un « refus d’obtempérer », par l’utilisation d’armes dites « non létales » ou morts en détention – sont abordées dans cet autre article.

2024, année record pour les décès par balle

2024 marque ainsi un nouveau record : 27 personnes ont été tuées par l’ouverture du feu des forces de l’ordre, contre douze en 2023. Il faut remonter à 1988 pour comptabiliser 29 morts par balle, une année marquée – déjà – par l’aggravation du conflit entre indépendantistes kanaks et État français, avec l’assaut contre la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie.

Les interventions policières létales en 2023 et 2024
La tendance à la forte hausse des interventions policières ayant entraîné la mort se confirme. Au moins 50 personnes ont été tuées en 2023 en lien avec une mission des forces de l’ordre et 52 en 2024.
© Christophe Andrieu / Basta!

Les unités spécialisées dans la lutte contre le terrorisme ou le grand banditisme (GIGN, Raid...) sont impliquées dans une dizaine de décès. Mais leurs cibles ne sont pas celles auxquelles on pourrait initialement penser au vu des missions pour lesquelles ces policiers et gendarmes d’élite sont formés. Ils sont de plus en plus sollicités pour des missions de droit commun ou de maintien de l’ordre, qui ne sont pas liées à la lutte contre le terrorisme ou les narcotrafiquants. Le GIGN a ainsi ouvert le feu contre au moins cinq militants indépendantistes kanak en Nouvelle-Calédonie, dans le contexte du mouvement de contestation contre la réforme du corps électoral imposée par le gouvernement en 2024 – finalement mise en pause.

Les forces de l’ordre ont aussi fait face, en 2024, à davantage de personnes armées, majoritairement munies d’armes blanches. Mais ces personnes sont bien éloignées, en général, de la grande criminalité.

« La France des retranchés »

Parmi les personnes tuées par balle ces deux dernières années, une minorité (huit en 2023, 23 en 2024) étaient armées. Parmi elles, une dizaine possédaient une arme à feu et en ont fait usage contre les forces de l’ordre, qui ont riposté. Dans la plupart des cas, il ne s’agit pas d’individus liés au grand banditisme ou de narcotrafiquants, mais de personnes « en crise » qui dérapent ou adoptent un comportement menaçant et irrationnel. Le 18 octobre 2024, Bernard Tranchant, 72 ans, tire en l’air avec son fusil dans les rues de Saint-Herblain (Loire-Atlantique). Il ouvre ensuite le feu sur une équipe de la BAC qui tente de l’interpeller puis se retranche dans sa caravane, où une unité du Raid arrivée en renfort le découvre mortellement blessé. Le 14 mai 2023, c’est Alfred Étienne, un ancien chauffeur routier de 82 ans, qui fait feu avec son vieux fusil à la vue des gendarmes prévenus par des voisins, à Fontoy (Moselle). Plusieurs autres affaires sont similaires.

Ces hommes, souvent présentés comme « suicidaires », agiraient dans un dernier « acte de désespoir » – « La France des retranchés » comme l’appelle le quotidien Le Parisien. D’autres évoquent des « suicides par la police ».

De plus en plus de personnes en souffrance psychique

La majorité des personnes armées l’étaient d’une arme blanche (au nombre de dix-sept sur 31). Ces situations reflètent la confrontation de plus en plus fréquente entre personnes en souffrance psychique et forces de l’ordre, appelées parce que la personne décompense et qu’elle constitue une menace pour autrui ou pour elle-même. À Bordeaux, le 9 août 2024, Mathieu s’enfuit de l’hôpital psychiatrique où il est suivi, vole un couteau dans une boutique, avant de croiser la route d’une équipe de la BAC qui, face à la menace, tire à trois reprises.

En Polynésie française, Heiarii Pito avait interrompu son traitement lié à sa schizophrénie quand, suspecté de vol, il est poursuivi par des gendarmes qu’il menace avec un couteau, provoquant leur riposte, le 4 janvier 2023. « S’ils avaient appelé la maman, il se serait calmé », déplorent les proches du défunt qui ont déposé plainte et contestent la version officielle.

« Lorsque vous êtes face à une personne agitée, atteinte de troubles mentaux, vous en référez avant l’interpellation, au centre 15, au centre 18, aux médecins », plaide auprès de France Info l’avocate de la famille de Rony Cély, habitant de Goyave en Guadeloupe. Ce jardinier de 39 ans, souffrant de troubles schizophréniques, était muni d’un coutelas lors de l’arrivée des gendarmes le 9 janvier 2024, qui ouvrent le feu.

Le désinvestissement dont fait l’objet la prise en charge de la santé mentale et l’hôpital psychiatrique a des effets bien concrets, et parfois irrémédiables pour des patients devenus menaçant pour autrui ou pour eux-mêmes ; et pour les forces de l’ordre absolument pas formées à gérer ce type de situation.

Contrairement à la décennie précédente, les interventions létales liées à une menace terroriste réelle ou potentielle ont fortement chuté. Le motif terroriste a été initialement évoqué dans quelques rares affaires avant d’être écarté. C’est le cas de celle concernant Youcef C., de nationalité algérienne, qui tente d’incendier une synagogue à Rouen le 17 mai 2024 avant d’être intercepté et tué par des policiers. Ou d’Ahmad Saboor Hamraz, de nationalité afghane, qui poignarde deux personnes de nationalité algérienne parce qu’elles boivent de l’alcool avant d’être tué par la police, le 10 avril à Bordeaux.

Un décès est lié à la lutte contre le trafic de drogue... à la suite d’une erreur dans l’adresse à perquisitionner. Lors d’une opération « Place nette » à Toulon, le 19 mars 2024, Kaddour Boutrik, un ancien combattant d’Indochine de 91 ans, est mortellement blessé au visage quand des policiers enfoncent sa porte blindée à coup de bélier. La fille du défunt a porté plainte pour « homicide involontaire ».

Les autres affaires – personnes tuées lors d’un « refus d’obtempérer » ou suite à un « malaise » en garde à vue sont traitées dans cet article. En 2025, au 25 juin, nous recensons pour le moment 17 décès.

Boîte noire

 Pour des raisons techniques, la visualisation de notre base de données n’a pu être mise à jour. Elle recouvre donc les années 1977-2022, sans 2023 et 2024. Si nous en avons les moyens, nous procèderons à une modernisation et actualisation de cette visualisation dans les mois qui viennent.
 Notre méthodologie est détaillée dans cet article.
 Vous pouvez également consulter le recensement réalisé par l’Anti-média, avec qui nous croisons des informations.